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CINEMA : La Vie d’Adèle.

Par Vargasama
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LA VIE D’ADÈLE

Un film de Abdellatif Kechiche

« Le roman d’Abdellatif Kechiche »

À la manière de ces romans qui nous engloutissent, dont on voudrait presque tourner frénétiquement les pages, tricher et arriver le plus vite possible à la fin ; cette histoire nous est contée progressivement. Le mystère Kechiche nous livre pour toute directive cette énigme à résoudre : « La Vie d’Adele : Chapitre 1 et 2 ». Les premiers réflexes animaux nous imposent à croire qu’il s’agit d’une histoire inachevée, dont la suite paraîtrait incessamment. A l’image de Marivaux, dont l’héroïne Marianne écrit sa vie sous forme de lettres à son amie, qu’elle n’envoie qu’une par une.

Une fois le film dénoué et les rideaux imaginaires levés, j’étais toujours en proie à cet oubli inévitable, qui m’empêchait pendant un instant, de me souvenir des premiers moments du film. Adèle avait-elle vraiment enfilé son bonnet puis remonté son pantalon à plusieurs reprises, en sortant de chez elle ? Avait-elle embrassé, puis touché ce garçon qui prononce « Chhhoderlos », en riant de son ridicule ? Avait-elle été en proie aux insultes de la jeunesse apeurée ? Rien n’était moins sûr, j’avais cette impression de vide, qui ne se remplissait enfin qu’au souvenir de la deuxième partie du film. Un premier chapitre qui s’efface donc au contact du second, nous revoilà plongés à merveille dans ce bouquin passionnant que j’évoquais précédemment, dont la progression est telle, que la fin prime toujours sur le début.

Pourtant, dans les premiers instants qui cultivent le décor de son histoire, Adèle a déjà la bouche ouverte. De la sauce tomate vient rougir chaque recoin de ses lèvres et elle se réveille en haletant, les lèvres presque suspendues dans le vide, de cet orgasme cauchemardesque. Elle parle peu, jamais pour ne rien dire, et puis elle pleure déjà parfois, comme on pleure en silence parce qu’on ne veut pas sécher ses larmes. Bref, Adèle existe en des centaines d’exemplaires différents, elle nous frôle chaque jour dans la rue, sans même nous regarder. C’est cette fille qui semble dénuée de tout intérêt, qui compare allègrement Sartre à Bob Marley, cette fille qui n’était pas faite pour tout le monde, mais qui était faite pour Emma. Puis, vient ce moment fatidique. Ce petit « pardon » murmuré à soi-même, à Emma et à toutes ces voitures qui klaxonnent de rage sur ce passage piéton lillois. Adèle s’excuse, elle ne l’a pas fait exprès, elle le dira d’ailleurs bien plus tard : « c’est plus fort que moi ».

Emma fixe, à la façon de l’avènement du Christ sur terre, une sorte de calendrier qui lui est propre. La vie d’Adèle, avant Emma, ce n’est qu’une suite d’habitudes assommantes. C’est un chapitre effacé, qui ne compte plus et qui, parfois, semble se demander s’il n’a jamais existé.

Avec cette âme vouée aux sacrifices, propres aux amoureux des premiers jours, Adèle ne reverra plus, ni ses amis, ni sa famille. Pire, encore, elle ne connaitra plus d’amitié et s’enfermera donc, dans ces tourbillons infernaux et mensongers, qui te font voir la Vie en rose. Qu’importe qu’elle soit réduite à faire la vaisselle et à organiser des apéros pour la réussite de son amour, Adèle est épanouie : « c’est sa façon à elle d’être heureuse ».

« Le temps de s’aimer »

Adèle ouvre la bouche des heures durant, pour respirer, pour fumer sa cigarette qu’elle tette, et pour lécher l’odeur brûlante du corps d’Emma. Des larmes d’effort viennent se blottir contre son nez, elle pourrait soupirer et râler de plaisir toute la nuit. Un peu comme ce premier regard en suspens, qui les obligera d’ailleurs à tourner la tête, pour suivre la trajectoire de ces pupilles amoureuses. S’aiment-elles pendant des heures, pendant des années ? Impossible de le savoir précisément, Kechiche se réserve ce mystère qu’il ignore peut être lui-même. Mystère qui, d’ailleurs, me fait dangereusement penser à ces amours qui n’osent se demander l’heure qu’il est, de peur qu’il ne soit déjà trop tard. Le temps n’a donc ici pas sa place, il peut toujours aller se faire voir, qu’il aille recompter l’ennui des jours d’Adèle qui ont précédé l’arrivée d’Emma.

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Sans même avoir besoin de ces repères temporels, il apparait comme une triste évidence qu’Adèle est solitaire, qu’elle a tout abandonné pour se concentrer sur la femme qu’elle aime. Attitude dangereuse, quand on sait comment finissent ces histoires, mais elle prend le risque de n’avoir besoin ni de ses amis, ni de sa famille. D’ailleurs, elle ne sait plus ce que c’est, l’amitié. Elle confond tout et se laisse confondre, cette nuit exotique, ou elle trompera son amour pour une danse populaire. Les sacrifices son tels, quand on sait qu’ils ne sont, malheureusement pas réciproques. De son côté, Emma entretient toujours des relations amicales et professionnelles qu’elle ne cache pas. Elle s’enferme dans sa passion, s’engueule avec ce fameux galeriste, le traite de connard et partage ses coups de gueules quotidiens.

