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Bienvenue au bout du monde

Publié le 28 avril 2008 par Dje
Bienvenue au bout du monde

Le contraste avec une culture étrangère est toujours saisissant. Je ne parle pas juste de franchir une frontière et de rencontrer un mode de vie qui est finalement presque le même que celui que l'on connaît. Non, je parle de lieux et de gens dont la vie est si différente des nôtres que l'on se demande s'ils vivent sur la même planète. Des zones perdues, hors du temps, où s'entrechoquent réalités ancestrales et influence malgré tout bien présente du monde moderne dans tout ce qu'il peut apporter de bouleversements inattendus. Kiruna, 100 kilomètres au nord du cercle polaire, cité isolée dans la Laponie suédoise, appartient à ces lieux à la magie encore intacte bien que polluée par la rudesse de contraintes intemporelles. Cette ville d'à peine 20.000 habitants fait partie d'un monde unique, dont de nombreux témoignages rappellent sans cesse qu'ici rien n'est comme ailleurs : la neige qui tombe sans interruption, les aurores boréales qui illuminent des nuits sans éclat, la luminosité aveuglante du soleil qui se lève dès 4h du matin, le long manteau blanc qui recouvre prairies, lacs et routes dans une uniformité monotone et fantomatique.

Kiruna, c'est le bout du monde. Impossible de décrire cette ville d'une autre façon. Vous avez beau vous y attendre, cela surprend quand même. Les dix-sept heures de train depuis Stockholm donnent déjà un avertissement. L'espace de ce trajet interminable, je me suis senti transposé au cœur de l'Orient-Express, à tel point que je me suis presque imaginé voir surgir Hercule Poirot au détour du très rustique wagon-restaurant. J'adore ce genre d'ambiance un peu mystérieuse rehaussée par les paysages mornes qui défile à la fenêtre. En dix-sept heures, c'est à peine si nous avons aperçu le moindre être vivant ou le moindre début de bâtiment. Rien d'autre que la forêt, la neige, le blizzard... Et ces lumières vacillantes pour éclairer des couloirs vides une fois la nuit tombée. On en viendrait presque à se faire des films, à se demander ce qu'il se passerait si le train tombait en panne. Serions-nous perdus au milieu d'une jungle hostile, loin de tout, coupés du monde ? Non, bien évidemment. Mais on aime à le croire, comme des pionniers à la découverte du grand Nord.

Mais ce n'est pas seulement l'ambiance et le paysage qui font de Kiruna une ville unique, mais plutôt son mode de vie. Cette ville a en fait été créée de toutes pièces à la fin du XIXe siècle pour permettre l'exploitation d'une mine de fer perdue dans cette étendue désertique. La voilà la raison d'être ce cette population, cette montagne surplombant la ville qui crache à longueur de journée des volutes de fumée polluant le tableau parfaitement immaculé des plaines environnantes. Plus du tiers des habitants travaillent à la mine, les autres assurant la maintenance des routes, l'accueil hôtelier ou je ne sais quelle autre tâche annexe. Sans mine, pas de ville, voilà ce que tout le monde ici vous répète. Et pourtant, ils en auraient des raisons d'en vouloir à cette exploitation forcenée des entrailles de la montagne. Ne serait-ce que pour cette explosion quotidienne qui fait trembler le sol toutes les nuits vers 1h15 dans le but de faire tomber le fer au fond des tranchées souterraines. La première fois, on se demande ce qui se passe. La deuxième, cela surprend encore bien qu'on nous ait expliqué les raisons de ce mini-séisme brutal. Les autochtones, eux, ne se réveillent même plus... Effroyable pouvoir de l'habitude ; la montagne pourrait s'effondrer qu'ils ne réagiraient même pas.

Au-delà de ça, le moteur de la ville en est aussi son plus grand malheur. Parce que les mineurs creusent toujours plus profond, avec toujours plus d'efficacité et d'impatience, les crevasses à ciel ouvert et autres glissements de terrain sont devenus monnaie courante. Devant l'effondrement manifeste du sol, les routes ont commencé à être détournées, les bâtiments déplacés. D'ici trente ans c'est toute la ville qui aura été sortie du sol et replantée quelques centaines de mètres plus loin. Ce cas n'est pas isolé dans le nord de la Suède, d'autres villes ayant déjà subi ce drôle de sort. Et les habitants dans tout ça ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, ils acceptent sans rechigner tout ce que la mine leur impose. Vivre sous le risque permanent de voir leur rue s'effondrer ou être contraints à déplacer leur maison ne les dérange pas outre mesure, tant que c'est pour le bien de l'exploitation. Parce qu'ils se savent tous dépendants de cette mine qui les fait vivre depuis maintenant plus d'un siècle. "No mine, no Kiruna" se plaisent-ils à dire. Fatalisme compréhensible mais néanmoins saisissant. Oui, décidément, ces gens vivent hors du temps, dans une autre dimension.

Alors, en sociologue curieux de mieux comprendre les motivations de cette population, j'en suis venu à me demander ce qui allait advenir de Kiruna lorsque l'exploitation minière aura atteint ses limites, ce qui est estimé pour 2040. Je n'ai pas osé poser la question, comme si je savais déjà la réponse qui m'attendait. Ils partiront, c'est sûr, puisque aucune opportunité n'est présente dans ce lieu vivant en quasi-totale autarcie. Kiruna deviendra une ville fantôme, dont l'existence aura duré 150 ans. Alors si c'est pour partir dans trente ans, pourquoi ne pas le faire tout de suite est-on tenté de demander aux jeunes générations ? Sûrement parce qu'au fond d'eux-mêmes, ils se sentent tous redevables de cette drôle de montagne qui les abrite, les menace, les nourrit, et au final marquera leur perte.


(Chroniques d'un expatrié - Etape 2: la Suède 1/2, 28.04.2008)

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