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[note de lecture] Mathieu Brosseau, "Ici dans ça", par Florence Trocmé

Par Florence Trocmé


BrosseauC’est un livre singulier et fort que donne Mathieu Brosseau avec Ici dans ça* qui vient de paraître au Castor Astral, sous une belle couverture signée Jean-Marc Scanreigh.  
Le mot qui vient en premier pour tenter d’en définir le projet serait trajectoire. C’est dire la tension et le dynamisme qui l’animent. Dans la traversée du livre, on va sortir d’un gouffre presqu’hermétique pour aller vers une forme d’ouverture, via un combat intense, sans concessions et qui entraîne le lecteur dans un maelstrom d’idées, de sensations et d’images. À n’en pas douter, « il s’agit d’un récit de guerre et d’ailleurs » (16) et aussi d’une « bagarre avec l’innomé » (31). Donc d’une entreprise poétique ! 
Cette trajectoire prend sa source dans une situation d’enfermement, déjà marquée par un vif débat de l’auteur avec lui-même et ce qui l’entrave, via les mots et le chant, dans une forme de scansion-tension qu’il établit fermement dès le début et qu’il sait tenir jusqu’au terme, quelque 170 pages plus loin.  
La première partie du livre est une sorte de cri dans le vide, sans réponse. Cri lié à la naissance semble-t-il, et qui impose l’étrange idée d’un « dénaître » : « dénaître pour accéder au réel, pour le toucher dans son unité ? » (10). On se tape la tête contre les murs mais déjà « tout tente de se traduire en langue ». Traduire en langue serait alors le moyen de trouver une issue et il est vrai que la langue, ici, semble fuser comme une balle traçante sur le câble des nerfs et des tensions les plus insupportables (et bien sûr, fugitivement, on pense à Artaud).  
Il s’agit de « ne pas être un jeu joué d’avance » (20) parce que « L’Histoire est une hérésie de la pensée, une eau liante dans laquelle les générations se baignent et se noient. ». Ce liant factice, celui de l’histoire personnelle et collective, imposées, il va s’agir de le dissoudre. Ce n’est pas une mince affaire et chaque texte semble se confronter à un des aspects de cet enchaînement aux maillons multiples, aux « sutures entrelaçantes ».  
Les phrases sont courtes, haletantes, il y a peu de relatives, la progression se fait par blocs de textes, en prose pour la plupart. À l’intérieur de chaque bloc (un par page), à la fois autonome et maillon indissociable de l’ensemble, une force se propage de phrase en phrase jusqu’à épuisement de la dynamique. On peut alors penser que cette écriture a fortement à voir avec la pulsion, évoquée par le ça du titre. Elle épouse ces (im)pulsions qui sont en quelque sorte des explosantes qui finissent par retomber. On peut sans doute comprendre ainsi un terme récurrent dans la première partie du livre, le çaction. Il s’agit de « faire taire le ça-en-soi pour le voir advenir à l’extérieur. » (23)  
On relève de nombreuses formules qui font choc, souvent énigmatiques ou semi-énigmatiques, que l’on retourne plusieurs fois pour tenter d’en percer le sens, ce qui ne devient possible que lorsqu’elles se trouvent réinsérées dans le tout. Ainsi de ces sutures entrelaçantes déjà évoquées qui « nouent le silence agissant à l’absence trouée du soi passivé ». 
Mais il ne faudrait surtout pas croire qu’on soit ici devant une écriture à visée thérapeutique, devant un langage psychanalytique. En revanche, oui, il s’agit d’une entreprise cathartique, par l’écriture. Mathieu Brosseau, par elle, par le chant, par la scansion veut « réinvestir les rêves et leur action. CHANT. » (25). Et retrouver une forme d’accès à l’extérieur et à l’autre (personnel et impersonnel) : « Sais-tu utiliser le sujet, toi ? Le Nous, cet assemblage de Soi généralisé, cet émiettement d’un seul ». (47) Comme si l’écriture pouvait procéder à un remembrement, une restauration.  
Il y a un formidable mix de registres de langues, très intégré, un jeu permanent sur le genre et le nombre, le singulier et le pluriel, les pronoms personnels. « La voix se parle, c’est une lettre ouverte » (32) et elle se parle sans doute telle qu’elle se parle intérieurement. Sans discriminations. Les images semblent parfois relever du surréalisme mais en fait naissent sans doute d’une source plus profonde, commune avec le surréalisme bien sûr. Ces images ne semblent pas avoir statut de métaphore en ce sens qu’il n’y aurait pas d’analogie ou de comparaison. Pas de comme si mais du c’est. 
 
Le livre se compose de six parties qui sont autant d’étapes dans cette trajectoire dont il a été question : composition et écriture donnent le très fort sentiment d’un travail vers l’ouverture puis de l’avènement de cette ouverture. Le texte a d’ailleurs par moment quelque chose d’aquatique, à la fois amniotique et océanique, reflétant un double mouvement oscillant entre risque de retour régressif et expansion inouïe de soi. 
Et lorsque Mathieu Brosseau évoque un « troubadour virevoltant, chantant » (64), on en vient à se demander si finalement, le chant, car ce livre est à la fois un chant et une sorte d’épopée avec ses éléments légendaires ou mythiques, n’est pas l’issue vers l’ici, ce qui fait advenir à la fois l’ici du présent et le nous : « la partie de toi, ensorcelée, il conviendrait que tu la portes jusqu’en de meilleurs termes » (96).  
Un chant émouvant aussi en ce sens qu’on l’entend souvent, surtout dans le début du livre, comme le chant d’un enfant dans le noir, un enfant qui se rassure avec sa propre voix. Il faut résoudre la tension entre un désir de silence qui est sans doute surtout désir d’une voix propre, qui se cherche et se trouve au travers du livre et toutes les voix intrusives qui tentent de prendre le dessus. 
Il est impossible d’épuiser ici toute la richesse de ce livre. On peut peut-être proposer pour conclure qu’on est ici dans ça, devant une poétique du dé-lire, pour lire le délire mais aussi le dé-dire et en délier les constituants, une poétique pour saper ce qui lie mal et donc entrave. Une poétique en forme de coin à poser ici ou là pour soulever la masse ce qui écrase et pour desceller ce qui étouffe. Et que cette entreprise est donnée à voir et à lire dans son essor et sa réalisation. 
 
[Florence Trocmé] 
 
Mathieu Brosseau, Ici dans ça, Le Castor Astral, 2013, dessin de couverture et vignette de Jean-Marc Scanreigh, 15€ 
*Une lecture d’extraits d’Ici dans ça sera donnée par Nâzim Boudjenah, pensionnaire de la Comédie-Française, ce jeudi 20 mai, à la bibliothèque Marguerite Duras à Paris. En savoir plus.  
Poezibao proposera ultérieurement un entretien avec Mathieu Brosseau autour de ce livre.  


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