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Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 3.

Publié le 19 décembre 2012 par Legraoully @LeGraoullyOff

Lire le prologue et les deux épisodes précédents de cette passionnante (?) saga aux adresses suivantes :

http://legraoullydechaine.fr/2012/11/30/journal-dun-intervieweur-sequestre-prologue/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/15/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-1/

http://legraoullydechaine.fr/2012/12/18/journal-dun-intervieweur-sequestre-episode-2/

Ici Brest, les Bretons parlent aux Lorrains ! Toujours aucun progrès dans l’enquête de la police concernant le lieu exact où est actuellement retenu notre ami Renan Apreski. Faute de mieux, nous continuons à publier son journal de captivité, qui nous arrive chaque jour par la poste avec un mot anonyme nous assurant qu’il est bien nourri et bien traité, ce dont nous ne doutons pas, mais c’est pour son moral qu’il y a légitimement lieu de s’inquiéter…

LUNDI 26 NOVEMBRE : Il se passe si peu de choses que je renonce à marquer l’heure à laquelle j’écris un nouveau paragraphe de ce journal… Toujours pas le moindre véhicule de police à l’horizon et, ce qui est plus surprenant, pas la moindre allusion à mon enlèvement et à ma détention dans les journaux ! Pourtant, j’ai demandé et obtenu de recevoir aussi Le Monde, Le Figaro, Le Télégramme, Le Républicain Lorrain et d’avoir même des numéros de la semaine passée, mais rien à faire : j’ai eu beau fouiller ces quotidiens de fond en comble, pas une ligne sur moi ! À croire que j’existe pas ! Je ne me prends pas pour Hemingway, je ne m’attendais pas à faire la « une » ou à ce que le G.I.G.N. au grand complet soit mobilisé pour me tirer de là, mais de là à passer totalement inaperçu ! En écrivant ces lignes, je réalise que si j’ai fait une telle fixation sur ce sujet pendant toute la journée, c’était en fait pour ne pas avoir à me poser la question du souvenir de mon père qui me revient sans cesse sans que je comprenne pourquoi… En fait, je me pose cinq questions, en ce moment : 1°/ Où est-ce que je suis ? 2° / Pourquoi la police n’intervient-elle toujours pas ? 3° / Pourquoi n’y a-t-il pas un mot sur moi dans la presse, même locale ? 4° / Suis-je vraiment un aussi bon journaliste que je le croyais ? 5° / Pourquoi est-ce que je pense sans arrêt à mon père alors qu’il a tout lieu d’être fier de son petit garçon ? Pour les trois premières questions, je ne suis pas près d’avoir une réponse. Pour la quatrième, j’avais déjà une réponse en demi-teinte : non, je n’étais pas si bon journaliste que ça puisque j’avais érigé en affaire d’état une querelle d’égos entre deux clowns médiatiques, ce qui donne en partie raison à mes ravisseurs, je dois bien le dire. Quant à la cinquième, quelque chose me dit que j’aurai peut-être une réponse si j’interrogeais cet ukrainien auquel je trouve un air de ressemblance si convaincant avec mon père…

MARDI 27 NOVEMBRE : J’ai encore rêvé de mon père la nuit dernière : je me souviens juste qu’il me parlait toujours avec la même sévérité et qu’il m’a encore dit « N’oublie pas d’où tu viens ! » Alors ni une ni deux, dès que quelqu’un est venu m’apporter mon petit déjeuner, je lui ai demandé si je pouvais revoir cet ukrainien qui m’intrigue… «  Ah, Mirko ? C’est pas possible, a-t-il répondu : il est en formation pour retrouver du boulot, en ce moment…

-   Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il faisait avant le chômage ? » ai-je demandé, le cœur battant la chamade et conscient que c’était LA question.

