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Les entretiens infinis : avec Auxeméry, 4

Par Florence Trocmé

FT, le 6 décembre 2007
Encore une belle moisson pour moi hier soir dans Parafe. Je me suis interrogée sur votre conscience masque, je pense que la polysémie est à penser à fond. "Comment l'entendez-vous", pourrais-je dire reprenant le titre d'une belle émission de jadis sur France Musique (sans S bien sûr) ?

Auxeméry, le 7 décembre 2007
[...] ce n'est pas que je sois "inféodé" à mes maîtres, c'est que j'en sais l'importance et à mes yeux et aux yeux de ceux pour qui cela devrait être évident (or qui a lu HD ou Reznikoff avant qu'on ne les traduise...? Pas même les spécialistes... Et qui se récite une fois par jour un Omar ou un Hafiz ou un Baudelaire etc...? Des gens comme moi ? ... oui... ça fait peu de monde....
[...] la révélation - c'est simplement le travail enfantement de soi - et mes interrogations ont été productives d'énigmes lumineuses... [et vous aussi, quant à vos auteurs favoris]

Je trouve formidable votre formule, la révélation : le travail, enfantement de soi. Je crois qu'à ma place, je vis les choses aussi ainsi, animée par une double énergie, celle d'une immense curiosité du monde et de ses habitants (avec une prédilection il est vrai pour les créateurs et les êtres de culture) et celle de la recherche d'un peu de "sens".

Auxeméry, le 7 décembre 2007
[...] Je reviens à Olson : depuis hier je suis encore en train de faire les notes concernant un poème de 9 pages - bourré de références historiques et géographiques -

FT, le 7 décembre 2007
Toujours ce côtoiement de vos travaux et de ces auteurs qui sont en quelque sorte vos compagnons (c'est vrai qu'il me semble nécessaire de plus en plus de les connaître aussi un peu pour comprendre votre démarche, votre travail).
J'étais justement en train de recopier quelques notes du carnet et ce mot de transsubstantiations que vous employez à la page 63 de Parafe et sur lequel je vous interrogerai sans doute, d'autant que vous dîtes

"à apprendre de l'œil du peintre ou de la main de Maximus, le comment des transsubstantiations"

J'ai relevé aussi le magnifique exergue olsonien : there is no world except one that we are the picturers of it :

J'ai noté : sans doute une clé très importante ; il s'agit dans les grands poèmes d'être le picturer du monde "the world of creation [the wor(l)d(s) of creation], imago mundi". Il s'agit de créer sinon le monde, du moins un monde et il me semble que l'accomplissement de cette vocation-là s'affirme et s'épanouit de livre en livre (je remonte l'œuvre à l'envers, parcours étrange)

Auxeméry, le 7 décembre 2007
(fichier Word joint)
Quant aux transsubstantiations, il faut en passer par Charles Olson, et une lettre fameuse du premier livre de Maximus....
C'est évidemment un mot du vocabulaire chrétien et même essentiellement catholique, comme vous le savez... ou du moins Olson l'entendait-il ainsi, puisqu'il avait reçu de sa mère, Irlandaise impénitente, tout ce qui fait que le vin et le pain de ces gens-là ont un goût particulier, puisqu'ils ont des vertus qui touchent à l'essence du divin, sur l'autel où le prêtre officie, mais Olson l'emploie surtout pour désigner une certaine attention accordée aux choses qui font la vie riche de ses possibles, une certaine ferveur appliquée aux infimes ou formidables détails du réel...
Par exemple, son père - une sorte de roi-pêcheur, blessé au flanc par les aléas terribles de l'existence, avait ce don, pour lui, de magnifier les choses, par son comportement plein de gêne et de grâce mêlées ;
et Olson vise aussi la peinture d'un célèbre peintre de sa cité favorite, Marsden Hartley, une manière de Cézanne américain, amoureux des roches et des végétaux de Gloucester, Massachusetts...
Il s'agit par le verbe efficient, chez Olson, de magnifier le réel en le transformant. Par la main de Maximus, qui construit le bateau - Olson parle dans son poème d'un charpentier de navires qui a eu une importance capitale dans l'histoire de la pêche au large et de la navigation de plaisance - c'est en fait l'inventeur de la goélette, et donc par là, un créateur de richesse, l' epos d'Olson étant le poème où l'économique, le poétique et le politique se rejoignent - et il le nomme le " premier Maximus ", en quelque sorte son ancêtre - et bâtit le poème, comme par les yeux habiles du peintre doué de la vue qui transforme le banal des choses en choses regardables.

