C’est un livre singulier et fort que
donne Mathieu Brosseau avec Ici dans ça*
qui vient de paraître au Castor Astral, sous une belle couverture signée
Jean-Marc Scanreigh.
Le mot qui vient en premier pour tenter d’en définir le projet serait trajectoire. C’est dire la tension et le
dynamisme qui l’animent. Dans la traversée du livre, on va sortir d’un gouffre
presqu’hermétique pour aller vers une forme d’ouverture, via un combat intense,
sans concessions et qui entraîne le lecteur dans un maelstrom d’idées, de
sensations et d’images. À n’en pas douter, « il s’agit d’un récit de
guerre et d’ailleurs » (16) et aussi d’une « bagarre avec l’innomé »
(31). Donc d’une entreprise poétique !
Cette trajectoire prend sa source dans une situation d’enfermement, déjà
marquée par un vif débat de l’auteur avec lui-même et ce qui l’entrave, via les
mots et le chant, dans une forme de scansion-tension qu’il établit fermement
dès le début et qu’il sait tenir jusqu’au terme, quelque 170 pages plus loin.
La première partie du livre est une sorte de cri dans le vide, sans réponse.
Cri lié à la naissance semble-t-il, et qui impose l’étrange idée d’un « dénaître » :
« dénaître pour accéder au réel, pour le toucher dans son unité ? »
(10). On se tape la tête contre les murs mais déjà « tout tente de se
traduire en langue ». Traduire en langue serait alors le moyen de trouver
une issue et il est vrai que la langue, ici, semble fuser comme une balle
traçante sur le câble des nerfs et des tensions les plus insupportables (et
bien sûr, fugitivement, on pense à Artaud).
Il s’agit de « ne pas être un jeu joué d’avance » (20) parce que « L’Histoire
est une hérésie de la pensée, une eau liante dans laquelle les générations se
baignent et se noient. ». Ce liant factice, celui de l’histoire
personnelle et collective, imposées, il va s’agir de le dissoudre. Ce n’est pas
une mince affaire et chaque texte semble se confronter à un des aspects de cet
enchaînement aux maillons multiples, aux « sutures entrelaçantes ».
Les phrases sont courtes, haletantes, il y a peu de relatives, la progression
se fait par blocs de textes, en prose pour la plupart. À l’intérieur de chaque
bloc (un par page), à la fois autonome et maillon indissociable de l’ensemble,
une force se propage de phrase en phrase jusqu’à épuisement de la dynamique. On
peut alors penser que cette écriture a fortement à voir avec la pulsion,
évoquée par le ça du titre. Elle
épouse ces (im)pulsions qui sont en quelque sorte des explosantes qui finissent
par retomber. On peut sans doute comprendre ainsi un terme récurrent dans la
première partie du livre, le çaction.
Il s’agit de « faire taire le ça-en-soi
pour le voir advenir à l’extérieur. » (23)
On relève de nombreuses formules qui font choc, souvent énigmatiques ou
semi-énigmatiques, que l’on retourne plusieurs fois pour tenter d’en percer le
sens, ce qui ne devient possible que lorsqu’elles se trouvent réinsérées dans
le tout. Ainsi de ces sutures entrelaçantes
déjà évoquées qui « nouent le silence agissant à l’absence trouée du soi
passivé ».
Mais il ne faudrait surtout pas croire qu’on soit ici devant une écriture à
visée thérapeutique, devant un langage psychanalytique. En revanche, oui, il s’agit
d’une entreprise cathartique, par l’écriture. Mathieu Brosseau, par elle, par
le chant, par la scansion veut « réinvestir les rêves et leur action.
CHANT. » (25). Et retrouver une forme d’accès à l’extérieur et à l’autre
(personnel et impersonnel) : « Sais-tu utiliser le sujet, toi ?
Le Nous, cet assemblage de Soi généralisé, cet émiettement d’un seul ». (47)
Comme si l’écriture pouvait procéder à un remembrement, une restauration.
Il y a un formidable mix de registres de langues, très intégré, un jeu permanent
sur le genre et le nombre, le singulier et le pluriel, les pronoms personnels. « La
voix se parle, c’est une lettre ouverte » (32) et elle se parle sans doute
telle qu’elle se parle intérieurement. Sans discriminations. Les images
semblent parfois relever du surréalisme mais en fait naissent sans doute d’une
source plus profonde, commune avec le surréalisme bien sûr. Ces images ne
semblent pas avoir statut de métaphore en ce sens qu’il n’y aurait pas d’analogie
ou de comparaison. Pas de comme si
mais du c’est.
Le livre se compose de six parties qui sont autant d’étapes dans cette trajectoire dont il a été question :
composition et écriture donnent le très fort sentiment d’un travail vers l’ouverture
puis de l’avènement de cette ouverture. Le texte a d’ailleurs par moment
quelque chose d’aquatique, à la fois amniotique et océanique, reflétant un
double mouvement oscillant entre risque de retour régressif et expansion inouïe
de soi.
Et lorsque Mathieu Brosseau évoque un « troubadour virevoltant, chantant »
(64), on en vient à se demander si finalement, le chant, car ce livre est à la
fois un chant et une sorte d’épopée avec ses éléments légendaires ou mythiques,
n’est pas l’issue vers l’ici, ce qui
fait advenir à la fois l’ici du
présent et le nous : « la
partie de toi, ensorcelée, il conviendrait que tu la portes jusqu’en de
meilleurs termes » (96).
Un chant émouvant aussi en ce sens qu’on l’entend souvent, surtout dans le
début du livre, comme le chant d’un enfant dans le noir, un enfant qui se
rassure avec sa propre voix. Il faut résoudre la tension entre un désir de
silence qui est sans doute surtout désir d’une voix propre, qui se cherche et
se trouve au travers du livre et toutes les voix intrusives qui tentent de
prendre le dessus.
Il est impossible d’épuiser ici toute la richesse de ce livre. On peut
peut-être proposer pour conclure qu’on est ici
dans ça, devant une poétique du dé-lire,
pour lire le délire mais aussi le dé-dire et en délier les constituants, une
poétique pour saper ce qui lie mal et donc entrave. Une poétique en forme de
coin à poser ici ou là pour soulever la masse ce qui écrase et pour desceller
ce qui étouffe. Et que cette entreprise est donnée à voir et à lire dans son
essor et sa réalisation.
[Florence Trocmé]
Mathieu Brosseau, Ici dans ça, Le Castor Astral, 2013, dessin de couverture
et vignette de Jean-Marc Scanreigh, 15€
*Une lecture d’extraits d’Ici dans ça
sera donnée par Nâzim Boudjenah, pensionnaire de la Comédie-Française, ce jeudi
20 mai, à la bibliothèque Marguerite Duras à Paris. En savoir plus.
Poezibao proposera ultérieurement un
entretien avec Mathieu Brosseau autour de ce livre.