-   Cheminot, pourquoi ? »

Il m’avait répondu le plus naturellement du monde, ça lui semblait totalement anodin, mais sa réponse m’avait littéralement foudroyé… Cheminot ! Mon père faisait le même métier avant de prendre se retraite ! En son temps, on n’aurait jamais pensé que les cheminots puissent être un jour précarisés, les chemins de fer semblaient appelés à demeurer un service public pour mille ans. Tout à coup, je me suis rappelé que si j’ai pu faire des études de journalisme, c’est parce que mon père travaillait dur pour pouvoir me les payer : il travaillait si dur que je ne le voyais quasiment pas de la journée et qu’il passait tous ses week-ends à se reposer ; c’est ma mère qui m’a élevé, remplacée par ma grande sœur à sa mort prématurée… Si mon père était né une génération plus tard et avait fait le même métier, lui le réfugié yougoslave qui parlait à peine le français, il aurait probablement connu la précarité et le chômage et ce serait retrouvé dans l’impossibilité de payer des études à moi et à ma sœur qui est aujourd’hui psychiatre… L’aurais-je traité d’assisté et de fainéant, comme je le fais souvent aujourd’hui concernant les bénéficiaires d’aides sociales ? J’ai brutalement compris le pourquoi de son « N’oublie pas d’où tu viens ! » Il ne faisait pas allusion à une origine ethnique mais à une origine sociale : à ses yeux, j’avais pris le parti de ceux qui l’avaient exploité durant toute sa vie de labeur et qui l’auraient probablement affamé aujourd’hui sans aucun scrupule… Je suis reste prostré sur mon lit pendant des heures avant de me décider à reprendre la plume.

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 3.

MERCREDI 28 NOVEMBRE : J’ai encore rêvé, mais cette fois, mon père n’y était pas. Il n’y avait que moi. Et cette fois, je me souviens du moindre détail du rêve : j’étais un parasite sans utilité sociale, je me cachais derrière le titre usurpé de « journaliste », mais au lieu d’informer les gens, je leur disais ce qu’ils devaient penser de leurs problèmes. Loin d’être l’Albert Londres que je rêvais d’être étant jeune, je n’étais qu’un pauvre propagandiste au service des patrons et des élus, distillant à longueur d’antenne le suc idéologique de l’économie de marché, le tout saupoudré d’infos divertissantes pour faire passer la pilule, tout ça en échange de quelques privilèges mesquins comme le droit de ne pas payer mes P.V. ou d’être prioritaire pour une place au Flore, à l’avant-première du dernier Lelouch ou à un débat bidon phagocyté par des entrepreneurs véreux. Quand je me suis réveillé couvert de sueur, j’ai réalisé, au fur et à mesure que je reprenais mes esprits, que ce rêve n’étais pas si éloigné de la réalité ; il y a déjà une question à laquelle j’ai une réponse : non, je ne suis pas un bon journaliste, du moins je ne l’étais pas. Colin Powell avait eu raison de me le dire, j’étais fort avec les faibles et faible avec les forts, comme un vulgaire Pujadas. Il faut que ça change ! Puisque je voyais en Albert Londres un modèle, je vais reprendre contact avec cet illustre prédécesseur : j’ai demandé à ce qu’on me monte quelques-uns de ses livres.

(Re)lire l’interview de Colin Powell à cette adresse : http://legraoullydechaine.fr/2012/11/07/interview-presque-imaginaire-colin-powell/

