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« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

Par Fric Frac Club
« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

Est classique le livre qu'une nation, un groupe de nations, ou la durée, ont décidé de lire comme si, dans ses pages, tout était délibéré, fatal, profond comme le cosmos et susceptible d'interprétations sans fin. [...] Une préférence peut bien être une superstition.

— Jorge Luis Borges, « Sur les classiques », Autres inquisitions

« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

1.

On connaît l'hyper-classique « certaine encyclopédie chinoise » que tout le monde cite que Foucault cita que Borges cita que Franz Khun cita qu'un encyclopédiste chinois a rédigée, intitulée Le Marché céleste des connaissances bénévoles, et qui présente une classification absolument fantaisiste (et peut-être plus prompte à dire quelque chose sur l'univers, du fait de ses écueils et bizarreries, que la langue exhaustive et mathématique de Wilkins ou de ses homologues cités aussi par Borges) :

« Dans les pages lointaines de ce livre, il est écrit que les animaux se divisent en a) appartenant à l'Empereur, b) embaumés, c) apprivoisés, d) cochons de lait, e) sirènes, f) fabuleux, g) chiens en liberté, h) inclus dans la présente classification, i) qui s'agitent comme des fous, j) innombrables, k) dessinés avec un pinceau très fin en poils de chameau, l) et caetera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent des mouches ».

Venant de Borges, spécialiste à sa manière de l'insinuation et du biaisement, on pourrait largement accepter que cette taxinomie animalière ait été écrite dans un sens bien précis : prendre les animaux pour des livres, et les catégories encyclopédiques pour des rayons de bibliothèque – il s'agit toujours chez lui de mettre la littérature au premier plan, et les divers règnes de sa faune si diverse et difficile à inventorier. Peut-être sa défiance régulière envers toute proposition philosophique totalisante et autoritaire l'a-t-il poussé à cette nouvelle fantaisie, lui permettant d'équilibrer le très sérieux vertige métaphysique et néanmoins imaginaire de sa Bibliothèque de Babel.

Son invention (au sens où Colomb invente l'Amérique) permet de plonger dans la plus ancienne culture (chinoiserie borgésienne) et de retirer pour nos jours une manière nouvelle de trier les cartons mentaux. C'est un peu ça la modernité, faire du neuf avec du vieux, ou bien encore l'inverse, faire du vieux avec du neuf : croirait-on seulement qu'il citât simplement cette vieillerie trouvée on ne sait où, qu'il nous apparaîtra ensuite qu'il en est l'inventeur (Borges, c'est Ménard, en fait). Une notice consacrée à « La langue analytique de John Wilkins » [1] ne nous apprend rien sur la véracité des sources de Borges. Mais enfin, le canon littéraire est tel que nous lui devons bien une toute vénérable confiance.

« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

2.

Il n'aura jamais cessé de jouer au chat et à la souris avec le lecteur, le pointant très précisément du fût ironique, inquisiteur et subjonctif de son revolver rhétorique, menaçant l'orgueil de celui-ci de n'avoir pas lu ou relu tel Shakespeare ou tel Dante, tel Edda ou telle Odyssée, et bien encore tel auteur a priori mineur qui de fait semble passer au premier plan de la Bibliothèque (que d'autres appellent... l'Univers, je le rappelle). Alors que Monteroso avait déjà sérieusement entamé l'ego du lecteur avec sa petite & salvatrice pique, je poursuis, hanté, la dérive qui n'est cependant et de loin pas née d'hier, avec ce spectre borgésien accroché à mes épaules. Le plus anglais des argentins me rend plus argentin que je ne suis (j'aurai pu l'être, mais un aïeul italien au siècle dernier a préféré la France à l'Argentine, c'était moins loin pour rentrer au village, de temps à autre), et impose son écrasante présence au point que je dois moi-même souffrir du complexe de ce qu'une bonne partie de la littérature argentine (et mondiale) qui se veut un tant soit peu moderne souffre : que faire après Borges.

