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Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Publié le 07 juillet 2013 par Chatquilouche @chatquilouche

Salut, c’est moi, Alexis.  Drôle de nom pour une fille, j’en conviens.  Une étonnante idée de ma mère, à DSCN2486l’ordinaire si conformiste.  Ma mère que, ces temps-ci, j’ai bien du mal à supporter.  Je viens d’apprendre une bonne nouvelle, j’ai été acceptée au Cégep.  Et si je ne lui ai encore rien dit, c’est que dans sa tête elle s’imagine que je vais, chaque jour, me taper les cent kilomètres, aller-retour, comme je l’ai fait au secondaire, pour aller étudier dans la petite ville d’à côté.  Enfin, c’était son idée à elle, mais pas la mienne.  Quant à moi ma décision est prise.  J’ai même mis de l’argent de côté.  Au mois d’août, je pars pour la grande ville.  M’installer.

Sacrer mon camp bien loin d’ici, ça fait tellement longtemps que j’en rêve.  Ici, c’est beau, c’est vrai, tout le monde le dit.  Mais moi, j’ai pas encore l’âge de me bercer sur la galerie et de me griser de paysages.  J’ai plutôt le goût d’une ville bruyante avec plein de monde sur les trottoirs, et puis des cafés et des bars ouverts jusqu’au milieu de la nuit.  D’une ville où l’on vient de partout.  D’ici, d’ailleurs, de n’importe où.  De Chine, du Maroc, d’Haïti…  J’ai tellement besoin d’être ailleurs.  Et dans ma tête et dans mon cœur, me sentir citoyenne du monde.  Loin de la mentalité du village à l’esprit trop souvent coincé, entre la messe du dimanche et les séries à la télé.

De mon désir de voir le monde, j’en ai souvent parlé à ma mère.  J’ai toujours eu la même réponse.

« Si au moins, tous les dimanches, tu te forçais pour aller à la messe au lieu de t’enfermer dans ta chambre pis de passer ton temps sur l’Internet, au moins là, tu verrais du monde…  Pis ça fait ben cent fois que je te le dis, encore une fois je te le répète : sors, ma fille, dans le village, fais-toi un chum ! »

J’ai beau lui dire que j’ai pas le goût de sortir avec un de mes petits cousins ni avec un de ces gars du coin qui, en attendant de se trouver de l’ouvrage, passe ses journées sur son VTT à virailler tout autour du village.  J’ai beau lui dire, lui répéter.  Elle comprend rien.

Va bien falloir que je lui annonce.  Pour elle, ça va être un coup dur.  Parce que, vois-tu, je me suis inscrite en arts.  Pour le dessin, je suis plutôt douée.  L’autre soir, histoire de tâter le terrain, je lui en ai glissé un mot.

« Le dessin c’est un beau passe-temps, a dit ma mère.  Mais tu serais mieux de choisir autre chose, comme comptable ou bien secrétaire.  Les arts, ça ne fait pas vivre grand monde.  Pis moi, j’voudrais surtout pas voir ma fille rater sa vie, entourée d’ivrognes pis de drogués. »

« Parlons-en, maman, que je lui ai dit.  Des ivrognes pis des drogués, y en a pas plus, pas moins qu’au village ! »

Et c’est là que le ton a monté.  Et moi, j’ai pas attendu la suite, les menaces et la crise de nerfs.  Avant de m’enfermer dans ma chambre, je lui ai claqué la porte au nez.

Le problème avec ma mère c’est qu’elle a peur, tellement peur qu’à l’écouter on finirait par croire que hors du village, passé ses frontières, le vaste monde est peuplé de pervers.  Je pense bien qu’à force de prêter l’oreille aux racontars de tout un chacun et de suivre, le soir à la télé, toutes ses maudites séries policières, elle a fini par dérailler.  Faut dire que, depuis le départ de mon père, elle n’a pas eu la vie facile.  Elle a toujours fait son possible pour qu’on ne manque jamais de rien, ma sœur et moi.  Une succession d’emplois précaires et souvent mal payés.  Ces temps-ci, chaque jour, des ménages chez quelques vieux voisins radins.

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Et moi, je suis là à me demander comment je pourrais lui faire comprendre que je ne suis tout de même pas naïve et que j’ai seulement le goût de risquer, juste pour une fois, un beau rêve.

Tu sais, l’année dernière quand, loin d’ici, dans les grandes villes, les jeunes défilaient dans les rues par milliers.  Moi, impatiente, dans mon petit village, comme on dit dans les livres, je rongeais mon frein.  Crois-moi, j’aurais voulu y être et pas seulement pour protester.  Mais simplement pour y être, et avec les autres, rêver.  Rêver ensemble d’un autre monde…

Notice biographique
Billet de L’Anse-aux-Outardes, par Claude-Andrée L’Espérance…

Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée àla fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à force d’y vivre, ont fini par en prendre la couleur. Installée aux abords du fjord du Saguenay, en marge d’un petit village forestier et touristique, elle partage son temps entre sa passion pour l’écriture et le métier de cueilleuse qui l’entraîne chaque été à travers champs et forêts.  Elle est l’auteure des photographies qui illustrent ses textes.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)

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