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L'Allemagne peut-elle encore faire cavalier seul en Europe ?

Publié le 06 mai 2013 par Labreche @labrecheblog

angela merkel,allemagne,union européenne,austéritéEn cette dangereuse époque où critiquer l’opinion de la chancelière allemande est dénoncé comme de la germanophobie, La Brèche essaie de prendre du recul quant à la position de l’Allemagne dans une Europe économiquement déprimée.

L’Allemagne est-elle vraiment le moteur économique, l’exemple à suivre que décrivent tant de journalistes et de politiques ? Les intérêts de l'Allemagne et ceux du reste de l'Europe sont-ils définitivement inconciliables ?

Le modèle allemand

Locomotive, bon élève, exemple à suivre… En Europe, en matière économique, et depuis le début de la crise, il n'y en a que pour l’Allemagne. Il est vrai que celle-ci présente des résultats économiques enviables au sein de la zone Euro et de l’UE.

Quelques indicateurs souvent rabâchés confirment aisément cette idée :


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Un taux de chômage de 5,4% qui correspond à un quasi-plein emploi, un taux de croissance qui frôle le pourcent quand les autres économies européennes se battent pour éviter la récession ou en sortir, des comptes publics sous contrôle et même excédentaires… L’Allemagne passe pour un tigre économique dans une économie continentale affaiblie.

Passager clandestin de l’UE?

Pour expliquer comment l’Allemagne tire ainsi son épingle du jeu, il est d’usage d’évoquer ses succès à l’exportation. Et effectivement, la progression de la balance commerciale allemande depuis maintenant plus de dix ans impressionne, puisque celle-ci est passée d’un léger déficit commercial à la fin des années 1990 à un excédent très solide, avec une balance courante (soit la balance des biens, services, transferts et revenus, version élargie de la balance commerciale) représentant autour de 6% du PIB allemand.

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Mieux, lorsque l’on compare la balance courante allemande à celle des pays d’Europe du sud (Grèce, Italie, Portugal, Espagne), c’est une divergence presque symétrique qui apparaît, accentuée tout au long des années 2000 pour se stabiliser à un haut niveau depuis le début de la crise :

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Mais les choses ne sont peut-être pas si simples. Car cette symétrie n’est pas seulement le signe que l’Allemagne réussit là où les autres échouent, mais aussi qu’à l’échelle européenne le succès des uns repose indéniablement sur la capacité des autres à le soutenir. En effet, l’essentiel du commerce extérieur des pays européens est effectué… avec les autres partenaires européens ! De fait, si l’on observe la balance commerciale de la zone Euro, celle-ci est extrêmement stable, malgré les divergences entre pays. Tout simplement parce que, lorsque l’Allemagne exporte plus, elle exporte principalement vers ses partenaires européens (à 60% environ). En d’autres termes, l’excédent commercial des uns fait le déficit commercial des autres.

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De là, l’idée que, depuis l’entrée en vigueur de l’euro, l’Allemagne se comporterait d’une certaine façon comme un passager clandestin du projet économique européen, en étant le seul bénéficiaire de l’unification économique : bien plus que les délocalisations dans des contrées éloignées, c’est la centralisation de la production, année après année, en Allemagne, qui caractérise l’évolution de la zone Euro depuis plus de dix ans.

Un espace économique uni ?

Mais le raisonnement ne peut s'arrêter là. En effet, cela est-il pour autant anormal, ou intenable ? Non, si l’on estime que la zone évolue vers un espace fédéral, une sorte de réalisation à distance du rêve mendésien des États-Unis d’Europe : de la même façon que les usines américaines sont au bord des Grands Lacs, que la finance se joue à New York, que les entreprises de haute technologie sont sur la côte ouest et que les retraités se font construire des villas en Floride, de même l’Europe verrait naturellement sa production industrielle centralisée en Allemagne, la finance à Londres, la haute technologie en Irlande, et les pays méditerranéens accueillir résidences secondaires et touristes en masse. Certains se demanderont ce que pourrait faire la France dans un tel tableau, et effectivement cela nécessiterait un certain ajustement avec une désindustrialisation massive dans les domaines où l’Allemagne est en avance (automobile, industries lourdes), mais l’agroalimentaire, l’aéronautique, le luxe, pourraient demeurer des spécialités hexagonales.