Souhaiter en apprendre le comment, c'est dans le poème de Parafe, faire le vœu de me mettre au même étiage que ceux-là.

Je revenais de Gloucester, quand j'ai écrit ça, et le poème suivant décrit par le hublot de l'avion, le retour sur ma terre, vers l'est, contre le mouvement du soleil et à l'inverse de la migration qui a mené l'humanité vers le Nouveau Monde (c'est un thème olsonien dans le canevas de son epos); le poème entier est bourré de références à Maximus, avec quelque allusion à l'Inerte de Melville, aussi ; et il est dédié à un des derniers amis d'Olson, à Gloucester, que je venais de quitter, et avec lequel j'avais révisé les lieux de l'accomplissement...

Imago mundi : c'est la désignation des représentations qu'on a données du monde lorsque les connaissances scientifiques ont permis d'établir les cartes où la rotondité de la planète n'était plus discutable ; mais l'expression a également un sens qu'il faut aller chercher du côté de Jung, quand il parle alchimie et transformation de soi, et réalisation de l'individu...

A Gloucester (je raconte aux amis cette aventure, sans aucune modestie), lorsque j'ai fait la première fois le tour de la presqu'île en compagnie de ma femme et de Gerrit Lansing (et de Mickael Gizzi, un autre poète, qui m'avait amené là : j'étais d'abord passé chez lui dans les Berkshires, car j'avais un de ses livres à traduire pour Royaumont), je récitais le poème d'Olson en reconnaissant les lieux sans les avoir jamais vus...
C'était déjà une ébauche de transformation essentielle, dans ma façon de me regarder regardant le monde...

Prochain exercice à faire pour vous : conscience masque ...

FT le 8 décembre 2007
Cher Aux, je ne sais pas si vous vous souvenez que l'extrait de poésie moderne ou contemporaine choisie chaque jour dans le cadre de "l'anthologie permanente" de Poezibao est aussi envoyé, via le mail, à environ 300 personnes.
Aujourd'hui c'est vous. J'avais en fait recopié hier soir dans mon carnet/flotoir, l' extrait qui va de "foyers de sens" à "chambre d'échos" (p. 86 de Parafe) et je me suis dit, tiens je vais choisir ce texte pour l'anthologie aujourd'hui, puis me suis aperçue que l'extraire ainsi serait le dénaturer, donc j'ai recopié tout le poème.
Il y a bien des questions à poser sur ce texte qui me semble très emblématique (et la dédicace à Yves di Manno confirme, il me semble, cette intuition), nous y reviendrons.

FT le 9 décembre 2007
Deux questions à vous poser :
1. Est-ce qu'il serait juste de dire qu'il y a une sorte de réseau de sens et de signes sous-jacent, préexistant en partie et dont vous activez ou révélez des nœuds par le regard que vous portez sur ces points-là et que ce regard révèle ? Et est-ce que c'est ce que vous appelez souvent "vous chercher, vous trouver, vous retrouver".... dans vos poèmes ? Est-ce que les directions prises par le travail en cours, à un moment donné, sont finalement influencées par ce réseau de sens et signes ?
2. Quelles furent les expériences (lectures, rencontres, mises en contact avec..., voyages) fondatrices pour vous quand vous étiez tout jeune homme, ou autrement dit, comment sont nés vos différents tropismes (poètes américains ou persans, préhistoire, civilisations anciennes, domaine latin, Afrique, masques, etc.)

FT le 16 décembre 2007
Je crois que je vais prendre " le livre que personne n'a lu " maintenant.... puisque j'ai achevé ma première lecture de Parafe.
Un petit extrait de mes notes, mais juste un, car vous avez déjà pas mal de questions en soute il me semble... et que je ne veux pas vous accabler...
*Auxeméry, la question de la métamorphose
Dans "Le livre de mes morts" ( Parafe), une dimension métamorphique. N'y a-t-il pas dans son œuvre un jeu de métamorphoses oscillantes, réversibles [comme dans un hologramme et ces images qui changent selon l'angle sous lequel on les regarde]
et puis quand même une autre question, parce que vous y trouverez la source de mes questions sur la polysémie
*Auxemery/éclairage

Répéter la formule, et se transformer - réellement
Frotter le corps avec toutes les formules ; et circuler à tout moment, partout - réellement.
Puis se jeter dans la lumière.
Et repousser. (p. 133)

Cette formule dans l'instant-éclair de sa saisie par la lecture a suscité une levée d'images à la fois contradictoires et cohérentes. Il n'y a pas tant polysémie que poly-images ( ? poly-icônie ? terme à trouver)

Auxeméry, 16 décembre 2007
fichier Word joint au mail
Le réseau de significations et de signes...
Complexité.
Y a-t-il réseau avant, ou est-ce qu'il noue ses mailles au fur et à mesure, le filet... ?