JEUDI 29 NOVEMBRE : Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, moins parce que les récits des voyages d’Albert Londres sont passionnants qu’à cause de la torture mentale que je m’infligeais en parcourant mon parcours au sien : ce n’était pas une faille qui nous séparait l’un de l’autre mais carrément un canyon, un abîme sans fond. Je n’avais pas à grimper une échelle pour le rejoindre mais au moins dix fois le Mont blanc et l’Everest réunis. Dans une tentative désespérée de trouver le sommeil, j’ai vu défiler toute ma vie depuis ma sortie de l’école de journalisme, et j’ai trouvé l’ensemble plus vulgaire qu’un biopic d’Alain Minc réalisé par Séguéla : ce n’était que poignées de mains et embrassades avec les politicards les plus corrompus et les patrons les plus pourris, vacances dorées chez ces crapules en échange d’interviews complaisantes et de propagande grossière, soirées de courbettes entre dégénérés empingouinés où l’on se promettait de façonner le monde selon notre bon vouloir d’oisifs pleins aux as. Il y avait bien quelques oasis d’honnêteté qui émergeaient, mais je me noyais littéralement dans un océan de compromissions douteuses et d’âneries de luxe. Il y avait donc une autre de mes questions qui trouvaient une réponse : non, mon père n’avait pas lieu d’être fier de moi, il jugeait probablement que j’avais trahi le milieu dans lequel j’étais né, que j’avais poussé les miens à me renier et à ne plus voir en moi qu’un bouffon médiatique qui sait mieux qu’eux ce qui est bon pour eux… Je n’ai même pas oser aller faire ma toilette, de peur de me voir dans la glace !

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 3.

Albert Londres.

VENDREDI 30 NOVEMBRE : Ayant éclairci le mystère du souvenir de mon père qui n’en finissait pas de me revenir, un autre souvenir est venu prendre sa place : celui de Stéphane Hessel me demandant de ne plus traiter de fainéants et d’assistés les travailleurs et les démunis qui luttent pour leurs droits. Je me suis souvenu de cette enseignante qui m’avait flingué des yeux en me disant que « les assistés en général », ça n’existait pas, qu’il n’y avait que des milliers d’individus dont les vies n’ont en commun que leur dureté. Comment pouvais-je me permettre de tous les juger avec un seul mot ? Mon père aurait pu être des leurs sans que sa bonne ou sa mauvaise volonté y fût pour quoi que ce soit ! Pour quelques fainéants, pour une poignée de fraudeurs, il y a sûrement des centaines, des milliers, des millions de travailleurs honnêtes qui n’ont pas compris ce qui leur arrivait et qui ne sont pas responsables de leur sort ! Et après tout, je sais d’expérience que nous ne sommes pas tous égaux face au travail : ma sœur était une bête de somme, et quand j’étais ado, j’ai souvent admiré, malgré son caractère, sa capacité à s’occuper de mes repas et des problèmes matériels sans faiblir tout en continuant ses études à côté ! J’étais moins bosseur que ma sœur, mais personne ne m’a jamais traité de fainéant : pourquoi le ferais-je pour des gens qui travaillent moins que moi, qui plus est malgré eux le plus souvent ? J’ai eu une révélation : il n’est pas question de céder à toutes les exigences de mes ravisseurs, mais je vais quand même accepter la demande de Stéphane Hessel, moins pour faire une concession que pour me libére  l’esprit de l’angoisse qui m’étreint rien que de penser au mal que je peux faire moralement à des personnes qui n’en ont pas besoin…

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 3.

Stéphane Hessel.

SAMEDI 1er DÉCEMBRE : J’ai fait part de ma décision au premier de mes hôtes me rendant visite. « Ah, ben ça, c’est une bonne nouvelle ! Pas de problème, Stéphane Hessel viendra vous voir demain ! Il arrivera par le premier train et vous fera signer un papier devant témoin ! » Une fois seul, un mot de sa phrase m’est resté en tête : le mot « train ». J’ai tout de suite fait le rapprochement avec un fait apparemment insignifiant : il m’avait bien semblé percevoir des bruits ferroviaires dès le début de mon séjour forcé ici, comme si un train passait et s’arrêtait dans le voisinage immédiat. Au début, je n’y avais pas pris garde, mettant ça sur le compte de la confusion mentale où me mettait ma situation peu enviable ; ensuite, j’avais donné comme cause à ces bruits le souvenir lancinant de mon père cheminot. Dans tous les cas, jusqu’alors, ce n’était pour moi qu’une hallucination auditive à balayer d’un geste large et contre laquelle ma grande sœur aurait trouvé un traitement idoine en moins de temps qu’il n’en faut pour faire une pichenette. Mais maintenant que je suis à peu près apaisé par ma décision, le bruit se fait toujours entendre quasiment une fois par jour, ce qui ne fait qu’épaissir le mystère dont le lieu où je me trouve est entouré : comment un train peut-il desservir ce trou perdu ? D’ailleurs, je n’ose pas croire sérieusement qu’il s’agit bien d’un train : une gare, ici ? Elle aurait été désaffectée depuis longtemps, enfin ?