Cette Europe aux spécialisations géographiques marquées, c’est du moins ce que les années 2000 dessinaient comme destin au continent : pour être schématique, l’Allemagne produit alors des biens achetés par les Espagnols, et les Espagnols bénéficient des investissements immobiliers des Allemands au soleil (l’exemple grec est un peu différent mais ne représente guère que 2% du PIB européen et n’impacte donc pas le raisonnement d’ensemble). Et tout était alors pour le mieux dans le meilleur des mondes économiques possibles. Quant au déséquilibre commercial, il ne posait pas franchement problème : à partir du moment où la monnaie est unique, un tel déséquilibre ne pèse pas sur le taux de change. Les capitaux « importés » en Allemagne à travers les échanges commerciaux étaient largement réinvestis dans les pays importateurs, notamment dans l’immobilier, et l’ensemble du continent voyait les niveaux de salaires converger rapidement. En fait de passager clandestin, l’Allemagne jouait un rôle économique ni plus, ni moins important dans l’équilibre continental que ses différents partenaires, au sein d’une zone économiquement unie. Elle bénéficiait des échanges commerciaux et de la zone Euro, mais tout comme l’Espagne, l’Irlande, et même la France en profitaient à leur tour.

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L’équilibre rompu de l’économie européenne

Si ce tableau appartient au passé, c’est évidemment que la crise est passée par là. Pourtant, l’idée d’un fédéralisme économique européen n’est pas totalement absurde, et à quelques ajustements près (à commencer par le caractère spéculatif de la bulle immobilière méditerranéenne) le tableau dressé quelques lignes plus haut pourrait fonctionner. Encore une fois, il ne serait pas si différent du tableau américain. Mais encore faudrait-il que le continent sache surmonter une crise comme celle que nous vivons. En effet, en plongeant les économies du sud dans la récession, l’explosion de la bulle immobilière a en effet été la seule et unique cause de l’explosion des déficits publics en Espagne, au Portugal, en Italie (et a joué un rôle significatif en France où les investissements immobiliers sont au plus bas). Le cas de l’Espagne est particulièrement emblématique : alors que les finances publiques du royaume étaient nettement excédentaires avant la crise, elles ont plongé à partir de 2008. La dette publique espagnole représentait ainsi seulement 36,3% du PIB en 2007 (vous avez bien lu, il n’y a pas d’erreur !) et devrait dépasser les 90% en 2013. Un « dérapage » pour reprendre les jugements hâtifs, en réalité uniquement conséquence de la crise économique, et aggravé par les choix austéritaires si l'on se reporte au graphique 3.

Or, quelle réponse peut-on apporter aujourd’hui à cette rupture d’équilibre. Il y a d'abord celle jusqu’ici soutenue par Angela Merkel, et sur laquelle son gouvernement est déterminé à ne rien lâcher : les États du sud de l’Europe doivent mener des « réformes » pour retrouver leur compétitivité (en d’autres termes : baisses de salaires, de charges sociales et de transferts sociaux), et ainsi appliquer un programme appliqué par le passé à l’Allemagne elle-même, « pays où l'on peut bien voir que les réformes produisent leurs effets » pour citer la chancelière. L’Espagne, l’Italie, le Portugal et les autres devraient ainsi devenir « compétitifs » afin de pouvoir, eux aussi, comme l’Allemagne, exporter et croître. Le souci, c’est évidemment qu’Angela Merkel — qui n’a jamais été une lumière en matière économique — tient un raisonnement totalement absurde, puisqu’on l’a vu, tous les pays ne peuvant connaître un excédent commercial à l’échelle européenne, comme à l’échelle mondiale d’ailleurs. Les exportations des uns sont les importations des autres.

