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Bassem Youssef, Mon Qatar chéri et l’utopie arabe

Publié le 08 avril 2013 par Gonzo

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Y a-t-il toujours un « rêve arabe » ? La question est posée par Bassem Youssef, une des voix les plus incisives du monde arabe d’aujourd’hui, l’équivalent égyptien du comique nord-américain Jon Stewart. Dans un contexte très différent naturellement, le succès de cet ancien chirurgien cardiaque ne peut manquer de faire penser aux remous provoqués sur la scène politique par des personnalités comme Coluche en France ou Beppe Grillo en Italie.

De plus en plus en effet, les interventions de cet animateur télévisé – sur YouTube d’abord, juste après la chute de Moubarak, puis sur la chaîne ONTV et depuis novembre dernier sur CBC (Capital Broadcast Center) – ne relèvent plus seulement du phénomène de société. Elles donnent désormais une dimension nouvelle à un affrontement éminemment politique. On y mesure les transformations qui secouent la société égyptienne, et plus largement le monde arabe.

Bien entendu, la forte parole de Bassem Youssef pose au régime la question de la liberté des médias. Une question brutalement rappelée dans un rapport publié par l’ANHRI, une ONG locale, qui résumait la situation en écrivant que le président Morsi avait fait « mieux » que tous ses prédécesseurs en réclamant, en 20 mois de pouvoir, pas moins de 24 actions en justice envers des journalistes (contre 14 seulement durant les 112 années qui ont précédé) ! Une statistique à manier avec précaution cependant car nombre d’autocrates du passé se dispensaient de tout formalisme juridique; par conqéquent, le recours à l’action légale constitue une sorte d’avancée démocratique !

De plus, la mise au pas des médias peut s’exercer d’autre manière. A l’image des menaces à l’encontre de Bassem Youssef qui prennent un tour juridique comme on le verra mais qui passent aussi par toutes sortes d’autres pressions. Parmi bien d’autres intimidations, parfois physiques, on trouve ainsi la mise en examen de certains de ses invités (le comédien Ali Kandil (article en anglais) ou encore des menaces de fermeture administrative exercées par l’Organisme en charge des zones franches, d’où émet la chaîne de celui qui est devenu aujourd’hui le plus célèbre des animateurs télé (30 millions de visionnages sur YouTube!).

Après avoir déjà été inquiété au tout début de l’année (article en arabe sur le site Al-Arabiyya), Bassem Youssef a donc été convoqué à la fin du mois de mars par le Procureur général égyptien, sous l’accusation d’insultes au chef de l’Etat et à l’encontre de l’islam. Une entrevue de cinq heures qui s’est soldée par la libération de l’animateur contre une caution de 2 200 dollars (ce n’est pas trop cher payé !). La presse du monde entier (article dans L’Orient-Le jour par exemple) a abondamment parlé d’une action en justice qui a même tourné à l’affaire d’Etat lorsque l’ambassade des USA au Caire a jugé bon d’intervenir dans les débats en diffusant via Twitter le soutien apporté par Jon Stewart à son émule égyptien (article dans le Washington Post).

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Démontrant une fois de plus son humour et son sens politique, Bassem Youssef a eu l’intelligence de continuer son émission dont l’importance – et le danger pour le pouvoir – tient peut-être moins à son aspect satirique qu’au travail d’éducation publique qu’elle permet. En effet, au fil des séquences hebdomadaires de son émission (en arabe égyptien, du début à la fin), Bassem Youssef entraîne derrière lui le public, conquis par son humour dévastateur, à une analyse, largement inédite dans la région, des images et des mots de la politique. Dans un univers particulièrement dominé par la langue de bois de responsables figés dans des rôles d’un autre temps, l’œuvre est non seulement salutaire mais à la vérité totalement révolutionnaire…

A travers son émission née avec les soulèvements arabes et qui n’aurait pas été possible sans eux, al-Bernameg (« Le programme », prononcé à l’égyptienne, ici sur YouTube) met en évidence la rupture que réclame une partie au moins des populations arabes, à savoir ces nouvelles générations dont les pratiques culturelles, telles qu’on les évoque dans ce blog, témoignent d’aspirations nouvelles, visiblement en totale rupture avec une grande partie des normes héritées du passé. Dans quelle mesure ces jeunes générations seront-elles suivies par le reste de la population ? Comment arriveront-elles non seulement à traduire politiquement leur refus de l’ordre ancien mais également à « reconstruire du politique » dans un contexte très difficile, ne serait-ce que du point de vue économique, pour ne rien dire de la géopolitique locale dominée par les monarchies du Golfe ?

A défaut de solutions, Bassem Youssef a, sans l’ombre d’un doute, une parfaite maîtrise des données de la situation. En témoigne ce que l’on pourrait appeler la contre-attaque qu’il a su mener en riposte au harcèlement juridique dont il fait l’objet. Suivie avec passion par le public égyptien – témoignage de l’ambiance dans les cafés-trottoir du quartier de la Bourse au Caire dans cet article en arabe dans al-Quds al-’arabi –, sa dernière émission a déclenché un déluge de commentaires dans la presse mais plus encore peut-être dans les médias sociaux tels que Twitter et Facebook.

