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Penser le monde aujourd’hui avec Marcel Duchamp…

Par Sergeuleski

   Pour une grande dépression de l'Homme qui a refusé la consolation de l’Art

 

Entretien avec Marcel DUCHAMP (1887-1968) en juin 1967 à Paris à la galerie GIVAUDAN sur les Ready-made.

   On notera l’absence d’émotion ; un léger sourire amusé mais pas de rire, pas d’humour ni d’ironie ; une sorte de désinvolture sérieuse, sûre de son fait ; pas de propos moqueurs ou cyniques non plus, même si le discours autour de ses Ready-made demeure bel et bien, et ce depuis plus de soixante ans (à l’heure où cet entretien est filmé), une attaque frontale des catégories de l'art à propos desquelles chaque parole de Duchamp exprime le rejet systématique ; soixante années d’une provocation bien maîtrisée, sans haine ni fracas, d’une radicalité d’une bonhomie surprenante - sorte de degré supérieur de la sagesse chez les prévaricateurs de l’Art ? -, qui doit bien malgré tout cacher quelques aspérités de l’âme, dans une fausse distanciation et un détachement feint très certainement symptomatique d’un rapport au monde, et ce dès 1913, dès les premiers Ready-made, d’une émotivité explosive... même si elle n'arrivera  jamais, ni de sa vie passée ni des quelques mois qui lui restent à vivre – nous sommes en 1967.

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Nu descendant un escalier – 1912 : 146 cm × 89 cm

   Né dans l’Art, tombé dans la peinture et la sculpture dès sa naissance – grands-parents, frères, sœurs sculpteurs et peintres -, et bien qu’il ait échoué au concours d'entrée des Beaux Arts de Paris, Marcel Duchamp hésitera très tôt entre deux carrières : humoriste ou peintre…

Jusqu'au jour où… mais... laissons la parole à Marcel Duchamp : « Je l'avais envoyé aux Indépendants de Paris en février 1912, mais mes amis artistes ne l'aimèrent pas »

L'article 1 du statut de l'association Les Indépendants dispose que l'objet de la Société des artistes indépendants - fondée sur le principe de l'abolition des jurys d'admission - est de permettre aux artistes de présenter leurs œuvres au jugement du public en toute liberté.

Si dans cette œuvre « il y avait plus à comprendre qu'à contempler » l’entourage supposément « révolutionnaire » de Duchamp, composé d’artistes cubistes, refusa ce nu ainsi que son titre au prétexte qu’ils n’étaient « pas assez cubistes » à son goût.

Sans doute Duchamp ne s’est-il jamais remis de ce refus - il a alors une vingtaine d'années -, car des biographes audacieux ont vu à propos de ce rejet les prémisses d’une sorte de scène primitive, expérience traumatique qui s’avèrera fondatrice d’une vision de l’Art qui du jour au lendemain changea du tout au tout car, à compter de ce refus d’un dogmatisme inattendu proche d’un académisme que ce mouvement cubiste était pourtant censé récuser la haine au bout de leurs brosses, jamais plus Duchamp ne touchera un pinceau et un tube de peinture.

Et c’est dans un immense éclat de rire… jaune de surcroît, le premier et le dernier rire – il sera tel Buster Keaton, un homme qui ne rit jamais ! -, que Duchamp est devenu Marcel Duchamp alias R. Mutt.

Plus de règle, plus de hiérarchie, à compter de ce refus tout sera de l’Art - une roue, un porte-bouteille, un urinoir -, comprenez : plus rien ne le sera ! Renonçant au beau, au laid, aux catégories et à la notion même d’œuvre, dans un travail de sape sans précédent et qui en annoncera bien d’autres (dans les années soixante dix, des excréments comme proposition d’objet de contemplation dûment signé par son auteur et propriétaire) - comme autant de tentatives d’enfoncer le clou, profond, bien profond… tout en sachant que rien ne lui résisterait ni matière ni aucun entendement…

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Marcel Duchamp: Roue de bicyclette, ready made de 1913

