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Edgard Allan Poe: « Un homme possédant une grosse bourse n’a généralement qu’une très petite âme à mettre dedans ».

Publié le 16 août 2013 par Donquichotte

« À mesure que nous devenons riches, nos idées se rouillent ».

Edgard Allan Poe

« Habitations imaginaires »

Jeune, j’ai lu Poe, mais je ne crois pas avoir connu ce texte. Sa lecture me confond, mais le fait que le texte ait été traduit de l’anglais au français par Baudelaire m’a d’abord intrigué, puis décidé à le lire. Bien m’en a pris.

J’ai lu d’abord la notice (postface) de Lionel Menasché. J’y ai appris que les trois textes de ce livre ont des ramifications (la notice parle d’une unité d’inspiration) qui ont amené Baudelaire à les rassembler. Celui-ci sélectionnait les textes de Poe, il les organisait et les traduisait. Menasché nous dit que l’on va trouver dans ces textes une « question centrale » qui est celle de la fabrication du bonheur, elle-même indissociable d’une quête de beauté chez Poe, pour qui la contamination du réel par l’élément poétique est un enjeu récurrent. Il est préoccupé par la transformation du monde et par l’idée que la Nature lui semble imparfaite (On peut parler dans son cas de Surnaturalisme; on le verra dans le premier texte).

Le domaine d’Arnheim (texte 1)

Le narrateur (Poe) parle de son ami Ellison (Poe toujours) qui réfute le dogme que dans « la nature même de l’homme gît un principe mystérieux, ennemi du bonheur ». Ainsi pas de catastrophisme dans sa vision de l’homme (né pour un petit pain – on a beau faire, il y a un Karma… ).

La thèse du narrateur, dès la deuxième page, séduit : « Un examen minutieux de sa carrière (celle de Ellison) m’a fait comprendre que la misère de l’espèce humaine naît, en général, de la violation de quelques lois d’humanité; - que nous avons en notre possession, en tant qu’espèce, des éléments de contentement non encore mis en œuvre, - et que même maintenant, dans les présentes ténèbres et l’état délirant de la pensée humaine sur la grande question des conditions sociales, il ne serait pas impossible  que l’homme, en tant qu’individu, pût être heureux dans de certaines circonstances insolites et remarquablement fortuites ». J’ai souligné exprès des mots qui me semblent près de la réalité d’aujourd’hui, (ainsi cette humaine pensée délirante) mais aussi d’autres mots qui surprennent (on n’est pas certain où Poe nous emmène) parce que il n’est pas aisé de comprendre que l’on puisse miser sur des circonstances « fortuites » (le hasard y étant pour quelque chose) pour trouver la voie d’un heureux bonheur pour l’homme.

Cette thèse d’Ellison, le narrateur la défend et la dit reposer sur 4 principes (4 conditions élémentaires de félicité):

1-   La principale est « le libre exercice en plein air ». Pour lui, les cultivateurs de la terre seraient des gens « plus heureux que les autres »

2-   L’amour de la femme.

3-   Le mépris de toute ambition.

4-   La quatrième condition est l’objet d’une poursuite incessante : l’étendue du bonheur étant en proportion de la spiritualité de ce quatrième objet (?)

Je n’ai jamais connu de thèse semblable.

Et pourtant, je ne suis pas étonné du premier principe. Je m’entends souvent me dire que la nature est mon vrai « lieu »; un lieu de repos, de solitude, un lieu de communion avec l’insolite, l’inattendu, le vrai réel, oui, un réel palpable, à jouir, qui ne ment pas, qui peut me surprendre, m’égayer comme me rendre triste, c’est selon. Je m’entends souvent me dire que l’homme est d’abord un manuel, avant que d’être un intellectuel; un travailleur qui, tout comme ce cultivateur de Poe, avec son corps avant tout, trouve une félicité dans l’effort fourni, dans la sueur qui goutte, dans l’ascèse nécessaire, dans la multitude des « états d’âme » qu’il traverse, et finalement, dans la transformation de l’objet naturel qu’il a entre les mains (aussi virtuel soit-il, cet objet; et cela n’est pas contradictoire).

