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Joseph Conrad: « Nos mains se rencontrèrent à tâtons, s’attardèrent une seconde dans une étreinte ferme, immobile… Ni l’un ni l’autre ne souffla mot quand elles se séparèrent…»

Publié le 02 juin 2013 par Donquichotte

Joseph Conrad

« Le Compagnon secret »

Quelle étrange histoire – en bref, une nouvelle de 50 pages - que celle de ce capitaine de navire qui va, au risque de tout perdre – il en est à son premier commandement, et ne connaît ni son bateau ni son équipage -, accepter de rescaper et de garder-cacher à son bord un naufragé qu’il sait avoir fui son navire après avoir commis un meurtre.

La nouvelle est saisissante d’intensité, la peur, l’angoisse,  un sentiment chez le lecteur que tout cela est irréel, font que le texte est prenant dès le départ. À petits pas, nous pénétrons dans un univers clos, entre les murs étroits d’une cabine du bateau, où le capitaine et son autre lui-même (comme Conrad l’appelle tellement ils se ressemblent, ils ont le même pyjama, c’est drôle qu’il l’ait habillé ainsi, l’ayant rescapé nu au bout d’une échelle de cordage) murmurent, on a cette impression qu’ils vivent au diapason cette peur d’être découverts. Il faut imaginer un capitaine de bateau qui se met dans l’illégalité et le cache à son équipage.

Mais qu’est-ce que cela cache? Pourquoi le capitaine agit-il ainsi?

Le critique qui introduit le livre, J.J. Mayoux, nous rappelle que dans d’autres nouvelles Conrad se montre « obsédé par son premier commandement ». D’où cette histoire qu’il invente, assez extraordinaire, et dans laquelle Conrad pourra exprimer encore une fois ce sentiment d‘être étranger sur son propre bateau, presqu’étranger à lui-même, écrit-il. Dans une lettre à un ami, Conrad parle de lui-même comme d’un « homo duplex », et dans une autre lettre à Marguerite Paradowska, il écrit : «  Mais vous avez peur de vous-même, de l’être inséparable toujours présent à vos côtés – maître et esclave, victime et bourreau ».

Qui n’a jamais ressenti qu’il était un peu double, un peu Docteur Jeckill et Mr Hide en certaines occasions, tellement la réalité d’être vraiment soi nous échappe parfois, tellement la distance entre la réalité et l’idéal est grande, et le fossé entre l’humeur et le non-humeur (le vide ressenti) est grand? Est-ce qu’on est vraiment celui qu’on croit être, ou est-ce une question folichonne? Oui, est-ce fou de penser qu’on est peut-être un « autre » qui s’ignore, qui ignore sa vraie personnalité? Et si c’était le cas, alors comment « consciemment » se comporter, quelles attitudes adopter en face d’autrui? Et pourquoi de telles questions surgissent-elles quand j’écris, ce jour, à propos du texte de Conrad? Quel est cet autre moi-même si tant est qu’il existe, qui est mon « compagnon secret »?

Ainsi, Conrad-narrateur, ou cet autre lui-même, agit très impulsivement quand il accepte de cacher ce marin-meurtrier; puis, il s’est pris à son propre piège. Cherche-t-il à se cacher quelque chose? On a parfois cette impression, lorsque « ces deux-là » murmurent dans la cabine du capitaine – petit espace si exigu -, qu’ils complotent. Le narrateur dit souvent qu’il connaît très peu son équipage, qu’il n’aime pas beaucoup son second (les « favoris », l’appelle-t-il) ni non plus le steward qui a l’air de l’espionner, ni le maître d’équipage qui a l’air de douter de ses capacités de capitaine, ni même le timonier qui attend-pressent-craint les ordres quand, au terme du voyage pour le rescapé-meurtrier, les commandements d’aller chercher le vent le long des côtes exigent une habileté si grande et surtout, du fait du risque que le vent ne se montre, mettent en péril le navire lui-même (le capitaine se joue de chacun, de lui-même en particulier, tellement son désir de sauver le rescapé-meurtrier a pris le dessus sur le simple bon sens) .