Et donc, bien sûr, ce syndrome n'étant pas spécifiquement contemporain, que faire après Shakespeare, Dante, les Eddas et L'Odyssée.

Que faire après.

Je crois que Borges nous dit qu'il faut faire avec (ah ! avec toute l'ambiguïté que cette expression peut porter) :

« je crois qu'un livre classique est un livre que nous lisons d'une certaine façon. C'est-à-dire que ce n'est pas un livre écrit d'une certaine façon, mais lu d'une certaine façon. [...] Un livre classique est un livre lu d'une certaine manière. » [2]

– voire faire dans, dedans, à l'intérieur :

« dans le cas d'un sonnet, par exemple, on devient ce qu'était l'auteur quand il l'a rédigé, ou quand il l'a imaginé. C'est-à-dire que, au moment où nous disons : “Poudre seront, mais poudre énamourée”, nous sommes Quevedo, ou nous sommes quelque latin – Properce – inspirateur de Quevedo. » [3]

La pénétration d'un classique – cette « certaine » lecture dont il parle juste avant – doit permettre de traverser le temps, d'y voyager littéralement dans les deux sens, la temporalité devenant matière malléable pour le lecteur, support ou medium avec lequel construire ce qui ne semble pas simplement donné, ce qui n'est pas simplement donné.

Pas contre, pas pour, ni selon ou en en faisant abstraction, mais : le passé mené à notre présent, et notre futur à ce qui est là. L'Eternité, l'une des principales obsessions de Borges, paraît chez lui non pas faire partie d'une idéologie, d'une croyance ou d'un mode de vie (rien de religieux ou politique, par exemple, si l'on considère, s'agissant de ces... faits, de réalité), mais bien une indispensable fiction qui permet de saisir le fugace, qui indéniablement nous construit en tant que lecteur. Un esthétique, en fin de compte ; le rapport, la relation éternité-fugacité comme essence d'une esthétique. Son canon aurait plus à voir avec une pratique fixatrice du fugace dans l'éternité, ou comme fuite de l'éternité dans le fugace. Et comme pratique, elle est évidemment toujours en développement.

Canon mobile en exercice.

« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

3.

C'est encore le propos de José Lezama Lima : inquiéter ces satanés spectres qui sont quelquefois (souvent/presque toujours ?) plus en vie que les vivants contemporains : ils sont vivants et vous êtes morts, dirait Dick.

Les inquiéter, être plus spectre encore qu'eux ne le sont, c'est à dire encore plus vivants. Ainsi, Borges avec ses facéties intellectuelles pointe le Canon vers le lecteur [4], mais immédiatement, il le détourne au moment de tirer, le retourne (revolver, en espagnol : remuer/mettre sens dessus dessous), créant la magie de sa littérature et ce qui fait qu'elle va marquer à ce point le lecteur qui la pénètre, comme dans un péristyle aux colonnes inébranlables dont les points de tension sont certainement des points d'ironie : une authentique complicité, aussi vieille probablement que les vieux grecs eux-même (ou les vieux chinois), une complicité qui seule permet la communication, le dialogue, la discussion, voire la dispute – pour cela peut-être qu'il y a tant de duels chez lui, au couteau souvent, bien que les armes à feu ne sont pas négligées, pensons par exemple au Jardin aux sentiers qui bifurquent.

Dans l'arène avec lui : le Cubain José Lezama Lima, d'une dizaine d'années le cadet de l'Argentin, a lui aussi élaboré son propre classement. Il l'intitule « Cours Delphique » [5] et contient, à ce que j'en sais, deux doubles catégories des plus... élémentaires : les livres qui appartiennent à la leçon, et ce qui n'y appartiennent pas ; ou encore, variation au détail : ceux qu'on a reçus qu'on ne doit pas prêter, et ceux que l'on prête. En réalité, il n'existe certainement aucune liste exhaustive selon Lezama, mais de nombreuses pistes et citations sont lancées qui permettent d'en approcher la teneur.