Étonnant aussi ce deuxième principe, « l’amour de la femme ». Je ne conçois pas autrement la vie, ma vie. Mais il ne me serait pas venu à l’esprit de mettre une telle condition à une thèse sur le bonheur de l’homme. Je me serais sans doute égaré – théoriquement -, dans des principes un peu moralisateurs, éthiques, sinon des règles de vie communisantes, coopératives… où la politique et la culture, ou encore l’économie et le social auraient trouvé la première place dans une théorie bien documentée et bien approfondie de la vie où l’’amour des autres aurait pris le pas – juste un peu -, sur l’amour de la femme... Mais tout comme le premier principe, cela me semble couler de source. Pourquoi, oui, ne pas être aussi naturel et simple, et miser là-dessus : aimer la femme avant tout?

Le troisième principe ne me surprend pas non plus, mais je l’aurais dit autrement. J’aurais parlé de coopération, de « non-concurrence » (abordé une thèse marxiste sans doute); mais cela est dit plus « justement » ainsi : il ne doit pas y avoir « l’ambition », dans le cœur, les faits, la pensée et les gestes de l’homme. Et surtout cette « ambition malsaine » qui concourt à rendre l’homme plus malade (plus aliéné) qu’il ne l’est quand son seul objectif est de « gagner, vaincre le concurrent, briser autrui, être le premier, mésestimer et sournoisement s’imaginer être au-dessus de ses collègues, s’autoriser d’être l’autorité (souvent celle du poste; mais aussi celle de qualités personnelles dites charismatiques) qui écrase, pour finalement arriver au sommet, au faîte d’une éphémère position de pouvoir ». Mépriser l’ambition… pour parvenir au bonheur ? Oui.

Le quatrième principe? Une quête incessante! Oui, cela ne m’échappe pas que l’homme a un petit quelque chose en dedans, qui conduit l’homme; j’ai cette intime conviction que l’effort que l’on met à trouver une bonne voie, une bonne solution, (à la recherche du bonheur?) a à voir avec un esprit en éveil, un esprit qui n’est pas toujours rationnel, un esprit qui transcende les choses et qui les porte plus haut. Et qui nécessite une placide, mais pas inerte, et indéfectible patience; comme si on voyait – nous les attendons, pour sûr, nous ne sommes pas si bêtes -, des anges dans le ciel (pourquoi hésite-t-il à dire dieu?) qui descendent vers nous pour assurer notre route.

J’ignore ce qui vient mais j’aime ce que j’ignore, et qui est, et qui vient.

Poe dit de son héros, Ellison, qu’il a une intelligence pour qui « l’acquisition des connaissances est moins un travail qu’une intuition et une nécessité », et, ainsi, qu’il est un poète dans le sens le plus noble et le plus large. C’est dans cet esprit que Ellison croit que la seule satisfaction du poète réside dans la création de formes nouvelles de beauté, et plus spécifiquement – une nuance de matérialisme, dit-il, s’impose -, pour lui, la seule voie légitime à la poésie; cela « consiste dans la création de modes de beauté purement physique ». Et c’est par là qu’Ellison affirme que le domaine le plus riche – inexplicablement négligé, selon lui -, de l’art réside dans le « jardin-paysage ». La nature met tous ses effort vers la beauté physique; nous en contemplons le résultat tous les jours, sur cette terre; et pour Ellison, « il n’existe dans la nature aucune combinaison décorative, telle que le peintre de génie la pourrait produire ». En fait la beauté humaine en peinture ou en sculpture ne peut qu’approcher « la beauté vivante et respirante ».

La nature, ajoute-t-il, et ses arrangements, sont « arbitraires » en apparence, mais, pour Ellison, ils constituent la seule « vraie beauté ».

