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[note de lecture] Bertrand Degott, "More à Venise", suivi de "Petit testament", par Camille Bonneaux

Par Florence Trocmé


Degott« suivre le jeu d’une étamine  
sur un œillet violet   
qui s’entrouvre et qui s’illumine  
d’une larme de lait… » (1)  
  
Entre taxidermie florale et mouvement  
Comme à l’accoutumée, les poèmes qui composent ce recueil s’écrivent pour la plupart en marchant, retraçant une expérience qui s’enracine dans la contingence du monde, articulant l’expérience paysagère actuelle, le passé qui renaît dans la marche, et la création littéraire en route. Les nombreuses fleurs qui émaillent ce recueil (myosotis, digitales, volubilis…) dessinent ainsi une subtile analogie entre le poème et le bouquet (« quand il m’arrive / d’y faire un bouquet de spirées / tu vois, il faut que je l’écrive », p. 17) comme art de la composition et de l’articulation, y compris de réalités contraires. Une équivalence est ainsi proposée entre le bouquet et l’écriture, forme de taxidermie florale, non figée dans sa contingence mais ouverte à un horizon de possibles. Car le poème, loin d’être une simple transcription de l’expérience, comporte un mouvement interne, mouvement auquel participe le vers régulier cher à Bertrand Degott :   
  
à la fin du parcours ses fleurs sont si jolies  
qu’avec des graminées j’ai cueilli pour ta fête  
toutes les fleurs des champs de la mélancolie
(2)   
  
Le mot « mélancolie », à la rime, est doublement attendu par l’oreille, d’une part à cause du rythme fortement marqué du vers, d’autre part en raison de l’appel de la rime, riche, avec « ancolie ». Dans le même temps, on s’arrêterait volontiers à « fleur des champs » qui, en tant qu’expression lexicalisée, freine la lecture, le complément du nom final fonctionnant un peu comme une hyperbate, un raccord. Ainsi, le poème crée-t-il un remous de langue, un remous qui entraîne poète et lecteur dans son mouvement.  
  
« Le sens de la marche »  
Ce mouvement n’est autre que celui, familier et étrange, du vers régulier. Le vers régulier, avant que d’être un vers compté, est un vers marché, un vers dont la cadence emprunte le rythme des pas, le plus souvent chaloupée et brinquebalante, swinguant tranquillement ses incertitudes.  
Le pas de Bertrand Degott n’a rien de linéaire, et le poème marché articule différents horizons sémantiques (anthropologiques, poétiques). Comme le pas humain se compose d’un mouvement vertical et d’un mouvement horizontal (« qu’est-ce qui fait que soulevant / l’un après l’autre le pied gauche / puis le droit tu vas de l’avant ? », p. 69), la marche poétique convertit un moment de piétinement (dans l’ordre cinétique) et un mouvement de ressassement (dans l’ordre anthropo-poétique) et une embardée, une poussée vers l’avant – un ressaisissement. Ainsi, le sens de la marche comporte à la fois une logique interne, verticale, et une logique externe, horizontale. Fonction mnésique (verticale) de la marche – puits de l’âme convoquant le silence, les amours en deuil et les fleurs fanées :  
  
tu n’es plus là mais ta présence m’accompagne  
si je perds le fil de tes pas j’oublie ta voix  
presque aussitôt le découragement me gagne
(3)  
  
Fonction horizontale qui dans le même temps pousse vers la reconquête de soi :  
  
mes chers absents je vous écoute  
me parler tandis que j’essuie  
une larme et poursuis ma route
(4)   
  
En ce sens, le poème consiste bien en une taxidermie florale, à condition de le penser comme un objet non figé, convertissant un mouvement  d’effritement et de désagrégation en un objet dynamique et mouvant, construisant du liant au sein même de l’intuition de la disparition et de la mort (« chaque pas nous lie et nous désassemble », p. 64).  
La mort, le désastre et l’humour  
Là encore la contradiction rôde, la marche entraînant une poussée du corps et du regard qui permet certes de se reprendre mais pousse dans le même temps vers la finitude du poète. La mort et le désastre ne sont jamais loin de cette poésie qui tire sa sève des fleurs qui fanent et du calcaire qui s’effrite. À ceci près que le mouvement degottien est avant tout un mouvement cyclique, qui suit le rythme des saisons (dans le champ du paysage) et le rythme des formes fixes (rondeaux ou ballades avec leurs tours et leurs retours)(5) dans le champ du poème, permettant donc un mouvement de spirale, inscrivant le temps dans une durée (« on songe en respirant les roses / que ça pourrait durer toujours », p. 10). Ce qui permet au poète, même more, de se rire de la mort :   
  
prince aux jours où la pourriture  
et ses moisissements mignons  
m’auront fleuri jusqu’au trognon  
aurai-je encore l’âme assez pure  
pour la cueillette aux champignons
? (6)  
  
Retours et ratures, souffrances et jouissances forment le nœud de cette ballade, sorte de memento mori mirliton, concrétion mi-figue mi-raisin des paradoxes de la poésie de Bertrand Degott. 
[Camille Bonneaux] 
 
Bertrand Degott, More à Venise, suivi de Petit testament, La Table Ronde, 2013  
    

1.Hubert-Félix Thiéfaine, « Les jardins sauvages », Scandale mélancolique, 2005. 
2.More à Venise, suivi de Petit Testament, La Table Ronde, 2013, p. 26. 
3.p.26. 
4.p.20. 
5.p.56, notamment.  
6.p.51. 


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