Pareillement à Borges, Lezama va piocher dans la plus ancienne antiquité et se base sur quelque chose d'invérifiable pour élaborer l'esprit de son Cours : une sentence de l'Oracle de Delphes. Et comme Borges, Lezama impose la nécessité de faire une discrimination dans un corpus d'œuvres (probablement) infini, pour lequel il est impossible de figer rigoureusement les limites : le paradigme de la Bibliothèque de Babel pour l'un, et pour l'autre « la liste serait trop longue et, bien qu'[il] ai[t] une mémoire prodigieuse, [il] ne peu[t] [s]e les rappeler tous ». Lezama est néanmoins capable d'en citer certains, mais surtout, il annonce que « le Cours Delphique ne se fonde pas sur les œuvres maîtresses [6] […], il s'agit de quelque chose de plus délicat et de plus profond. Les “œuvres maîtresses” sont incluses dans le Cours, mais y sont également inclus ces livres qui, sans entrer dans cette catégorie, sont indispensables à qui s'intéresse à la culture. » [7]

Il y a donc une « catégorie » de livres non encore nichés dans le creux du canon, mais pour lesquels le canon réserve une place bien particulière – des œuvres en devenir d'œuvres maîtresses, pour peu que le lecteur les chargent, par la bouche ou par la culasse.

« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

4.

Aussi éloignés, opposés, voire contradictoires qu'ils le sont (si le mot ennemis n'était pas aussi fort, je me risquerais à l'employer car rien n'est moins différent que ces deux auteurs : par leurs écritures, leurs manières, leurs vies...), José Lezama Lima et Jorge Luis Borges sont deux astres polarisateurs centraux de la littérature de langue espagnole au XXe siècle. Et ils ont en commun deux choses absolument extraordinaires et rares : une érudition phénoménale & un véritable amour de la transmission ; une parfaite connaissance de la tradition & l'expérience de la nouveauté.

Borges, c'est un peu l'astre visible au plein firmament, qui nous regarde et dont la lumière tombe puissamment sur nos têtes. Lezama c'est la plus éloignée des étoiles, occultée d'être si lointaine, qu'il faut faire l'effort d'aller chercher ses rayons cosmiques au risque de se faire intégralement absorber. Leurs œuvres respectives et leurs apports sont incommensurables ; mais leurs destins dans les bibliothèques des lecteurs sont très différents. Tout le monde connaît Borges, le plus européen des latino-américains ; les lecteurs de Paradiso se comptent sur les doigts d'une main en comparaison, et les autres n'ont jamais entendu parlé du plus « chinois » des caribéens. Il se trouve des justifications socio-politiques, familiales, culturelles, mais je ne m'amuserai pas ici à faire une biographie comparée…

Alors, leur force, leur énergie partagées se trouvent dans leur capacité à dépasser la gentille querelle des anciens et des modernes, et à effrayer tout canon qui pointe vers eux, les lecteurs, le retournant vers lui, devenant le Canon même. Imitation, modélisation. Le canon est ce qui assimile et dépasse cette querelle éculée. Si le classique impressionne par sa patine et le nouveau enthousiasme par ses éclats, l'un et l'autre peuvent rapidement passer à la trappe, directement et sans préambule (une génération suffit, des fois moins) ou échanger leur rôle selon quelque historique contingence. Au-delà de la querelle, il me semble bel et bien que le canon apparaît comme un pur dynamisme et un perpétuel devenir – en cela respecté par les deux partis en présence, Borges et Lezama. Le canon est une arme de guerre mais les deux hommes sont inoffensifs – je veux dire au corps à corps. Leurs œuvres, par contre, sont un moyen imparable pour devenir ce qu'on devient : selon la leçon des deux hommes, c'est de lire, et lire, c'est savoir ensuite ce qu'on en fait.