Pour mémoire, la vue que Renan a depuis sa chambre.

Pour mémoire, la vue que Renan a depuis sa chambre.

DIMANCHE 2 DÉCEMBRE : Stéphane Hessel est venu avec sa gouvernante et sa secrétaire ; il est moins sévère qu’à sa première visite, quoique très narquois : « Vous pourrez dire qu’on ne vous a forcé à rien, jeune homme ! Vous avez compris par vous-même la légitimité de cette revendication !

-   Sauf le respect que je vous dois, monsieur Hessel, ne vous emballez pas : certes, vos critiques concernant mon traitement de l’actualité étaient justifiées et je jure t’en tenir compte, mais je n’ai pas l’intention de dire oui aux deux autres, et chez les Apreski, on ne nous a pas à l’usure !

-   Vous feriez pourtant bien, jeune homme ! Vous gagneriez du temps !

-   C’est un ancien résistant qui me donne un conseil pareil ?

-   Si l’idéal de la résistance française avait été l’exploitation outrancière de l’homme par l’homme et la participation à des repas de privilégiés, je n’aurais certainement pas pris le risque de la déportation pour ça ! »

Le vieux diplomate marquait un point : ma cause n’était pas comparable à celle pour laquelle il s’était battu. Il me fallut un peu de temps pour reprendre mes esprits et la conversation avec : « Hum… Enfin, de toute façon, quand bien même je déciderais un jour de répondre aux deux autres exigences, la police aura déjà débarqué avant ! Mes vigiles seront en prison avant que j’accepte de leur faire signer un CDI et mes geôliers leur tiendront compagnie pendant que j’écouterai Nicole Notat au repas du Siècle ! » Hessel s’est mis à rire, son hilarité grandissait au fur et à mesure que je prononçais cette phrase. Ce n’étais pas le fou rire d’un dément ni même le rire sardonique d’un individu sûr d’avoir l’avantage, non, juste le rire franc d’un homme devant lequel on débite des inepties. Je ne me suis pas senti vexé ni même ridicule, j’étais seulement intrigué par cette attitude qui n’avait pas lieu d’être étant donné que je parlais le plus sérieusement du monde : à voire le rire du vieux résistant, je me sentais dans la peau de John Cleese ! « La police ! Reprit-il, enfin calmé. Le Siècle ! Mon pauvre ami, si vous saviez ! Enfin, je préfère vous en laisser la surprise ! Bon, finissons-en, signez là ! » Je m’exécutai, ce qui était dit était dit : quand je sortirai d’ici, je ne parlerai plus avec mépris des travailleurs et des démunis ! Avant de laisser partir Hessel, comprenant que je ne tirerai rien de lui concernant les causes de son rire, je lui demandai quand même comment il était arrivé jusqu’ici. « En train, bien sûr… What else ? » plaisanta-t-il avant de me laisser seul. Je n’avais plus que trois mystères, en voici un quatrième : pourquoi Hessel ne prenait-il pas au sérieux la perspective de voir débarquer la police dans ces lieux mystérieux ? Pourquoi la mention du Siècle le faisait-elle rire en particulier ? Qu’est-ce qui lui donnait une telle assurance ? J’étais en paix avec ma conscience, j’avais juré une nouvelle fois fidélité à mon milieu natal, mais quelque chose me disait que je n’avais pas encore fini ma part de tempêtes sous un crâne

À suivre…

Journal d’un intervieweur séquestré : épisode 3.

John Cleese.

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