Comment expliquer cela, comment analyser cela, me dis-je, tellement je ne suis pas sûr où l’auteur m’amène ?

Et surtout, comment admettre que le « jardin-paysage », construction de l’homme, sur et avec la nature, puisse être, en beauté, supérieur à ce que la nature offre de beauté? Ellison (Poe) soutient pourtant cette idée, disant que « l’intention primitive de la nature devait avoir disposé la surface de la terre de manière à satisfaire en tout point le sentiment humain de la perfection dans le beau, le sublime ou le pittoresque; mais que cette intention primitive avait été déjouée par les perturbations géologiques connues ».

Qu’est-ce que je comprends de cela? Déjouée veut-il dire dénaturée, détournée de son sens premier, brisée? Mais quelles sont ces perturbations?

S’appuyant, ou plutôt, niant cette thèse qu’il existe deux styles de jardin-paysage, l’un naturel - la beauté naturelle de la campagne -, l’autre artificiel, - qui comprend autant de variétés qu’il y a de goûts différents à satisfaire, (dans les ensembles architecturées créés par l’homme) Ellison, croit que « la beauté originale n’est jamais aussi grande que celle que l’homme y peut introduire » (C’est, je crois, je le comprends comme ça, le coeur de cette thèse). Il rappelle en cela que l’on ne nous « apprendra jamais à concevoir un Parthénon » (je pourrais allonger cette liste et y inclure Angkor, ou Fez, les pyramides d’Égypte, ou même Paris, pourquoi pas?). Dans ces cas, Ellison parle d’un miracle accompli (celui d’une architecture sublime), et affirme que la « faculté de le comprendre devient alors universelle ». Ainsi, pourquoi, et en quoi, reconnaît-on que Paris est la plus belle ville du monde? D’où vient ce consensus universel? Mais cela peut-il suggérer – dans cette réunion de la beauté, de la magnificence et de l’étrangeté -, « l’idée de soins, de culture et de surintendance de la part d’êtres supérieurs, mais cependant alliés à l’humanité »? La nature serait alors telle qu’elle a l’air d’être sortie des mains des anges (?). C’est la thèse de Poe, et c’est sans doute là l’élément qui confond le lecteur, l’élément mystérieux (il faut se rappeler que le fantastique, l’insolite, sont toujours présents dans l’œuvre de Poe). Ici, il se serait amusé. Pourquoi cette allusion aux anges? Je m’amuse en secret, et sérieusement, lisant ce texte.

Ellison a cette vision.

Poe veut nous montrer concrètement ce que son héros en fit (de cette vision) lorsqu’il décrit les efforts et les nombreux voyages qu’Ellison fit à travers le monde afin de prouver cette thèse - c’est la dernière partie de ce texte -, recherchant éperdument un « lieu » - il a mis des années pour y parvenir; et le narrateur nous dit manquer de mots pour décrire un tel lieu -, qui correspondait à ce miraculeux jardin-paysage. La description qui suit – car Ellison a trouvé ce lieu -, est presque diabolique, j’entends j’ai rarement lu un texte décrivant une nature exceptionnelle (naturelle et bâtie) avec autant de précisions, autant de poésie, autant de virtuosité, autant de musicalité, autant de rêveries faites corps réels.

J’emprunte quelques éléments de cette description – quelques passages -, qui vont de la page 29 à la page 38.

« Les longues et épaisses mousses, qui pendaient, comme des panaches renversés, des arbrisseaux entrelacés par le haut, donnaient à tout l’abîme un air de mélancolie funèbre ».

« Leurs flancs s’élevaient… sans lacune perceptible, d’une draperie faite de bouquets de fleurs les plus magnifiques; à peine une feuille verte se laissait-elle voir, ça et là, dans cette mer de couleurs, odorante et ondoyante ».