Oui, on a cette impression que le narrateur-capitaine-Conrad se cherche un « confident » un autre lui-même qui le comprendrait mieux qu’il ne se comprend lui-même, un « compagnon secret » à qui il peut livrer les secrètes pensées qui le taraudent; son angoisse devant son premier commandement, sa crainte de faillir à la tâche, son incapacité à bien comprendre ce qui se joue dans cette aventure folle qu’il a créée de toutes pièces…

Le capitaine, dès le départ, dans le golfe de Siam, se dit « seul avec son navire », un peu « étranger à lui-même », son seul spectateur est son environnement marin, que Conrad décrit avec maîtrise, comme à chacune des introductions de tous ses textes, - ces rangées de pieux de pêcheries… cette mer bleue d’apparence solide… cette traînée de lumière qui venait du couchant… et qui indique un ondoiement imperceptible – quand, sous un ciel nocturne, à l’aise dans ses pyjamas, il découvre, au pied de l’échelle de corde pendante le long du navire, « un large dos livide immergé jusqu’au cou dans une lueur verdâtre et cadavérique », le marin-meurtrier qu’il « va décider » de sauver. Étrange début pour un voyage qui doit, du golfe de Siam, ramener ce navire en Europe. Il s’appelle Leggatt et il devient son double pour un voyage qu’aucun des deux ne peut prédire s’il sera long, court, ou même possible. Mais « les deux », rapidement, s’entendent, on les dirait presque siamois (sans jeu de mots) et comprennent – l’un raconte son histoire, l’autre l’accepte – qu’ils ont des « moi secrets », des secrets qu’ils vont partager, ce qui semble la seule façon de mener à terme une telle aventure. « Tout dans cette situation était une épreuve pour les nerfs », rappelle le narrateur-Conrad. Le fait que l’équipage ne sache pas que le rescapé est là, mais en même temps qu’il ne doute pas qu’il puisse être là (des matelots du navire d’où le rescapé avait fui les avaient avertis qu’ils cherchaient celui-ci pour le ramener devant la justice), augmente l’angoisse que les deux hommes partagent. Le capitaine se demande, après des jours et des jours de huit-clos forcé, s’il ne deviendra pas fou, ou s’il ne devrait pas tenter quelque chose, tellement la situation devient insupportable et l’oblige à se questionner : « Se peut-il, me demandai-je, qu’il ne soit pas visible à d’autres yeux que les miens? Je me sentais comme hanté ».

Mais la vie se continue ainsi… ils murmurent ensemble… ils se la jouent… pendant des heures infiniment pénibles, jusqu’au jour où le capitaine prit une décision : le rescapé-marin-meurtrier devra quitter le navire au moment où celui-ci longera les côtes proches. La côte-est du golfe est bordées d’îles, certaines solitaires, d’autres groupées… c’est là que le marin-rescapé devra trouver refuge…

La suite est racontée par Conrad avec une puissance d’évocation extraordinaire. Les marins sont nerveux, tendus à l’extrême à cause d’une manœuvre extrême trop risquée à leurs yeux (chercher les brises de terre le soir, au plus près, trop près, des côtes) certain, tel le second, (les favoris) prend peur et cherche dans l’attitude de son capitaine des « signes de folie ou d’ivresse »… peut-être devra-t-il agir en ce cas… Mais la manœuvre se poursuit, le capitaine arrive à le faire passer son « autre » sur le pont, sans être vus, et le placer sous une toile dans le coffre aux voiles… puis il revient une dernière fois, voir son autre lui-même, comme il l’appelle, et « nos mains se rencontrèrent à tâtons, s’attardèrent une seconde dans une étreinte ferme, immobile… Ni l’un ni l’autre ne souffla mot quand elles se séparèrent… Je fermai les yeux, parce qu’il fallait que le navire se rapproche. Il fallait! Le calme était intolérable ». Ils ne se reverront plus.

Le temps se précipite, l’angoisse froide, tranquille, est palpable chez tous les marins, maintenant tous sur le pont, les yeux rivés sur le capitaine, puis sur la côte, noire, presque invisible, mais visible tellement elle couvre la lumière de la nuit, mais la manœuvre se poursuit, le capitaine n’a pas encore donné l’ordre de virer… la brise folle attendue n’est pas encore au rendez-vous…

Le second gémit, s’écrie « perdus »… « du calme » lui dit sévèrement le capitaine, puis il le secoue… Là, le texte de Conrad est, pour moi, extraordinaire : « Plein tout capitaine, cria l’homme de barre d’une voix effrayée, mince, enfantine. Je n’avais pas lâché le bras du second et je continuai à le secouer. Pare à virer, vous entendez? Allez à l’avant – secousse – et restez-y – secousse – et bouclez-là – secousse – et assurez-vous que les écoutes d’avant sont bien affalées – secousse, secousse, secousse ».

Puis… enfin, la manœuvre avait réussi, le navire « a viré, crient ensemble les matelots »… le rescapé avait fui le navire, la jonglerie fabuleuse prenait fin…

Le capitaine était maintenant, enfin, seul avec son navire, son autre était parti : « personne au monde ne se mettrait maintenant entre nous, jetant une ombre sur la voie de la connaissance silencieuse et de l’affection muette, la parfaite communion d’un marin avec son premier commandement ».


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