L'autre jour en vous envoyant le paquet, je regardais la 4 ème de couverture de le feu l'ombre et je me disais que j'avais peut-être formulé là un jour le programme que j'allais suivre, autant que je forçais sur le sens (l'intention de sens) à donner à ce livre-là au moment de sa publication...
Je " forçais ", parce que bien sûr j'avais donné à l'ensemble du livre une forme, une structure particulière qui engageait à aller y chercher ce réseau...
D'autre part, et cependant, je ne savais pas encore que j'allais faire une suite à ce livre... A vrai dire, je me pensais alors comme ayant été " complet "... Par exemple, le dernier poème, le jardin, ajouté après coup, après bouclage de l'ensemble, me semblait une conclusion : l'espace était clos, ce jardin-là venait fermer la parenthèse d'une partie de ma vie et voilà tout... J'avais bouclé cette boucle, tissé une trame, épuisé un terrain et moissonné ce que j'avais à en moissonner... (2 métaphores : celles du terrain et celle du tissu - il n'y a pas de hasard).

Une remarque avant de continuer : quand ce livre est paru, il a eu deux lecteurs (les autres, je ne les connais pas vraiment !! Ou quelques rares, dont, comme toujours, des correspondants d'occasion qui vous envoient des signaux de détresse ou de reconnaissance de loin, dans des provinces, et qui se perdent...) :
1/ Dominique Bedou, l'éditeur, qui tirait une sorte de fierté du fait que la subvention du CNL fût une des plus élevées... Mais il avait remarqué ceci : (qui n'existait pas dans Le Centre de gravité, lequel livre était une sorte de bouteille à la mer, sans plus... Où, certes, il y avait une ébauche de mise en forme qui se voulait orientée, mais vers quoi ???), à savoir que le feu l'ombre est un livre construit, que tous les éléments sont en rapport les uns avec les autres et que la structure du tout ainsi façonné a quelque chose de jazzé, et qu'en effet le livre est fait à la manière d'une suite ellingtonienne (raison pour laquelle je ne pouvais que vous conseiller de commencer par le Duke, évidemment ... mais encore une fois j'insiste sur les vertus dionysiaques de Johnny Hodges, en particulier, dans la constellation ellingtonienne).
2 / Yves di Manno a jugé que ce livre était inférieur au précédent, Le Centre, dans lequel il voyait un foisonnement plus... naturel, moins démonstratif (plus à la façon de son idole Bob Dylan, je le soupçonne !), alors que le feu l'ombre manifestait, ou voulait manifester, trop d'intentions par sa construction, précisément (et il est vrai qu'il y a de l'artifice, et du déchet, dans ce livre...). Raison peut-être intériorisée, qui a amené (toujours peut-être) Yves à me proposer d'être le premier publié dans sa collection, en 94, en reprenant des éléments des 2 livres pour faire quelque chose de plus convaincant, enfin... d'où Parafe, signature (de signes sensés).

En faisant le feu l'ombre, en mettant l'ordre nécessaire, je pensais à Baudelaire aussi : les Fleurs sont un livre qui est composé de parties distinctes et enchaînées, et qui doit fonctionner comme l'exposition d'une ... doctrine sous-jacente... je dis doctrine, car le titre même implique une intention, celle qui a été développée au procès, que le mal n'est pas ici chanté pour lui-même, mais contre... il y a du gospel chez Baudelaire : le péché n'y est jamais décrit avec complaisance (humour sans doute, mais pas complaisance), c'est la condition humaine qui est le sujet, avec ses terribles beautés et ses insignes faiblesses... Pas question de dire que les Fleurs portent une thèse, bien sûr... mais une ligne de vie, oui, et qui doit induire un retour sur soi du lecteur... voilà...
Avec le feu l'ombre, c'était dans cette 4 ème de couverture si aiguisée, dire... (mais mes " deux pôles opposés ", je m'en rends compte, c'est clairement le Baudelaire de Mon cœur mis à nu ! Qui fut une lecture d'adolescence, tout à fait déterminante. Baudelaire parle explicitement des deux déterminations contradictoires qui se partagent l'être humain, et se situe dans la sphère morale ; moi, évidemment, mes deux " pôles " sont d'un ordre différent)

