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Jacques Brel aux Marquises (partie 2)

Publié le 10 octobre 2013 par Véronique Couzinou @VeroniqueCouzin

Jacques Brel est mort il y a 35 ans, le 9 octobre 1978. Il y a 10 ans, avec le photographe montréalais Patrick Saad, je me rendais à Atuona, sur l’île d’Hiva Oa (archipel des Marquises), retrouver un peu de son âme. C’est là, au cœur du Pacifique, à 1500 km de Tahiti, que repose l’artiste. Des Marquisiennes nous avaient confié leurs souvenirs.

 

Jacques Brel aux Marquises (partie 2)
 Nos reportages avaient été publiés dans La Presse, à Montréal, et La Libre Belgique, à Bruxelles. J’en livre ici un condensé, pour le plaisir de revivre des rencontres intenses et rares avec des personnes qui ont connu Jacques Brel. J'espère qu'elles sont encore là pour évoquer son souvenir, lui qui a laissé une empreinte indélébile aux Marquises. Après la publication de la 1ère partie hier, voici la seconde et dernière partie.

Lena Fii venait d'entrer dans la boutique d’Aline. Elle riait un peu, gênée, comme le font les Marquisiens lorsqu’ils sont intimidés. Brel? Bien sûr qu’elle s’en souvenait. « Il est venu chercher mon papa pour travailler chez lui et Maddly, comme jardinier ». Lena avait 12 ans. Il lui avait offert une montre, « juste parce qu’il aimait les enfants ».À sa soeur, il avait offert un voyage en avion.« Moi, j’avais peur de l’avion. C’était vraiment quelqu’un de sympa », nous disait Lena, déversant ses souvenirs en vrac comme un paquet de bonbons sur la table, contente de nous les offrir.

 Quand nous l'avions croisée, Lena gardait encore chez elle quelques effets offerts par l’artiste à sa famille, une table en bois et une vitrine. « Il avait aussi donné des mocassins verts à mon père mais on les a brûlés quand mon père est mort, avec le reste de ses affaires. Ça vaudrait peut-être de l’or aujourd’hui mais tant pis! », lançait la jeune femme, un peu moqueuse. On voyait bien qu’elle n’en pensait pas un mot.

« Par manque de brise, le temps s’immobilise, aux Marquises... »

Comme un courant d’air, Lena était partie aussi vite qu’elle était arrivée. Aline, elle, était toujours là, dans son beau costume traditionnel, une couronne de fleurs sur la tête. Elle avait tenu à s’habiller ainsi pour nous parler et se faire photographier. La visite, c’est précieux, il faut lui faire honneur même quand on ne l’attend pas. Brel lui aussi savait la recevoir dans la maison qu’il avait loué au bord de la route montant au cimetière où l’attendait « Paulo » Gauguin. « Ils nous ont invité plusieurs fois, le samedi, avec mon mari et d’autres gens. Jacques était toujours habillé avec un beau costume et une cravate, tout en blanc, ainsi que Maddly. La première fois de ma vie où j’ai bu du champagne, c’est chez eux! Il aimait bien l’apéritif avec du champagne et du sirop de cassis. Il me donnait un verre et il me disait « allez bois, Aline, c’est bon! ». Après, j’ai pris le goût! », racontait-elle en riant. « Ce que j’aimais beaucoup, c’est cette soupe qu’il préparait dans un grand bol en pain. Cela m’étonnait parce que la soupe ne coulait pas. Tout était bon, chez Jacques. On mangeait bien, il y avait du bon vin, tout le monde était le bienvenu. Et presque tout le monde l’aimait. Il avait même monté un cinéma dans le village ». Ah! Oui, le cinéma en plein air sur la place d’Atuona où les habitants avaient le privilège de voir les films avant même leur arrivée à Tahiti. Aline ne se souvenait plus des films projetés, seulement des bonnes soirées passées ensemble, vieux, adultes et enfants.

