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Audio-infos.eu : Tribune libre du Pr Tran Ba Wuy

Publié le 19 février 2013 par Cs

Article présenté sur le site audio-infos.eu

Tribune Libre

Ecoles privées d’audioprothèse : vers la privatisation d'un handicap

Audio-infos.eu : Tribune libre du Pr Tran Ba Wuy

Par le professeur Patrice Tran Ba Huy,
Service ORL, Hôpital Lariboisière - Paris, Codirecteur
du Diplôme d’État d’Audioprothèse de Paris

Dans une récente lettre ouverte*, j’attirais l’attention de mes confrères sur les risques que faisait courir tant aux ORL qu’aux audioprothésistes la pratique de plus en plus répandue de tests de dépistage gratuits. Derrière des arguments parfaitement recevables - gratuité de l’examen, vulgarisation de l’information et du dépistage, dédramatisation de l’annonce d’un éventuel handicap – se profilent en effet à mes yeux des desseins nettement moins humanitaires.

En clair, la pratique de ces tests témoigne distinctement d’une dérive marchande, la découverte d’un éventuel déficit se voyant immédiatement accompagnée d’une proposition d’aides auditives plus ou moins performantes, court-circuitant le minutieux travail des audioprothésistes, cependant que certaines surdités relevant d’une authentique prise en charge médico-chirurgicale se trouvent directement appareillées sans avis ORL préalable.

Loin d’être prémonitoire, cette mise en garde était en réalité déjà obsolète. En effet, à peine cet éditorial* était-il diffusé que les cinq écoles d’audioprothèse étaient informées de la demande officielle auprès des tutelles universitaires de création d’écoles d’audioprothèse privées !

Cette demande émanait de grandes enseignes d’audioprothèse, mais également d’un lycée professionnel ainsi que d’un institut et de grandes chaînes d’optique. Avec deux buts essentiels : pallier le « quasi-déficit » (sic) d’audioprothésistes en France face à l’explosion prévisible du marché et assurer l’embauche de dizaines voire de centaines de diplômés par an.

Ces deux arguments méritent analyse

Existe-t-il réellement un déficit d’audioprothésistes en France ? Au 1er janvier 2012, l’on comptait 2 599 professionnels selon les chiffres de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), répartis, il est vrai, de façon disparate sur le territoire, soit 1 pour près de 25 300 habitants. Pour autant, parler de pénurie est largement excessif. Le papy-boom va certes constituer une « cible » grossissante dans les années à venir et les malentendants français sont de plus incontestablement sous-équipés par rapport à leurs homologues européens (15 % contre, semble-t-il, 80 % au Royaume-Uni) mais près de 120 jeunes audioprothésistes sont formés par an (soit, soulignons-le, le double du nombre d’ORL). Or, le marché actuel (environ 500 000 prothèses vendues cette année) croît en moyenne de 5 % par an, moins cependant en 2012. Ce qui justifie sans doute une adaptation proportionnelle du nombre de diplômés, mais en rien les « 1 000 » annuels réclamés par certains. Les délais d’attente ne sont pas non plus tels qu’ils nécessitent une pareille augmentation, d’autant que bon nombre de rendez-vous concernent surtout le suivi post-appareillage.

Quant à l’embauche promise de centaines de jeunes audioprothésistes, on en mesure aisément le caractère séduisant auprès des autorités gouvernantes. D’autant que ces écoles privées s’engagent à ne pas faire appel à des fonds publics ! S’il est aisé d’imaginer la source d’un tel financement, reste à savoir dans quelles conditions ces jeunes diplômés seraient ensuite rémunérés. Car, il y a fort à parier que, devenus salariés de grandes chaînes de distribution, leurs salaires soient bien loin de leurs attentes. Et avec une lecture critique du projet d’école déposé, les velléités de certains professionnels, l’évolution du secteur de l’optique vers l’audioprothèse ne laissent pas d’inquiéter. Au fait, pourquoi l’optique ? Pourquoi l’intérêt subit de cette profession pour la surdité ? Et surtout en quoi, la perspective d’écoles privées concerne-t-elle les ORL ?

Parce que, tout d’abord, le marché de l’audioprothèse constitue un secteur d’activité alléchant que ne peut se permettre d’ignorer celui de la lunetterie, arrivé lui à saturation. Au 1er janvier 2011, il y avait 23 307 opticiens installés selon les statistiques de la Drees. Quant au nombre de jeunes diplômés annuels, il est impressionnant : 2 480 étudiants reçus au BTS d’Opticien-Lunettier de 2011 ! Conséquence de cette démographie galopante, nombre d’entre eux s’inscrivent ensuite en écoles d’audioprothèse. Quant aux centres d’optique, leur nombre a explosé ces dernières années : deux tiers d’entre eux ne sont que des succursales d’enseignes. Certaines s’installent, faute de places disponibles sur la voie publique, dans les grandes surfaces, etc. Le projet de « Corner Audio » est d’ailleurs clairement évoqué ici et là…

Parce qu’aussi et peut-être surtout, le retrait possible à tout moment de grands fonds étrangers de l’actionnariat de grandes chaînes d’optique obligent celles-ci à chercher des perspectives de croissance alléchantes pour d’éventuels investisseurs. On le voit, nous sommes très loin ici de la prise en charge médicale et paramédicale du handicap auditif. J’évoquais il y a peu un risque de démédicalisation de l’appareillage. Risque confirmé.

  • Pour le malentendant qui sera appareillé par des aides auditives « grand public », sans bilan ORL préalable ni service après-vente bref, du low-cost sans pilote.
  • Pour l’audioprothésiste dont le méticuleux travail d’adaptation sera supplanté par la pression du rendement et des objectifs de vente.
  • Pour l’ORL enfin dont le dialogue avec les nouveaux centres sera quelque peu décalé. Son bilan audiométrique sera contourné par la prescription du médecin généraliste. On lui parlera de plus-value et non de gain prothétique, de capital financier et non de réserve cochléaire, de cours de bourse et non de confort auditif.

Parce que le conventionnement des établissements de formation professionnelle avec une université est requis, de nombreux collègues ORL universitaires ont été démarchés et ont jusqu’à présent décliné la proposition. Au-delà des difficultés pratiques que soulève la création de ces écoles privées (terrains de stage hospitaliers, travaux pratiques, enseignement médical, etc.), probablement ont-ils également mesuré les sérieuses conséquences médicales et éthiques qu’elle aurait pour nos patients. Je souhaite surtout que nos collaborateurs audioprothésistes puisent dans leur passion professionnelle les ressources suffisantes pour s’opposer aux O.P.A. auxquelles ils sont soumis et trouvent les moyens de résister à cette fallacieuse « expansion du domaine de la lutte » contre la surdité. Il en va de leur profession et pour nous ORL, de la prise en charge de nos patients.

*Annales françaises d’oto-rhino-laryngologie et de pathologie cervico-faciale, N°129.

Photo : G.Bureau


Patrice Tran Ba Huy (19/02/2013)

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