... dire ceci :
Le livre qui s'est ici donné à lire est le résultat d'une opération qui suit deux " axes " (le mot y est, et il sera repris dans X / Y, des Animaux) : celui de la marche sur cet espace qui s'appelle la terre (notre planète, peuplée d'êtres divers et concordants uniquement là, dans ce livre fait par un seul exemplaire individuel...), et celui de la construction du " chant " sur la page qui s'imprime sous les doigts du typiste (= le type qui fait de la typographie, qui tape à la machine et enroule sa parole sur la feuille appliquée sur le tambour) à la table de travail...
Axe de l'horizon qui se déplace : les lieux habités de figures sensibles et sensées (peuples, paysages, voix d'êtres remarquables - dans le feu l'ombre, Pessoa, Olson, Breton, Ibn Battuta, Parménide, Borges... - dans Parafe, j'ai choisi de leur consacrer des passages ; dans Codex, il y a les musiciens ; dans les Animaux, ils sont là aussi, pour qui sait lire : Nietzsche, Pound, HD, Rimbaud, Segalen (celui-là est partout, dans tous les livres), Michaux ( Volumen a des intentions formelles, respiratoires, à la façon de la Ralentie), Lautréamont ( Sortir sortir... plagie la manière de Ducasse des Poésies, en sur-plagiant des maximes de Vauvenargues, par exemple...)..., sous forme de citations explicites, ou évidentes, mais non-déclarées...; axe de la profondeur à creuser (mythes, alchimies diverses, signes - dont aussi bien une peau de serpent sur une marche à Tikal (dans le Centre, c'était le feu qui se met au véhicule à Copán, et déclenche le canto), qu'une formule mathématique mystique dans la construction des pyramides (on a tout lu de Schwaller de Lubicz, par exemple, et en relation avec Pound, dont le gendre était un spécialiste de ces choses aussi, sur un autre plan).
Je remarque (maintenant !) que le poème programmatique de la page 9 de le feu l'ombre reprend la formule alchimique grecque mise en épigraphe au Centre : " Car tu es moi, et moi toi ; ton nom est le mien et le mien le tien ; car moi je suis ton "idole" " (le terme en grec a la valeur de image, c'est-à-dire ici de double, de reflet de soi dans lequel se lit l'identité etc., mais ailleurs il peut se traduire par " poupée " - comme dans l' Hélène de H.D....)
Résumons : dès l'origine il y a recherche du double qui fait signe, et signe - de l'altérité dont le sens fait sens pour soi, et accomplit. (Je ne sais pas si cela, exprimé ainsi, est clair pour vous... Je développerai autrement, si vous voulez...)