   C’est alors que le Ready-made verra le jour (dès 1913 donc ) à l’aube d’un obscurantisme sans précédent, aube et crépuscule tout à la fois, sitôt ouvert, sitôt fermé. Le nom de Duchamp sera associé aux détournements d'objets tout faits, sans intérêt visuel de préférence, qu’il choisira pour leur neutralité esthétique : roue de bicyclette (1913), porte bouteilles (1914), fontaine (1917) ; il se contentera de les signer R. Mutt (alias inspiré par les comic strips- sorte de bande dessinée humoristique bon marché venduealors à des millions d’exemplaires aux USA)…

Le Ready-made… « Objet manufacturé promu à la dignité d'objet d'Art par le seul choix de l'artiste » se verra attribué un discours froid, sans humour ni ironie, théorique, indifférant à l’image de l’objet choisi, replié sur lui-même et fermé comme un coup de semonce atone : pas de descriptions, pas d’explications ni d'intentions affichées, ni revendications ni dénonciation :  « Un ready made ne doit pas être regardé, on prend notion par les yeux qu'il existe, on ne le contemple pas. Le ready made ne peut exister seulement par la mémoire. »

Anti-rétinien (Circulez y a rien à voir ! Y a qu’à se souvenir !) des carrières se sont alors bâties autour et sur le nom de Duchamp, à partir de l’interprétation de son non-art et le commentaire de sa non-œuvre souvent à propos du comment mais plus rarement sur le « pourquoi » (pourquoi a-t-il fait cette non-œuvre-là et pas une autre ?) car si Duchamp a révolutionné la conception de l’art,- là où il commence et là où il se termine ; ni fin ni commencement puisque tout est art et que plus rien ne l’est ! -, il s'est très certainement agi d'une révolution dans laquelle on ne reconnaîtra à l’être humain qu’un droit et qu'un devoir : celui de marcher sur les plates bandes et de pousser mémère dans les orties certes ! mais… tout en prenant soin de marcher droit car dans le cas contraire...

Couvrant de ridicule et de quolibets quiconque aurait dans l’idée de célébrer et de défendre quelle que valeur esthétique que ce soit : efforts et travail dispensés pour une finalité bouleversante et incontestable dans sa maîtrise et son inspiration, témoin indiscutable d‘années de recherche et d’apprentissage solitaires et têtus... au profit d’un un Art de force, de témérité et de victoire qui s’appuie sur une ascèse indéfectible… 

Si Duchamp donc a mené une réflexion sur la notion d’Art et sur l’esthétique, comme on l'a longtemps prétendu et aujourd’hui encore, nombreux sont ceux qui s’y sont engouffrés dans cette réflexion, mais… à moindre frais, dans un effort moindre, en suiveurs adeptes du "moindre" jusqu'au moins que rien dans un tout qui n'en serait pas davantage, sinon moins encore car, finalement, rien ne vaut la peine de rien, trop heureux de servir un système d’une finalité tout à l’image des projets de société qui ont pu être développés après la Seconde guerre mondiale, culminant dans les années 60 avec une société consommatrice de tout et d’un Pop art dont les acteurs de la scène artistique n’ont jamais pu se départir pour le malheur de cette scène puisque cet art-pop occupe aujourd’hui 80% de la couverture médiatique artistique (art opportuniste qui, tout comme la musique pop mondialisée, trouve sa raison d’être dans le business que l’on peut y faire et seulement dans cette perspective !)…


 

C'est sûr, le pop art doit tout à Duchamp et les fortunes faites redevables du fait que, par voie de conséquence, tous les jugements ne seront pas seulement suspendus mais tout simplement congédiés : tout le monde aura droit à sa minute non pas de silence mais de tintamarre de reconnaissance et de célébrité, et le mouvement fluxus (entre autres), ne sera pas en reste, sans proposition mais actif, décidé à perpétrer l’œuvre sans œuvre du maître sans majuscule et simple mortel  comme nous tous ici bas, même vu d'en haut.  

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 La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (Le grand Verre) - 1915-1923 - 277,5 cm × 175,9 cm

   Tour à tour cubiste, futuriste, dada, surréaliste, bénéficiant d’un désert artistique dans un pays neuf et sans art (autre que premier ou primitif des autochtones indiens si tant est qu’il ait été valorisé à cette époque !), continent privée d’histoire de l’Art donc, seuls les Etats-Unis pouvaient très tôt, bien avant les années 20, fêter Duchamp.

