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L'été indien ... (2)

Publié le 16 juin 2013 par Asiemute

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La femme d'Ahuja est jeune, mais elle fait plus jeune que son âge. Pas le genre jeune effrontée-énergique mais sans expérience et sans défense, plutôt comme quelqu'un qu'on vient de rabrouer et à qui on a dit qu'elle n'était pas bonne à grand-chose.
Elle vient toutes les semaines, après la paie et achète les denrées les plus communes : du gros riz bon marché, des dâl en solde, une petite bouteille d'huile, parfois un peu d'atta pour faire des chapati. Je la vois saisir d'une main hésitante un bocal d'achâr à la mangue ou un paquet de papad. Mais elle finit toujours par les replacer sur le rayon.
Je lui offre un gulab jamum que je sors de la réserve de mithai, mais elle rougit violemment, péniblement et refuse d'un mouvement de tête.
La femme d'Ahuja a un prénom, bien sûr. Lalitâ. La-li-tâ, trois syllabes liquides parfaitement adaptées à sa douce beauté. J'aimerais bien l'appeler par son prénom, mais comment le pourrais-je alors qu'elle ne se conçoit elle-même qu'en tant qu'épouse ?
Ca, elle ne me l'a pas dit. Elle ne m'a pas fait de confidences ; toutes ces fois où elle est venue, à part "Namaste" ou "C'est en solde ?" et "Ou se trouve ... ," elle ne m'a rien dit. Mais je le sais comme je sais bien d'autres choses.
Je sais par exemple d'Ahuja est gardien sur les docks et qu'il aime bien boire un verre ou deux. Ces derniers temps, même trois ou quatre.
Je sais qu'elle a aussi un don, un pouvoir, bien qu'elle-même ne le considère pas comme un don. Le moindre bout de chiffon auquel elle applique son aiguille se transforme en brocart.
Un jour, penchée sur le vitrine où je range les tissus, elle regardait le pallu d'un sari brodé avec du fil zari.
Je l'ai sorti. "Voilà, lui ai-je dit en le lui drapant sur l'épaule. Cette couleur de mangue vous sied si bien.
- Non, non. " Elle a reculé vivement en s'excusant : "Je regardais seulement le travail.
- Ah. Vous vous y connaissez en couture ?
- J'ai fait beaucoup de couture autrefois. J'adorais ça. A Kanpur, j'allais à l'école de couture, j'avais ma propre machine Singer, beaucoup de dames me confiaient leurs travaux. "
Elle baissa les yeux. Dans la courbe abattue de sa nuque, je voyais ce qu'elle ne disait pas, le rêve qu'elle avait osé caresser : un jour, peut-être, pouquoi pas, son propre magasin. Confection Lalitâ.
Mais il y a quatre ans de cela, un voisin bien intentionné rendit visite à sa mère et lui dit "Bahenjî, y a un garçon, tout ce qu'il y a de bien, il vit à l'étranger, il gagne des dollars américains", et sa mère a dit "Oui".
"Pourquoi vous ne travaillez pas dans ce pays ? ai-je demandé. Je suis sûre qu'il y a beaucoup de dames ici aussi qui ont des travaux à confier. Vous aimeriez ... "
Elle m'a jeté un regard ardent : "Oh oui !" Puis elle s'est tue.
Voilà ce qu'elle veut me dire, mais elle ne sait pas comment s'y prendre ; ce n'est pas convenable pour une femme de dire des choses pareilles de son mari ; toute la journée à la maison elle se sent si seule, le silence comme du sable mouvant qui vous englue les poignets et les chevilles. Les larmes qu'elle ne peut arrêter de verser, les larmes de sésobéissance comme des graines de grenade renversées, et Ahuja en colère quand il rentre et qu'il voit ses yeux gonflés.
Il refuse que sa femme travaille. Ne suis-je pas assez mâle, assez mâle, assez mâle ? Les mots d'entrechoquant comme des assiettes qu'on balaie du revers de la main de la table du diner.
Aujourd'hui j'enveloppe ses achats, parcimonieux comme d'habitude : masoor dâl, deux livres d'atta, un peu de jîra. Puis je la vois regarder de ses yeux noirs comme un puits où se jeter dans la vitrine en verre un hochet d'enfant argenté.
Car ce que la femme d'Ahuja désire plus que tout, c'est un bébé. Sûrement un bébé arrangerait tout, même les interminables nuits de soupirs et de grognements, avec son poids qui la cloue sur le dos, et la chaude haleine, animale, aigre haletant au-dessus d'elle. Sa voix comme le plat calleux d'une main menaçante surgie de l'obscurité.
Un bébé, accroché à son sein avec sa bouche douce de lait, pour oublier tout le reste.
Le désir d'enfant, le plus profond des désirs, plus profond que celui de la richesse, d'un amant, ou même de la mort. Cela alourdit l'air de la boutique, l'empourpre comme avant l'orage. Cela sent le tonnerre. Met les nerfs à vif.
O Lalitâ, qui n'es pas encore Lalitâ, j'ai le baume dont tu as besoin pour apaiser ta brûlure. Mais comment te le donner, si toi-même tu n'es pas prête à t'ouvrir à l'orage ? Comment si tu ne demandes rien ?
Pour l'instant, je te donne du curcuma.
Une poignée de curcuma enveloppée dans un morceau de vieux papier journal en murmurant au-dessus les formules de guérison, glissée dans ton sac à provisions pendant que tu ne regardes pas. La ficelle nouée en un triple noeud en forme de fleur, et dedans le curcuma doux comme du satin, de la couleur de la meurtrissure qui coule sur ta joue de dessous le bord noir de tes lunettes de soleil.

Extrait de La Maîtresse des épices
de Chitra Banerjee DIVAKARUNI

* dâl : le mot est employé aussi bien pour les lentilles et les pois cassés que pour différentes légumineuses.
* atta : farine
* chapati : galette de pain sans levain, cuite à sec sur un plaque de tôle exposée au feu ou sur une plaque de terre cuite mise sur la braise
* âchar : marinade pimentée de fruits ou de légumes
* papad : petite galette très fine composée de différents légumes secs, pimentée, poivrée ou nature
* gulab jamun : boulette de caillé frite dans le ghî (beurre clarifié) et trempée dans un sirop de sucre
* mithai : nom général pour les douceurs, sucreries et desserts
* pallu : exrémité du sari, d'un mètre environ, habituellement orné et rabattu sur l'épaule
* zari : brocart
* massor dâl : lentilles noires ou rouge corail, cassées
* jîra : cumin

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Photos dans les environs de Mysore (Inde du Sud), janvier 2011


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