Il y a réseau en ceci que
*les répons de poème à poème sont tout à fait calculés, et ce que l'un traite sous son angle est dit sous un éclairage différent et complémentaire par tel autre ;
*ces mailles à l'endroit à l'envers se tissent dans le travail lui-même, mais évidemment le travail sur le métier ne se ferait pas s'il n'y avait en effet des relations préexistantes entre les points sur lesquels se focalise l'intérêt : les poèmes des cavernes du Périgord dans le centre trouvent leur écho dans les figures inscrites sur la paroi du Brandberg (la Dame Blanche, le berger des antilopes) ou les caractères chinois qui se lisent sur les rochers des montagnes sacrées ;
*ces relations de signes à signes, de tel lieu à tel lieu, concordant avec telle ou telle figure ou thème, ne sont opposables qu'à moi-même, et ce sont des choses et/ou des êtres qui n'ont de valeur que sous mon regard, c'est certain, et il serait difficile qu'il en soit autrement ;
*au bout du compte, le réseau est sous-jacent, parce que je ne vais pas m'amuser à faire de la citation pédante pour épater le bigleux ; si je cite je cite et cela entre dans l'économie du poème et de ce que j'ai à dire de façon générale ; si je cite sans le dire, c'est que je suis heureux de ma traduction (généralement c'est une traduction), et cela veut dire que le loup a assimilé le mouton, comme dirait Valéry, autrement dit que la voix de celui ou celle qui est là incluse est devenue mienne ;
*et le réseau se construit dans le travail lui-même, il est difficile de dire qu'il " préexiste " : cela veut dire que l'acte poétique reste toujours pour moi un acte de condensation (je fais souvent référence au sens du mot allemand Dichtung) ; la parole poétique est quelque chose qui doit posséder une sorte spécifique de densité, où la personne de celui qui signe sur la couverture se dissout entièrement : Auxeméry, c'est un nom propre qui efface le type qui vous écrit ces commentaires en ce moment. L'autre jour j'ai employé, en faisant le malin un peu, la formule qui disait qu'" Auxeméry " est un mythe en formation, et c'est ainsi qu'il faut le prendre : quand l'auteur disparaît derrière sa propre voix, c'est que cette voix a acquis suffisamment de présence par elle-même et que ce qu'elle dit se reconnaît, et donc, l'auteur n'est plus rien... Et tant mieux. Le " je " là-dedans est peut-être, pour ceux qui en jugent vite, un facteur de " lyrisme " : ils disent ça pour les Animaux ; pour Parafe, j'étais " atypique " ... Le lyrisme n'est pas dans l'affirmation de cette fanfreluche, l' ego ; s'il existe, il est seulement dans la qualité de la voix, et cette voix est d'outre-mots (je ne sais pas bien ce qu'il faut penser du dernier grand poème de Codex, Ultima Thulé, mais c'est qu'il faut y voir : la persistance d'une voix singulière au-delà des désastres par lesquels l'humanité se façonne ! Et si c'est atypique pour certains, c'est que je leur aurai un peu appris à lire autre chose que de la convention...

Les expériences fondatrices...
Chacun de nous fait les rencontres qu'il doit faire, au moment voulu (et si l'on ne sait pas les exploiter, par des coups de poker, ou de génie inconscient souvent, on ne devient rien, voilà ; il faut avoir du fatum en soi, dirait le philosophe à moustaches dionysiaques ; mais on peut choisir aussi de faire du commerce au Harrar, c'est bien aussi comme destin, ça fait parler les crétins pour des siècles) et lire les livres qui lui deviennent essentiels (et dans l'adolescence des choses issues des livres se dessinent, se vérifient dans le réel, et viennent à maturité avec l'âge et les détours multiples de la déambulation).

Préhistoire, poètes persans, civilisations... je suis votre liste. On y reviendra.
Et les déclics venus de l'enfance..., oui, il y en a eu.

Deux ou trois exemples qui sont de l'ordre de la méthode de travail, plutôt.
*La série : lisant Denis Roche il y a 40 ans, je ne voyais pas bien ce qu'il entendait par nécessité de faire dans la série ; mais j'ai appris à voir les choses grâce à cette discipline... Finalement c'est de la discipline, oui. C'est une condition de l'opération de condensation, précisément. Ce que je fais n'a plus rien à voir avec Roche, mais il y a des traces de l'influence de Roche en trois occasions au moins dans ce que j'ai écrit : mon opuscule de Dakar, des bribes allusives dans les Actes, un article dans un numéro spécial de la revue d'Espitallier, Java ; et mes balades au Yucatan (et le poème liminaire du Centre, donc) sont sur les traces de Roche ; il n'est pas jusqu'à cette célèbre photo de Roche par Borer, dans le sanctuaire du temple d'Aménophis à Louqsor, qui n'ait son doublon dans ma biographie... Et même j'ai découvert une autre signature de rimbaud à Karnak... que Borer n'a pas relevée (en fait, ce Rimbaud graffitiste des temples d'Égypte a dû être un grognard napoléonien, ou un plaisantin, qui ignorait sans doute tout d'Arthur). Pour en revenir à la série : quand il y a série, il y a développement, même si on a l'impression de patiner, de faire du sur-place, et qui dit développement dit révélation, en fin de parcours, tous les photographes le savent ! Révélation, entendue comme dévoilement du réel, et réalisation concomitante de soi, affirmation de la voix dans l'effacement du je même qui énonce.