« Mes souvenirs deviennent ce que les vieux en font... »

En descendant du cimetière où Jacques Brel repose dans un écrin de verdure, au pied d’un cocotier planté le jour de sa mort et qui s’élance vers le ciel, légèrement courbé comme une apostrophe sous les alizés, on s’était arrêtés, le photographe et moi, chez Céline Scallamera. Un peu honteux car à l’improviste, en pleine matinée, alors que cette Marquisienne au grand sourire vaquait à des occupations ménagères dans la cour d’une maison sans grand confort aux allures de cabane. Céline ne parlait pas français, on nous avait traduit ses propos. Que voulait-on savoir? Ah! Jacques Brel. Bien sûr que Céline s’en souvenait! Elle fut celle qui s'occupa de sa maison. « Il avait croisé mes enfants et leur avait donné des provisions, comme ça, pour faire plaisir, mais j’avais honte quand je les avais vu revenir avec ces paquets », nous racontait Céline. Les Marquisiens ont leur fierté, ils n’ont pas l’habitude de quémander mais à Atuona, ils avaient vite compris que les cadeaux de Jacques Brel n’étaient pas une monnaie pour acheter leur gentillesse, juste un geste d’amitié, d’intégration dans la communauté.  « Lorsqu’Éliane, sa première femme de maison, est partie, j’ai travaillé pour lui et Maddly car j’avais de bonnes relations avec eux. Il a emmené mes enfants en avion ». C’est elle, nous avait-elle confié, qui s’occupait de fleurir et d’entretenir la tombe toute l’année. « Au début, tous les deux m’apprenaient à faire la cuisine à l’européenne car ici, c’est très différent! Angela, l’une de mes filles, a bien appris à cuisiner et à pâtisser et maintenant, elle travaille dans un hôtel », disait Céline avec fierté, entourée de ses petits-fils. Elle se souvenait très bien lorsque Jacques Brel chantait chez les Soeurs, et notamment dans les cours de prière. « C’est comme ça qu’on a su qu’il était connu en Europe »

Jacques Brel aux Marquises (partie 2)

©V.C.

 Un jour, nous avait-on dit, un auditorium serait construit sur la colline surplombant la baie des Traîtres où Jacques Brel voulait faire construire sa maison. Lors de notre passage en 2003, le terrain de terre ocre entouré d’une palissade en bois était tristement vide. On évoquait aussi la création d’un musée Brel à Atuona; on en parlait depuis longtemps mais personne ne tenait, ni aux Marquises ni en Belgique, à ce qu’un grand cirque commercial s’installe. Lorsque nous étions venus sur l’île, on n’y vendait toujours pas d’objets à l’effigie de l’artiste, et cela devait sûrement faire plaisir au « vieux Brel », comme il aimait s’appeler lui-même. Les seuls souvenirs à emporter étaient ceux que voulaient bien partager les Marquisiens, car comme l’ami Jojo, « six pieds sous terre, tu n’es pas mort », semblaient murmurer les gens d’Hiva Oa à Jacques Brel. Et c’est certainement toujours le cas.

 Je me souviens encore combien les mots des Marquisiens valaient bien toutes les cartes postales. Ils se mêlaient, en ce mois d’avril 2003, aux odeurs de terre mouillée après la pluie ou de mangues écrasées pourrissant au soleil, aux parfums suaves des tiarés et fleurs de frangipaniers, et au bruit du ressac dans la baie d’Atuona que l’on entend même du cimetière. Et je me disais, comme berceuse éternelle, il y a pire...

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Jacques Brel aux Marquises (partie 2)
Jacques Brel est mort d’un cancer le 9 octobre 1978, à Paris. Quelques jours plus tard, selon sa volonté, il a été enterré au cimetière d'Atuona. Il repose à quelques mètres de Paul Gauguin.

Les inter-titres qui ponctuent ce texte sont tirés de la chanson Les Marquises (J. Brel, 1977. Barclay).

Jacques Brel aux Marquises (partie 2)

©V.C.

Jacques Brel aux Marquises (partie 2)

La baie des Traîtres, sur l'île d'Hiva Oa, vue depuis l'endroit où Jacques Brel souhaitait faire construire sa maison. ©V.C.

 

 


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