Magazine Culture

[note de lecture], Marie Rousset, "Conversation avec les plis", par Anne Malaprade

Par Florence Trocmé


[note de lecture], Marie Rousset, Écrire comme on s'attaque à un puzzle d'au moins soixante-douze pièces dont on ne saura jamais combien de formes exactement ciselées il peut contenir, quel paysage intérieur il entend révéler, quelle intrigue il dénoue par la représentation. Un puzzle in(dé)fini, qui dessine l'autoportrait lui-même fracturé d'une femme éprise, d'une femme aux prises avec les plis extérieurs et intimes : pliures, pliages, plissements, pliures, replis, dépliants. Chaque mini bloc de prose, ou de vers (ils sont plus rares), est numéroté et fonctionne comme la pièce d'un jeu perplexe qui a commencé bien avant ce livre-ci et qui ne s'achèvera qu'avec la fin de la parole, pli suprême d'un son courbé par le sens. Marie Rousset conçoit l'écriture comme un exercice ludique qui emprunte au chantier, à l'exploration, au forage. Attention, travaux ! Quels dépôts de savoirs et de techniques, quelles ombres vont être extraites de ces profondeurs coordonnées aux surfaces ? Écrire c'est creuser, découvrir, dépoussiérer, classer, lister, désordonner l'ordre, ordonner le désordre, mettre sans/sens dessus dessous avec patience, tout en inventant une phrase-outil qui ne cesse de miner la langue en déminant la grammaire. La syntaxe est très légèrement dévoyée, les syntagmes se bousculent et se précipitent, la proposition s'arrête net, se casse la tête, ou casse sa tête, coupée dans son élan, et ne retrouve son parcours fléché que dans la pièce suivante, le bloc de texte ultérieur. Parallèlement certains mots quotidiens sont " trafiqués ", tressés les uns aux autres, collés, emboutis, malléables : " C'est toujours un Soi qui fait bienmal à soi et à un autre Soi. Aujourd'hui, je ne peux plus, ou exceptionnellement, séparer ces deux mots bienetmal. Et, quand ils sont employés séparément ils provoquent une déchirure dans mon entendement. "
Lire c'est alors découvrir un chantier, s'attendre donc, à glisser, tomber, déraper, heurter, s'arrêter, être surpris, arpenter (avec) les mots un monde en dé- et construction. On sort du livre très étonné, un peu sonné, heureusement surpris, avec l'envie de retourner - mais de nuit cette fois, clandestinement en quelque sorte - dans ce drôle d'atelier qui compile et collecte les expressions et les livres, les titres et les syntagmes, les extraits et les citations. Atelier qui contient des fragments de littérature, littérature qui tient le monde, monde qui maintient le moi. " Mais j'aime les situations encombrantes contenues. Et ce sont les livres qui contiennent. Qui me contiennent. Ce sont eux qui résolvent mes quelques colères et fabriquent par conséquent quelques avancées ". La lecture, ainsi, entame la réalisation d'un puzzle qui déplie l'impersonnel à partir du personnel. Nous sommes tous et toutes Marie Rousset, et partageons cette " portion muette " qui fait de chacun de nous un sujet de parole. Et de la lecture à l'écriture il n'y a qu'un pli : lire déplie une écriture aussi bien qu'écrire plie une des lectures possibles.
Ainsi : écrire c'est poursuivre la lecture, dérouler le fil d'un tissu qui juxtapose et assemble, coud et répare, accroche et distend : " [...] je file tisser la continuation des choses et mettre en place ce qu'il faut ne plus taire pour aimer cette continuation ". Écrire pour converser avec les plis, et découvrir des plis là où l'on pouvait croire que le lisse et le plane s'imposeraient. Les plis dessinent le monde et silhouettent ses anfractuosités. Plis de papier, plis de chair, plis architecturaux, plis spatiaux et tissus de plis. Là où ça pense, là où ça imagine, là où ça désire et entrelace, les plis chorégraphient le temps et la matière, les volumes et l'espace, les songes et les attentes. La Vie dans les plis selon Michaux devient, avec Marie Rousset, une conversation avec ce qui constitue tout à la fois une structure et une forme, une grille d'analyse et une règle du jeu, un angle d'attaque qui se révèle une perspective d'écriture. Converser signifie originellement " vivre avec ", et c'est bien de courant de vie et de vie courante, de rapport à l'autre, à la chose, au dehors mais aussi au plus intime, lorsqu'il déplie l'impersonnel, qu'il s'agit ici. Le puzzle est assurément intérieur, invisible, inaccessible et inattendu. Il est le nom de cette recomposition permanente que le " je " invente lorsqu'il est temps de vivre et d'expérimenter la tension fébrile que constitue le désir.
[Anne Malaprade]
Marie Rousset, Conversation avec les plis, éditions de l'Attente, 2013.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines