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Point Godwin à la française

Par Mbertrand @MIKL_Bertrand

Nous avons rappelé dans notre précédent article que la théorie du Point Godwin est l'invention d'un avocat née de l'observation des forums et lieux de débats américains. Si ses conclusions ont rapidement été vérifiées à l'échelle internationale, elles demeurent, comme toute manifestation de l'esprit humain, attachées à une époque et à un contexte géographique particulier : celui des États-Unis au début des années 1990. Depuis, l'évolution des réseaux sociaux et du rapport des sociétés au passé (et plus particulièrement au nazisme et au génocide des juifs d'Europe) a sensiblement fait évoluer cette théorie.

L'enlisement depuis quelques jours du débat autour de l'exil fiscal de l'acteur Gérard Depardieu en Belgique ne pouvait pas échapper à cette règle. Chaque article publié sur ce sujet fait l'objet d'innombrables commentaires, détournements et caricatures... qui finissent irrémédiablement en Point Godwin !

L'intervention de mastodontes du cinéma et de la culture française à la rescousse de leur congénère ne pouvait qu'offrir une manifestation originale et inédite de ce phénomène populaire.

Catherine Deneuve en fut l'instigatrice en s'adressant à Philippe Torreton dans Libération : "Qu’auriez vous fait en 1789, mon corps en tremble encore !". 

Cette stupeur et ces tremblements furent ensuite partagés par la patronne du MEDEF, Laurence Parisot, qui déclarait sur France Info : "On est en train de recréer un climat de guerre civile, qui s’apparente à 1789". 

Quelques heures plus tard  sur l'antenne de RTL, c'était au tour du lunetier Alain Afflelou de déclarer : "On est en train de faire une guerre de tranchées, on est en train de revenir en 1789, il faut arrêter de dire que les chefs d'entreprise sont des voleurs, sont des voyous, sont des gens malhonnêtes".

Beaucoup de journalistes ont réagi à cette manifestation nouvelle du Point Godwin qu'ils ont appris à découvrir dans la modération de leurs articles sur l'Internet. Pierre Haski, co-fondateur du Rue 89, a livré  l'un des papiers les plus complets sur le sujet, rappelant les précédents et leur interprétation politique, dont notamment une césure inédite entre la gauche française et son traditionnel soutien du monde de la culture et des médias.

Satisfaits par cette référence, rares sont ceux cependant à s'être aventurés dans une analyse du contexte mémoriel dans lequel apparaît cette polémique. Cette petite phrase glissée dans le débat sur l'exil fiscal n'est pourtant pas seulement révélatrice d'une adaptation française de la théorie du Point Godwin ; elle est aussi symptomatique de la redécouverte de la centralité du phénomène révolutionnaire dans l'inconscient collectif national.

Notre chroniqueur Mémorice de France avait déjà observé l'émergence de ce phénomène lors de sa couverture des élections présidentielles françaises de 2012.

Les discours de Jean-Luc Mélenchon ont été inlassablement truffés de références révolutionnaires. Il s'en confessait d'ailleurs ouvertement à Emmanuel Laurentin dans un ouvrage paru durant la campagne : "Le tonnerre de la Révolution, l'onde de choc de 1789 m'habitent encore". Ses références dignes d'une "culture d'un maître d'école" selon l'historien Christophe Prochasson ont été sévèrement jugées par Michel Onfray et Laurence Parisot qui lui reprochent son admiration pour des hommes qui ont porté les germes du terrorisme et de la dictature, tels que Robespierre et Saint-Just.

Devant ce véritable rapt de l'héritage révolutionnaire par l'extrême gauche, le candidat socialiste avait bien tenté de ramener à lui la couverture mémorielle. Ainsi, dans un discours prononcé le 4 avril, il promettait qu'en cas de victoire, le Parlement continuerait à travailler jusqu'au 4 août pour mettre en oeuvre une réforme fiscale sonnant "la fin des privilèges". Dans son meeting du Bourget, François Hollande reproduisait d'ailleurs cette référence en rappelant que "chaque nation a une âme. L’âme de la France, c’est l’égalité. C’est pour l’égalité que la France a fait sa révolution et a aboli les privilèges dans la nuit du 4 août 1789".

Même Marine Le Pen avait fini par en appeler à une révolution porteuse d'une "nouvelle nuit du 4 août" dans un discours prononcé le 10 décembre 2011, tentant alors de républicaniser son parti.

A l'exception des historiens spécialisés, rares sont ceux à avoir saisi sur l'instant cette résurgence du phénomène révolutionnaire au sein du débat public. Ce fut cependant le cas de Jean-Luc Chappey, Bernard Gainot, Guillaume Mazeau, Frédéric Régent et Pierre Serna qui ont profité de ce contexte mémoriel pour publier un petit opuscule formidable intitulé  Pour quoi faire la Révolution ? 

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Que nous révèle finalement ce contexte mémoriel sur l'actuel polémique autour d'un Point Godwin 1789 ?

1. Tout d'abord, que le point Godwin est une théorie malléable susceptible d'évoluer en fonction des acteurs, de l'époque et du contexte géographique.

2. Ensuite, que le nazisme en tant que référence universelle de l'horreur recule irrémédiablement.

3. Enfin, que le contexte politique français fait actuellement réapparaître un contexte mémoriel particulier dont les déclaration de Catherine Deneuve, Laurence Parisot et Alain Afflelou ne constituent que la partie émergée de l'iceberg. On avait beaucoup reproché à Nicolas Sarkozy pendant la campagne électorale de diviser la communauté nationale ; on s'aperçoit désormais que cette rupture a été intériorisée et même entretenue par l'opposition aujourd'hui au pouvoir. Au-delà de la traditionnelle dichotomie droite/gauche, le débat politique actuel semble se recentrer autour de fractures révolutionnaires traditionnelles entre riches et pauvres, privilégiés et exclus

On peut donc considérer d'un côté que le Point Godwin 1789 franchi par Catherine Deneuve est une manifestation maladroite de la préciosité langagière d'une actrice déconnectée des réalités ; mais on peut aussi d'un autre côté mettre cette déclaration en perspective du contexte mémoriel pour tenter de comprendre ce qu'elle nous révèle sur notre société. Parmi tous ceux qui ont moqué les propos de la Reine Deneuve, de l'intendante Parisot et de l'argentier Afflelou, personne finalement ne s'est réellement offusqué d'une condamnation en règle de la Révolution française, n'y voyant qu'une manifestation de violence du peuple contre les élites bienveillantes. Deux siècles d'historiographie réduits à néant par une petite phrase : voilà peut-être la véritable force de la théorie du Point Godwin !


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