Et puis, le temps revient, en boitant au début, puis plus sûr que jamais. Il efface le bleu des cheveux d’Emma, lui donne même une moue lasse, et parfois, un air autoritaire. Nous sommes bien loin des réflexions naïves d’Adèle, qui laissait échapper à Emma, ce petit rire amusé.

Ce n’était donc pas un mythe, ce n’était pas une légende urbaine qu’on aime à recopier de nos propres peines, Kechiche nous offre ici son plus beau pessimisme : toute belle histoire d’amour a une fin amère.

Et cruellement, c’est là que le temps disparait à nouveau. Adèle a beau se cogner la tête contre les murs ou se cacher des enfants pour pleurer, combien de temps durent chacun de ses sanglots ? Ils se pourraient qu’ils durent des années. Là encore, Le réalisateur n’a pas souhaité nous offrir une distinction de ce temps, nous ne réussissons à y voir plus clair, que grâce à de faibles indices semés tout au long de l’histoire. Lorsque les deux femmes se revoient, dans ce café anodin, il semblerait que 3 longues années se soient déjà écoulées. Pourtant, la tristesse d’Adèle est intacte, elle pleure aussi douloureusement que les premiers jours, elle laisse échapper des sanglots sonores, ceux qui nous empêchent de respirer. Elle ne reverra Emma qu’une seule fois, et puis elle repartira en marchant, vers de nouvelles aventures.

« Un vice intrinsèque à l’eau»

C’est dans cette salle de classe du Nord pas de Calais, qu’on reprend les vers de Francis Ponge et c’est dans ces rues lilloises qu’on leur donne tout leur sens. Que ça nous rende triste, que les larmes coulent sans fin sur nos visages fendus, l’inéluctable ne s’arrête pas et ne rend de compte à personne. Qu’on soit marqué par une pensée Sartrienne, ou qu’on préfère regorger de déterminisme, l’inéluctable se fraye un chemin que lui seul peut déterminer et effacer. On peut essayer de donner une origine à ce caractère fatal, du moment où Emma balaye d’un revers de main la liberté à laquelle elle semble tenir tant, quand elle dit « qu’il n’y a pas de hasard, tu sais ? » Ou plus tard, cette scène fatidique ou Adèle lui pose cette question sans réponse : « Je vais où sans toi ? »

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Or, c’est une question qu’on se pose tous depuis le début. Où va-t-elle, avec ses rêves mécaniques de devenir la prochaine enseignante de l’année ? Chercherait-elle une médaille ou un bon point à collectionner dans ces cahiers remplis d’images, qu’on garde par habitude au fond d’une boîte poussiéreuse ? Elle voudrait se comparer aux toiles d’Emma, à la bouteille de vin blanc qu’elle avoue ne pas connaitre, ou à ces huitres, « ce qu’il y a de meilleur sur le marché », que le beau-père d’Emma a acheté pour le diner.

Elle voudrait associer ses pâtes bolognaises, ses tomates fraiches achetées au marché, à l’atroce complexité de l’orgasme féminin ? On pourrait peut-être la traiter de sotte, on pourrait même se demander si son innocence des premiers jours n’est pas la cause de son malheur. On peut rire derrière son dos et la montrer du doigt, lui répéter sans s’arrêter, qu’Emma a retrouvé son bonheur avec un bon partie. Avec quelqu’un qui aime l’art, quelqu’un qui peint, adieu donc la petite lycéenne qui aime l’anglais et qui, figurez-vous, peut même regarder les films américains sans sous-titre. Une institutrice, ça ne fréquente pas les Beaux-Arts, une institutrice, c’est dans le cercle des « arts moches. ».

Emma, qui alors n’y comprend plus rien, se croit douée d’un imaginaire qu’Adèle n’a pas. Elle revêtit ce pédantisme qu’avaient ses parents avant elle, et ce silence gêné de ses amis. Quand Adèle lui demande « tu voudrais que je sois comment ? », Emma lui répond : « je voudrais que tu fasses quelque chose que tu aimes vraiment ». Incapable de comprendre que sa passion est tout simplement différente de la sienne. On retrouve alors ce moment, assez drôle à sa façon, mais qui révèle la gêne de la confrontation de deux mondes : où l’ignorance des parents d’Adèle mène au ridicule de la scène : « Pour vivre de l’art, on a intérêt à avoir un mari qui assure à côté. » A sa propre façon, Emma, gagnée par un sentiment de supériorité impossible à cacher et par cette conviction imparable de détenir la vérité à tout moment, finira par rabaisser ouvertement le métier que fait Adèle et qu’elle aime tant. Chassez le naturel, il revient au galop.

On croirait presque voir Woody Allen nous matraquer de ces caricatures exceptionnelles, caricatures qui sont pourtant d’un réalisme dévastateur et qui parfois même, nous laisse sans voix, avec pour toute consolation, une larme à l’œil qui refuse de couler.

Impossible alors de ne pas déverser ce flot de peine lorsqu’on réalise enfin, qu’on ne mélange pas Schiele et Questions pour un Champion. La pesanteur de l’œuvre d’Abdellatif Kechiche repose sur ces instants de douleur extrêmes, ces moments de la vie qui nous sont propres, où nous comprenons que la fatalité n’échappe pas même aux plus heureux.

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