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[notes sur la création] Jean-Michel Le Lannou

Par Florence Trocmé

« L'exigence de pureté institue la poésie. Poète est celui qui prend acte que le « reportage », ou la référentialité, ne sature pas toute parole. Qu'est pour la poésie l'opération de « purification » ? La révélation de son principe. Par la soustraction de tout ce qui l'encombre et l'aliène, elle aspire à devenir le lieu des formes pures. Sa condition, la disjonction de la présence et du signe, ou l'échappement au représentatif, y est-elle cependant pleinement effectuable ? Sur le modèle de la danse qui libère la puissance contenue et retenue par la marche, la poésie peut-elle délivrer la puissance d'affirmation de la parole ? La poésie surgit dans la protestation, et par la résistance à l'encontre de la domination du sens. Elle apparaît donc très précisément par une discrimination. Qu'est-ce qui la rend possible ? Ceci que le « langage peut produire deux espèces d'effets tout différents » (1). Les uns, ceux du quotidien, reviennent à « annuler entièrement le langage même », et, en et par la transmission du sens « ces paroles mêmes sont abolies ». Leur disparition est ici inéluctable, « elles sont remplacées par une contre-partie » : la compréhension. En elle, le discours « se transforme en tout autre chose, et le langage, d'abord en non-langage ». Qu'est le poème ? Refus de cette suppression. La parole enveloppe de fait « deux éléments distincts mais entrelacés » (2). Comment le sont-ils ? D'abord, ils sont confondus. L'un, c'est-à-dire le sens, écrase l'autre, la forme. Il la fait oublier et disparaître dans sa seule fonction. Cette confusion première et quotidienne est par nous sans cesse réitérée, à tel point que leur dualité même en est oubliée. Si la signification, spontanément, chasse le son, comment alors le retrouver ? En tentant de le dé-mêler d'elle. Il importe au poète de faire exister le son, c'est-à-dire de le faire entendre pour lui-même. Dans l'exigence de la pureté, il aspire à « constituer une de ces œuvres qui sont pures d'éléments non poétiques » (3). À quoi cela le conduit-il ? La poésie, rigoureusement, devient-elle pure ? La lutte contre le sens, dans et par la parole ne mène-t-elle pas – l'inquiétude surgit – à un aporétique paradoxe ? Même en admettant que le sens ne soit ni premier ni constitutif de la parole, son plein abandon est-il possible ? Peut-on dire de la parole poétique, et ce, au passé, qu' « on l'a purgée des idoles de toute espèce et des illusions réalistes » (4) ? À quels effets la protestation interne contre le primat du sens mène-t-elle alors ? […] [I]l importe […] de reconnaître explicitement que soustraire la forme à cette domination extérieure, est bien l'exigence propre du poète. La poésie est cette mutation. »  
Jean-Michel Le Lannou, La Forme Souveraine, Soulages, Valéry et la puissance de l'abstraction, Hermann, collection Philosophie, 2008, p. 75-76.  
[choix de Matthieu Gosztola]  
 
(1) Paul Valéry, Œuvres complètes, I, édition établie et annotée par Jean Hytier, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1988, p. 1325. 
(2) Cf. J. Jallat, Introduction aux figures valéryennes, Pacini Editore, Pisa, 1982, p. 296. 
(3) Paul Valéry, Op. Cit., p. 1457. 
(4) Paul Valéry, Œuvres complètes, II, édition établie et annotée par Jean Hytier, Gallimard, collection Bibliothèque de la Pléiade, 1993, p. 58. 


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