*Un type de série systématisée : celle des figures, dans Codex.
Chaque poème de la série est pourvu d'un titre explicite, qui désigne une figure de rhétorique, et illustre par un type de masque cette figure : ces masques sont cités en fin de page, et il ne faut être grand clerc pour savoir que je ne fais que reprendre une classification qui se trouve aisément dans un des ouvrages régulièrement publiés par le musée Dapper, pour leurs expositions (des livres épatants, toujours) ; mais bien entendu cela ne serait pas assimilé s'il n'y avait eu auparavant tout Leiris par exemple et d'autres personnages de même acabit et d'égale importance ; il s'agit seulement de pénétrer dans le double animal, dans la fibre de la matière qui porte le sens ; il s'agit d'entrer dans la métamorphose, et de se retrouver de l'autre côté de soi... De regarder la face qui se cache dans le dedans de soi.
La poésie est une activité de connaissance (de soi, du monde : c'est pareil).
La vulgarité poétique se voit au fait qu'elle s'admire parlant en énigmes banales : il ne faut pas gratter beaucoup dans des tas de poèmes pour débusquer le Narcisse sans reflet lisible, qui patauge dans le tain du miroir, pathétique.
Connaître, c'est rythmer l'énonciation de façon que le mot fasse nœud dans la trame, et de façon indiscutable. Énoncer les mots dans le rythme qui leur est dû pour que le monde ait un sens, voilà le but, le seul. Et qui dit qu'on est enfin certain de savoir ce qui est.
Comme ce livre Codex comporte des séries de diverses sortes, vous pouvez me poser les questions que vous désirez.
Les Animaux, c'est une série minée de l'intérieur : chaque poème éclate sur sa propre page, en lançant ou non des appels à d'autres faces du réel, et selon des modulations singulières (pour écrire un poème des Animaux, il faut des mois, car sa clé détermine sa tonalité, et tout le travail est de conserver sur l'ensemble de la page cette tonalité : pas de dispersion donc, pas de je-m'en-foutisme poétique, le doigt sur la tempe, en attendant l'inspiration ; pas de pose...) ; on pénètre dans chaque poème par sa porte, on y accède en s'accordant avec le ton qu'il impose ; si l'on va chercher les échos, les motifs repris dans la trame, on tombera sur autre chose qui méritera une lecture séparée...

*Travailler : cela se fait de deux façons, et qui se recoupent, se complètent : dans le mouvement même de la marche, du déplacement, et sur la table de dissection, où l'on tape le texte, qui s'inscrit sur l'écran (avant c'était le tambour chamanique de la machine), et prend des formes diverses avant de se fixer : une mécanique organisée comme "Paroles d'Herbe" dans Codex toujours a été gribouillée sur un carnet, au crayon, dans les cahots du camion, dans la sueur et la poussière, les pieds sur le tableau de bord à côté du chauffeur, en traversant le désert namibien, et il y était question (dans l'impuissance à penser réellement ce rapport humain engageant des options poétiques précises, et donc dans la confusion et la souffrance) de Di Manno (encore ! c'est que je parle beaucoup aux amis, même loin d'eux, je poursuis des conversations engagées sous d'autres latitudes...) et de Hocquard et de mes contradictions personnelles touchant à la lecture comparée de leurs ouvrages et de l'amitié partagée (je veux dire écartelée entre ces deux êtres) et de la douleur de parvenir ou non à formuler quoi que ce soit de pertinent sur ce double sujet, qui n'en était qu'un, dans l'équipée d'alors : dire, me dire, quelque chose qui dissipe l'ennui, car on s'ennuie à être pleinement heureux ainsi, la lassitude de ces paysages magnifiques traversés en sachant que chaque kilomètre parcouru signifie un moment de plus vers sa propre mort, dans l'immensité du temps solidifié dans les structures géologiques, et immobilisé dans les tableaux, les visions des animaux et des plantes et des minéraux, fixées là par le souvenir en train de se fabriquer. On étouffe dans cette densité-là, et le poème terminal n'évoque plus rien de cette discussion intérieure avec deux amis éloignés : on entre, dès la première ligne, de plain pied dans l'autre monde avec Eurydice... On a donc atteint la nécessaire condensation.

Voilà pour aujourd'hui, ma chère Florence.
Reprenez la liste supra et visez tel ou tel point, ce sera plus facile et pour la questionneuse et pour le répondeur : c'est ainsi qu'on s'enrichit.
Et il me faut le petit coup de starter pour démarrer, souvent.
Une remarque même apparemment à contresens, ou exprimée dans la peur du contresens, fait se dérouler le rouleau de papyrus, et les figures s'animent. Et les dieux se taisent pour écouter la voix qui les fait vivre.
A vous


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