Qui plus est, l'ajustement des coûts dans les pays du sud ne peut se faire dans les mêmes conditions qu'en Allemagne il y a dix ans. En effet, les ajustements allemands ont été largement permis par la montée des coûts dans le reste de l'UE, particulièrement dans le sud. Pour que les coûts de main d'œuvre se réduisent en Espagne ou en Italie, il faudrait donc que les coûts et les prix augmentent dans le même temps en Allemagne et dans les pays du nord, une inflation qui n'est absolument pas à l'ordre du jour (comme le montre le débat sur le salaire minimum), et impliquerait une perte de cette fameuse compétitivité allemande au profit des partenaires européens... De fait, le concept même de compétitivité implique une compétition, des vainqueurs, des perdants. Aujourd'hui, les perdants sont au sud, mais si les pays du sud de l’Europe se mettaient à exporter massivement, c’est l’Allemagne qui se retrouverait en crise. 

Ce que suppose le fédéralisme économique

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L’autre solution, donc, c’est le fédéralisme, qui suppose naturellement autre chose qu’une organisation de la compétition. Revenons à l’exemple des États-Unis d’Amérique. Les États du sud (la Floride particulièrement) ont souffert de la crise et vu, eux aussi, la bulle immobilière éclater, leur activité se réduire, leur taux de chômage grimper. L’Illinois et New York ont-ils pour autant réclamé que la Floride réduise ses dépenses publiques, ses transferts sociaux, et diminue drastiquement le niveau des salaires ? Non, bien entendu. La protection sociale n’est pas de la compétence des États américains, mais de Washington, comme beaucoup de transferts budgétaires (et le niveau des revenus est assez unifié à l'échelle du pays). Le budget fédéral américain fonctionne, de fait, et particulièrement en période de crise, comme un moyen de péréquation entre États : ceux-ci ne sont pas considérés comme en « compétition », mais comme des composantes indissociables d’un projet politique uni. Cela n’empêche pas le pays de souffrir des conséquences d’une bulle spéculative et de traverser une crise difficile, mais permet à l’espace économique et social que représentent les États-Unis de demeurer cohérent malgré la forte spécialisation de ses différentes zones géographiques. Et de percevoir à l’heure actuelle une sortie de crise.

Quant à l'aspect monétaire, le fédéralisme supposerait également un comportement différent de la BCE, qui comme la Fed occuperait un rôle de prêteur en dernier ressort. Surtout, avec un budget fédéral, les dettes seraient consolidées au niveau de l’UE et non au niveau de chaque État. Or, sans fédéralisme budgétaire et monétaire, l’euro n’est rien d’autre qu’une sorte de Franc CFA infligé aux États méditerranéens, transformés par la magie de la monnaie unique en pays en développement. Comme ceux-ci en effet, l'Espagne, l'Italie, le Portugal s’endettent dans les faits dans une monnaie étrangère, perdent toute maîtrise de leur politique monétaire, et se rendent particulièrement vulnérables à des crises qui se nouent ailleurs.

La vision autarcique d’Angela Merkel

Il y a donc deux solutions à la crise actuelle. La première, la politique dite d’austérité, ambitionne de pratiquer une dévaluation interne au sein des pays en crise : un ajustement inutile mais extrêmement douloureux pour l’Europe du sud, et qui ne fait en tout état de cause que commencer. Cet ajustement implique aussi qu’à terme l’Allemagne renonce à son excédent commercial et aux avantages compétitifs dont elle est si fière. Car selon la vision autarcique d’Angela Merkel « chaque pays ne peut vivre qu'à partir de ce qu'il produit » et donc aussi, en toute logique, de ce qu’il consomme. D’une certaine façon, si à court terme la situation est catastrophique pour les pays du sud de l’Europe, à moyen et long terme, l’Allemagne a peut-être plus encore à perdre : d’une part parce que la politique de déflation dans les pays où tant d’investissements ont été pratiqués et tant de capitaux allemands transférés détruit de facto ces capitaux, d’autre part parce qu’après l’équilibrage dont il est question en termes de compétitivité c’est le secteur productif allemand qui se trouverait dans l’obligation de dégonfler. Et il y a urgence : la crise actuelle elle-même ne laissera pas longtemps l'Allemagne hors de toute inquiétude. En fragilisant les économies du sud, elle a fragilisé par ricochet les exportations allemandes qui, malgré toutes les déclarations triomphalistes outre-Rhin, voient certains indicateurs passer à l'orange, comme les parts de marché mondiales et l'indice de performance à l'exportation dans les 25 principaux marchés mondiaux.