Ainsi, Borges invente son encyclopédie chinoise ; Lezama compose son Cours Delphique. Les deux badinent avec leurs références si terriblement érudites, entendent s'exclure en toute humilité (hum...) de leur propre classification et parviennent pourtant à faire accepter au lecteur (chacun avec ses moyens) qu'on est tous dans le même bateau si l'on a le courage non pas d'affronter le canon en face, mais de le prendre en main. Ensuite de le détourner/retourner/contourner pour laisser apparaître une nouvelle forme ou inclinaison qui laissera sur le bord du chemin sa meurtrière utilisation militaire (l'art au service du peuple, on a vu ce que ça donne) comme son instrumentation en mesure, bien pratique pour construire une sempiternelle cathédrale de solide gré, mais inutile à bâtir l'archi-intemporel palais fragile du Facteur Cheval.

« Abandonner toute résistance. » – Notes sur la forme du canon. - Jorge Luis Borges / José Lezama Lima par Antonio Werli

5.

Je me joins à Borges qui définit un livre classique s'il laisse « présager une longue éternité, mais nous ne savons rien de l'avenir, si ce n'est qu'il différera du présent. » [8] Cependant, je pense que le canonique va plus loin, et échappe dans un sens aux contingences historiques, à la causalité et à la logique, et comme je le disais, plus qu'un instrument de mesures ou de règles, je propose de définir le Canon comme le moyen de sortir du temps – non pas à la manière borgésienne de l'Eternité, mais plutôt en analogie à ce que cherche à atteindre Lezama lorsqu'il parle d'« abandonner toute résistance », oui, une manière d'atteindre un absolu, une intemporalité, voire atemporalité, faisant du lecteur un véritable homme-canon qui crève l'écran du temps, mais j'extrapole certainement.

Le Canon, c'est le moule dans lequel peuvent se couler les classiques ou en creux se dessiner la nouveauté. C'est un moule héraclitéen qui échappe à l'éternité et à la mode, et qui pourtant permet l'existence et la mesure des deux classes si gênantes et simplistes auxquelles il est si facile et courant de faire référence. Il semble alors préférable de suivre ce que ces deux géants latino-américains ont proposé chacun à sa manière : une classification toute personnelle dont le projet est de s'y retrouver pour eux, et, pour leur lecteur, d'être la remise en cause et le déconditionnement qui permet de trouver ses propres repères. Repenser/reclasser, pour (re)piquer un titre à Perec qui s'était posé la question formelle du rangement.

Que faire après ?

Lire encore et toujours.

Licario était convaincu qu'il existe un savoir oraculaire dans lequel chaque livre serait une révélation ; le fatras de lectures inutiles où sombrent les adolescents seraient ainsi évité. [...] Chaque livre doit être une sorte de révélation, comme le livre qui déchiffre le secret d'une vie. [...] ces bibliothèques se renouvellent constamment et suscitent de grands débats [...] Et il est des livres qui, après avoir décrit la parabole d'une absence magique, reviennent occuper leur place, tous étant enclins à s'envoler vers des régions que nous ne connaissons pas.

– José Lezama Lima, Oppiano Licario, chap. IX

Relire. [9] Illustrations : gravures du XIXe siècle.

[1] La classification de Borges est tirée de cet article, in Autres inquisitions, édition de La Pléiade de ses œuvres.

[2] Borges en dialogues, J. L. Borges et O. Ferrari, 10/18.

[3] op. cit.

[4] « 2. Canon, I, 4 : Dans l'antiquité, liste d'auteurs considérés comme modèles / II : Imitation, par une partie vocale ou instrumentale, d'un thème qui vient d'être énoncé. » – Le Robert.

[5] Qui prend une forme romanesque dans Oppiano Licario à travers les mots de la voyante Editabunda, et qu'on peut lire dans une conversation avec l'auteur paru dans le numéro II de la revue Cyclocosmia.

[6] C'est-à-dire les classiques.

[7] « Le Cours Delphique » in Cyclocosmia II.

[8] Dans « Sur les classiques » in Autres inquisitions.

[9] Remarque : cet article reprend, corrige et augmente substantiellement des notes antérieures publiées sur l'ancien blog du FFC il y a quatre ans. D'où l'intérêt de la relecture, surtout pendant les congés estivaux…


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