Mais… qu’à cela ne tienne, malgré les apparences aussi trompeuses qu’elles peuvent l’être quand elles nous dissimulent l’essentiel d’une démarche à la racine de laquelle on trouvera très certainement un désabusement mâtiné de mélancolie - en effet, qui nous parlera du spleen de Duchamp ? -, état dépressif pour un monde pressenti déprimant avant l’heure, comment Duchamp a-t-il pu survivre dans un tel refus, même ludique ?

Est-ce la célébrité qui a porté Duchamp, une reconnaissance mondiale qui lui a permis d’acheminer son existence, année après année… pour mieux survivre psychiquement (d’autres sombreront très vite dans le non-être à coup d’overdose) à un tel parti pris très tôt dans son existence : « Tout est art » - le renoncement de tous les renoncements pour un artiste : le non choix car alors, tout se vaut ! 

Dépression, mélancolie, tristesse assumée comme un moindre mal… on le serait à moins, c’est sûr ! Aussi soyons compatissants !

Que penser d’une société prête à accepter une telle proposition, une société disposée à se tirer une balle pareille dans le pied, du gros calibre en l’occurrence, et dont la détonation n’a pas fini de se faire entendre même si aujourd’hui, essoufflée, cette société a cessé semble-t-il d’en rire ou d’en ricaner préférant tenir des discours très sérieux, quasi scientifiques, autour de cet Art qui n’aurait finalement jamais quitté Duchamp, qui ne s’en serait jamais absenté, même un instant,jusqu’à le célébrer car, finalement, après réflexion, oeuvre il y a, et Art aussi, et pire ou mieux encore : Duchamp est bel et bien et à jamais entré dans l'histoire de l'Art - d’autant plus qu’il n’est plus là pour s’élever contre toutes ses louanges et tous ses discours.

Cette société-là est sans aucun doute sur une pente savonneuse…

Duchamp, lui, tirera sa révérence sans bruit à l’âge de 81 ans, jeune et beau. Mais alors est-ce que le non-art conserve les non-artistes bien mieux que tous les autres qui revendiquent une oeuvre ?

A la décharge de Duchamp on notera encore une fois l’absence de cynisme et la présence d’une remise en cause radicale plus proche d’un désespoir aussi profond qu’indéfinissable, sans doute insondable que l’ART seul peut transcender, dépasser et neutraliser même dans la négation – et c’est là le paradoxe -, lui pour qui l’on devait tous faire le deuil de cet Art qui devait mourir parce qu’il en avait décidé ainsi, très tôt, à l’entrée de l’âge adulte qui n’est que l’enfance de l’Art pour tout artiste qui mettra toute une vie à en venir à bout… en vain.

   ***

Marcel Duchamp nous a donné à comprendre que « Le ready made ne fait rien, il attend la mort, les questions d'art ne l'intéressent plus. »

Et aujourd’hui, qu’est-ce qui intéresse nos sociétés ? Quels projets ?

Allez donc voir du côté de tous les renoncements dont elles sont aujourd’hui capables, et ce au plus haut de la décision de toutes les décisions qui concernent ses millions de membre.


Prophète malgré lui, indifférent, avec Duchamp, ce non-artiste d’une non-œuvre qui célèbre le non-art ou bien plutôt sa mort, c'est l'humain qui tire sa révérence et qui attend, lui aussi la fin - Oh non ! pas la fin du monde ! -, mais sa fin à lui, sa petite fin à la fois unique et commune à tous, sa petite mort, sans projet, à bout de force, résigné, tel un bouchon sur l’eau, sans plus de volonté. Seul le courant sait où il le mène, où il les mène tous.

Duchampa allumé la mèche dans les années 20, l’étincelle continue son petit bonhomme de chemin… le baril se rapproche, certains pensent qu’il est vide, d’autres plein d’une substance inoffensive même sous le feu et la chaleur… d’autres encore redoutent le pire…

Pschitt ou boum ? 

Pile ou face ?

   Et même si un coup de dés jamais n'abolira le hasard , qu’est-ce que l’homme est joueur quand même !

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 "Beyond Repetition: Marcel Duchamp's Readymades" – conférence de David Joselit qui s’attachera au « comment » à défaut du « pourquoi ».


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