En plongeant sans ménagement le scalpel dans la plaie de l’amour-propre national, avec pour seul anesthésiant une très forte dose d’humour, l’ancien chirurgien a vraisemblablement ruiné à jamais tout espoir, de la part du régime, de le faire taire. Plus que jamais, il bénéficie désormais de puissants soutiens, non seulement parmi les défenseurs dans le monde de la liberté de parole, mais plus encore auprès des Egyptiens, touchés au cœur, le mot n’est pas trop fort, par une parodie d’opérette nationaliste qui a suscité à la fois exaspération et enthousiasme.

Dans la culture arabe contemporaine, l’« opérette » (en arabe dans le texte) est un genre musical à part entière. Evénement commercialo-culturel à l’échelle de toute la nation lors de la sortie de clips qui associent un grand nombre de chaînes télévisées autour de la célébration, par les vedettes locales, du « rêve » ou de la « conscience arabe »s (voir ces précédents billets, ici et ), l’opérette a, dans ses formes les plus récentes en tout cas, perdu une partie de sa charge politique (voir ici Bokra, dont l’arrangement a malheureusement été commis par le grand Quincy Jones). Aussi édulcorées soient-elles, elles n’en font pas moins toutes référence à un modèle fondateur, évoqué d’ailleurs à l’occasion de la mort de Warda, la chanteuse algérienne qui avait participé en son temps à ce monument de la musique arabe moderne. Au temps de la splendeur du nationalisme arabe, lorsque l’Egypte guidait tous les pays de la région vers des lendemains qu’on imaginait forcément radieux, le régime nassérien avait en effet demandé à quelques-unes des vedettes de la scène musicale de l’époque de participer à l’enregistrement d’une œuvre à la gloire de la « grande patrie » (Watani al-akbar), la nation arabe bien entendu.

Un bon demi-siècle plus tard, l’imaginaire politique arabe reste marqué par un thème (musical et politique en somme) qui ne cesse de hanter les mémoires et les consciences, comme un rêve impossible à oublier… Cet imaginaire, Bassem Youssef a pris le risque énorme de l’évoquer avec humour, au risque d’ailleurs de retourner contre lui une partie de son public. Ironisant férocement surles temps présents, l’animateur d’al-Bernameg a osé une parodie dévastatrice de ce « rêve arabe » transformé, aujourd’hui, en hymne sardoniquement dédié au Qatar. La grande patrie, chantée dans les années 1960, est devenue Mon Qatar chéri (Qatari habibi), mon tout petit frère – le pays fait un peu plus de 10 km2, avec beaucoup de cailloux riches en pétrole il est vrai – jour après jour tu t’enrichis… Impossible de traduire l’ensemble des paroles (on les trouve en arabe ici) dans lesquelles les Egyptiens, entre rire et larmes, retrouvent sans difficulté la triste litanie de leur déchéance politique actuelle, depuis les avanies subies par Morsi lors de sa dernière visite au Qatar jusqu’aux offres – paraît-il – du riche Emirat gazier de leasing des richesses nationales, du Canal de Suez aux pyramides (sachant que la Grèce, elle, lui a déjà vendu cinq de ses îles !)

Nouvelle étoile de la scène médiatique arabe, Bassem Youssef ne manque pas de flair politique, et il en faut pour manier l’ironie sur un terrain aussi sensible. Etait-ce pour désamorcer les éventuelles accusations de tous ceux pour lesquels le « rêve arabe » a encore un sens ? On note que Hamdeen Sabbahi était invité lors de la fameuse émission. Le candidat « nationaliste de gauche » issu de la tradition nassérienne et arrivé, à la surprise générale, en troisième position aux présidentielles égyptiennes a d’ailleurs avoué avoir pleuré en découvrant la parodie de Ma grande patrie.

De rire, de rage ? Probablement les deux à la fois… Oser se moquer ainsi de soi-même et de ses souvenirs les plus chers, avec Bassem Youssef à la baguette (dans le rôle d’Abdel-Wahab, l’auteur de cette mélodie éternelle, qui apparaît dans la version d’époque), c’est vraiment le signe qu’on a changé d’époque, mais pas forcément de rêve.

Pour visionner, et la version originale, et la parodie Yousséfienne (il y a désormais un parti de Bassemiyyoun, des Bassemistes, du prénom de l’auteur qui signifie, littéralement, le Souriant), le mieux est encore d’ouvrir cet article dans Al-Akhbar. Figurent à la fin les deux versions. Même les non-arabophones reconnaîtront facilement un mot passé en français, flous (associé à l’adjectif “qatari”). Signalée par The Arabist, il y a pas mal de temps déjà, un extrait sous-titré en anglais permet de se faire une idée de l’humour de Bassem Youssef.
Grâce à leur flair, les jeunes arabisants de Normale Sup’ ont eu l’idée brillante d’inclure un débat, le 18 avril, avec Bassem Youssef en personne, dans leur désormais célèbre Semaine arabe. Bravo à eux !


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