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Et côté croissance, les prévisions allemandes pour 2013 sont tombées à 0,5% (suscitant un étonnant optimisme de la part du ministre de l'économie Philipp Rösler), et celles des autres économies « fortes » de la zone Euro, alliées à l'Allemagne dans le choix de l'austérité, ne vont pas mieux (0% pour les Pays-Bas, 0,5% pour la Finlande). Des perspectives qui suscitent une remise en question de la rigueur.

L’autre solution, c’est donc tout simplement un véritable fédéralisme économique européen. C’est-à-dire un budget adopté à l’échelle de la zone Euro, qui compense efficacement les effets de la crise à l’échelle continentale. Autrement dit, qui permette d’emprunter à des taux bas (ceux historiquement bas de l’Allemagne ou de la France aujourd’hui) et de stimuler la croissance économique et la création d’emplois dans les zones sinistrées. La Banque centrale européenne aurait également un rôle à jouer aussi essentiel que la Fed aux États-Unis, dont le rôle n’est pas de protéger certains États de l’inflation, mais de garantir l’équilibre à l’échelle fédérale. Malheureusement, ces deux composantes sont pour le moment vivement écartées par l’Allemagne, qui semble penser avoir tout à gagner à ce que la situation perdure.

La sortie de l’Euro, une solution ?

Quant à la sortie de l’Euro, est-ce une troisième solution envisageable ? Comme toute possibilité politique, elle l’est de facto, et n’est d’ailleurs pas forcément contradictoire avec les précédentes puisqu’un pays peut très bien abandonner l’Euro (malgré les difficultés techniques que cela pourrait poser) sans que la zone Euro cesse d’exister sans lui. Si la solution fédéraliste ne venait pas à être adoptée sous peu, la fin de la zone Euro (ou sa scission entre Europe du nord et du sud) serait même la plus recommandable — et l’on sait combien la perspective évoquée quelques lignes plus haut d’un budget adopté à l’échelle de la zone Euro est chimérique. Tout pays qui abandonnerait la monnaie unique pourrait, en retrouvant toute latitude sur le plan budgétaire et monétaire, procéder à des ajustements rapides et voir son activité économique repartir. C’est ce qu’un pays comme le Royaume-Uni aurait pu intelligemment accomplir, si le gouvernement Cameron n’avait pas au lieu d’une politique de crise choisi l’option idéologique de l’austérité.

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Enfin, dans l’éventualité d’une sortie de l’Euro, il est un pays qui verrait sa position fortement fragilisée : l’ajustement monétaire permettrait en effet à tous les pays en difficulté de réduire leurs désavantages compétitifs en termes de coûts, et la monnaie allemande se verrait subitement réévaluée d’autant, ainsi que les coûts internes. En cas de fin de l’Euro, ou de sorties massives, l’Allemagne se trouverait rapidement plongée dans une crise profonde, qui n’aurait rien à envier à la situation actuelle de la Grèce.

L’Allemagne se permet aujourd’hui de faire cavalier seul dans une Europe unie et, dans une conception concurrentielle de l’UE, semble tirer son épingle du jeu. Mais ce cavalier seul pourrait s’avérer à terme bien dangereux. Il est à ce titre consternant que, par choix idéologique, et pour satisfaire son électorat à l’approche des élections fédérales en septembre, le gouvernement allemand prône toujours plus d’austérité. Et affligeant que l’Allemagne ne soit pas la première à pousser au fédéralisme et à la relance continentale, non seulement parce que les peuples européens en souffrent, mais parce que, si la situation actuelle perdure, l’avenir allemand lui-même s’en trouvera irrémédiablement sapé.

Crédits iconographiques : 1. © AFP/Getty Images/Daily Mail | 2-4. © La Brèche (chiffres Eurostat) | 5. © Paul Krugman | 6. © Paul Krugman | 7. © Joshua Aizenman/FMI | 8. © Peter Schrank/The Economist | 9. © Tiounin | 10. © Statistisches Bundesamt | 11. © Daniel Hertzberg.


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