« Les impressions produites sur l’observateur étaient celles de richesse, de chaleur, de couleur, de quiétude, d’uniformité, de douceur, de délicatesse, d’élégance, de volupté et d’une miraculeuse extravagance de culture… »

Au fil des pages… il est parlé-écrit de vélocité moelleuse, de mélodie surnaturelle, de tissu de velours d’un vert si brillant, de pure émeraude, de luxuriance sauvage…

À la toute fin, page 38, le paradis d’Arnheim (c’est le nom de ce lieu qu’enfin il nous présente) éclate à la vue :

« On entend sourdre une mélodie ravissante; on est oppressé par une sensation de parfums exquis et étranges, on aperçoit, comme un vaste rêve, tout un monde végétal où se mêlent les grands arbres sveltes de l’Orient, les arbustes bocagers, les bandes d’oiseaux dorés et incarnats, les lacs frangés de lis, les prairies de violettes, de tulipes, de pavots, de jacinthes et de tubéreuses, les longs filets d’eau entrelaçant leurs rubans d’argent, - et, surgissant confusément au milieu de tout cela, une masse d’architecture moitié gothique, moitié sarrasine, qui a l’air de se soutenir dans les airs comme par miracle, - faisant étinceler sous la rouge clarté du soleil ses fenêtres encorbellées, ses miradors, ses minarets et ses tourelles, - et semble l’œuvre fantastique des Sylphes, des Fées, des Génies et des Gnomes réunis ».

Menasché, dans sa notice, parle de cette « question centrale », chez Poe, de la fabrication du bonheur, elle-même indissociable d’une quête de beauté. Voilà, elle est là, cette beauté, au cœur d’une masse d’architecture, naturelle et créée par l’homme.

Je le rappelle, ce texte de Poe a été traduit par Baudelaire.

Le cottage Landor (texte 2)

(sous-titré : pour faire pendant au domaine d’Arnheim)

Poe écrit ici une sorte de suite au premier texte; son narrateur découvre une nouvelle merveille architecturale. Il n’est plus besoin de rappeler sa thèse, elle est dans le texte qui est une peinture détaillée de ce qu’il a vu. Le ravissement, dans le texte de Poe, va crescendo; nous accompagnons le narrateur lors d’un voyage à pied qu’il fit dans une campagne près de la ville de New York… et peu à peu, nous parcourons un chemin qui ondule et va à travers des vallées où le narrateur va se perdre. Peu lui importe puisque ce qu’il découvre lui plaît : le soleil avait à peine brillé, un brouillard fumeux enveloppait toutes choses, le gazon – on aurait dit un gazon anglais tellement il était parfait -, ne montrait aucun obstacle; la route non plus, on aurait dit que les pierres qui la longeaient avaient été placées là exprès, « des deux côtés du chemin, de manière à en marquer le lit avec une sorte de précision négligée tout à fait pittoresque. Des bouquets de fleurs sauvages s’élançaient partout, dans les intervalles, avec exubérance ».

« Il y a là de l’art », me dis-je, quand je lis ces lignes.

Voilà, Poe revient à son idée originale, à sa thèse, sans la dire… « Tout ce qui semblait avoir été fait ici pouvait avoir été fait avec les ressources naturelles (comme disent les livres qui traitent de jardin-paysage), avec très peu de peine et de dépense ».

Une autre idée me vient lisant ce texte; une toute petite idée, genre de corollaire. Je me vois construisant-restaurant des maisons, comme je l’ai fait si souvent dans ma vie, utilisant le maximum de ressources, des ressources naturelles , que je trouve sur place – je réutilise tout ce que je trouve, bouts de papier, morceaux de bois, pierres, briques, oui, tout ce qui agite mon œil de récupérateur; je travaille souvent avec rien, comme me le disait un ami ( idéalisant – c’est mon idée -, que je faisais des merveilles avec cela) -, avec en tête l’idée d’user d’un minimum de temps et de peine que je devrai y consacrer. J’ai entrepris souvent de gros projets d’architecture, et je dois donc travailler vite et bien; cela veut souvent dire, puisque je travaille seul, laisser tomber une meilleure idée parce qu’elle demanderait du temps et de l’argent. Je vois parfois - dans un magazine de décoration -, une bonne idée que j’ai eue, mais que je n’ai pu mettre en œuvre faute d’argent pour le faire; mais cela m’importe peu quand je me dis que je travaille seul, que je ne peux faire autrement – je m’accomplis ainsi -, et que je le fais assez bien et surtout, que cela me convient, et que cela est fait à partir de ressources que je trouve ici et là, ou que, souvent, des amis me donnent, sachant que je récupère tout. Drôle de me rappeler ainsi mes travaux de restauration de maisons.

Je reviens au texte de Poe. Le narrateur est envouté par ce qu’il découvre, tout cela frise une sorte de perfection; pour lui, seul un artiste pouvait avoir présidé à l’édification de ces éléments de natures placés là exprès. Seul celui, « doué d’un œil le plus délicat à l’endroit de la forme » pouvait avoir réalisé ces jardins, parcs, et sentiers qu’il parcourait. Une conjonction presque parfaite de la nature qui se laisse modeler et de l’œil d’un artiste a été à l’œuvre dans ce paysage. Tout lui semble flotter dans le brouillard, et dans le paysage, on dirait « d’ingénieuses illusions »; Poe parle alors de « tableaux fondants », comme on le dit chez nous, ajoute-t-il.

Les descriptions qui suivent sont folles : l’orme est aimable; le tilleul, le red-bud, le catalpa et le sycomore sont plus doux; le hickory plus gros et plus beau que l’orme; mais rien ne peut « dépasser en beauté la forme et la couleur verte, éclatante, luisante, des feuilles du tulipier ». Et aucun cristal ne peut rivaliser en clarté avec les eaux d’un lac qui apparaît au détour d’un chemin. Le narrateur se demande comment on a pu atteindre un tel degré de beauté et, ce qui apparaît un peu surprenant, se dit que s’il y a un défaut à reprocher à l’ensemble, c’est son « excessive propreté ».

Le narrateur qui serpente, marche, rêve, ondule, vole presque, et au comble de l’émerveillement qui ne lui laisse pas de répit, arrive enfin à la maison d’habitation. Là, il découvre une « architecture inconnue dans les annales de la terre ». Et ce qui le frappe, c’est que cet ensemble « montre le sentiment le plus fin de nouveauté combiné avec celui d’appropriation, - en un seul mot, de poésie ». Écrivant cela, Poe dit qu’il montre mieux ainsi ce qu’est la poésie, au lieu d’en donner une définition abstraite, plus rigoureuse. Pour son narrateur, en réalité, il n’y avait « rien de plus simple, rien de moins prétentieux que ce cottage ». Mais c’est de l’art, me dis-je encore, l’arrangement architectural qu’il décrit est analogue à celui d’un tableau de peintre. La description précise de la maison qui suit m’a fait sourire; il décrit minutieusement la maison que j’avais à St-Anaclet, avec sa cuisine d’été, ses toits en pente assez raide, ses fins de toit à la française quand ils débordent le mur dans une sorte d’encorbellement arrondi (c’est plus carré chez l’Anglais).

La thèse (celle de Poe, en fait celle d’Ellison du texte précédent) se poursuit – nous sommes à la fin de ce deuxième texte -, alors que le narrateur aperçoit sur le seuil de la maison une jeune femme de vingt-huit ans environ, qui s’approche vers lui, dans une démarche à la fois modeste et décidée, « absolument indescriptible » (sic Poe), avec cet impression d’enthousiasme, cette expression d’un romanesque intense, ou, comme il ose le dire, une étrangeté si extra-mondaine, un charme si puissant, sinon unique, et qui touche son cœur au plus profond de son être. Ça y est, dès ce moment, on le devine, l’homme est enchaîné à cette femme. « J’ai sûrement trouvé ici la perfection de la grâce naturelle, en antithèse avec l’artificielle ».

Pas d’étrangeté dans ce texte de Poe, pas d’intrigue, pas de théorie illuminée ou insolite (sinon certaine application de la thèse du texte précédent), oui, que de la poésie - le texte envoute -, que de la virtuosité, que de l’éclat d’un jardin ou celui d’un paysage, que de l’étrangeté parfaite et si simple d’un cottage, que de l’amour qui s’éveille pour cette femme, à l’allure romanesque, et qu’il ne connaît pas.

Philosophie de l’ameublement (texte 3)

Ce texte un peu étonnant, qui suit, parle de décoration (nous dirions aujourd’hui design) intérieure; il semble bien que Poe connaît bien, ou se les imagine bien, les décors d’intérieur en différentes régions du monde : en Angleterre, ils excellent; en France, meliora probant, deteriora sequuntur (note 12 : Allusion à Ovide, Les Métamorphoses (VII, 20-21), « Ils approuvent le bien et font le mal »); en Espagne, tout rideaux, tout pendaisons; en Chine, imagination chaude, mais mal appropriée; en Écosse, trop pauvres décorateurs; en Russie, ils ne se meublent pas… et chez les Yankees, chez lui, « ils vont à rebours du bon sens ».

Je découvre alors que texte a comme deux volets; d’une part une description savoureuse, poétique, presque scientifique en certains endroits, des architectures d’intérieur, et, d’autre part, une critique virulente des Américains, ces gens, et pour cause, qui n’ont pas d’aristocratie de naissance et qui ont « fabriqué à notre usage une aristocratie de dollars… nous avons été amenés à noyer dans la pure ostentation toutes les notions de goût que nous pouvions posséder ». (rappel : Poe écrivait cela dans les années 1840).

Bref, ajoute-t-il, « le coût d’un article d’ameublement est devenu, à la fin, pour nous, le seul critérium, de son mérite au point de vue décoratif ».

Dans son pays, l’Appallachie, écrit Poe, il n’y a rien de plus choquant pour l’œil que ce qu’on appelle un appartement « bien meublé »… aucune harmonie, soit le défaut le plus ordinaire qui soit. Poe évalue l’harmonie d’un appartement comme il le ferait d’un tableau où l’on ne doit pas (l’œil) être offensé par des arrangements anti artistiques. « L’éclat est la principale hérésie de la philosophie américaine de l’ameublement ». Il dit des Américains qu’ils sont violemment affolés de gaz (?) et de verre : « quiconque a une cervelle et des yeux refusera d’en faire usage ». Le verre, l’éclat (caractère principal du verre), des mots détestables, bannis par Poe quand il s’agit de parler de philosophie de l’ameublement.

Le malheur, ajoute-t-il, « c’est qu’ici un homme possédant une grosse bourse n’a généralement qu’une très petite âme à mettre dedans. La corruption du goût fait partie et pendant de l’industrie des dollars. À mesure que nous devenons riches, nos idées se rouillent ».

Puis le narrateur, il faut bien que je parle aussi de sa philosophie de l’ameublement, nous présente « une petite chambre sans prétention » : le propriétaire est assoupi sur un sofa… la forme de la chambre est oblongue… couleur des rideaux, cramoisi et or : montrés avec profusion, ils montrent le caractère de la chambre… le tapis, un tissu de Saxe, 1 1/2 pouce d’épais, simplement relevé par une ganse d’or… les peintures, principalement des paysages de style imaginatif… et parmi ces tableaux, trois ou quatre têtes de femme, d’une beauté éthéréenne… une table faite d’un beau marbre… vastes et magnifiques vases de Sèvres… haut candélabre… quelques tablettes, gracieuses, suspendues par des cordelettes de soie cramoisie à glands d’or… bref, un tout d’où « émane un sentiment de repos ».

Je me rappelle avoir lu les Histoires extraordinaires de Edgard Allen Poe – il y a de cela bien des années – mais je n’ai nul souvenir de pareils textes… je suis un peu étonné, et je suis heureux de cette lecture. J’ai fait un pas de plus.


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