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Mado

Publié le 06 novembre 2013 par Rolandbosquet
Mado

   Nul besoin de périphrases pour décrire le périmètre de Mado, la péripatéticienne. Deux mètres carrés de bitume sous la lueur glauque d’un réverbère. Derrière elle, la lumière crue des néons du bistrot d’Edouard découpe des ombres mouvantes. A droite, un cordonnier tenait autrefois boutique. Le rideau en est aujourd’hui baissé. A gauche, une porte cochère grossièrement peinte en bleu ouvre sur l’escalier qui conduit aux étages de l’immeuble. Au premier s’étend l’appartement d’Edouard. Il est maintenant bien trop grand pour lui depuis que, Bertie, sa femme, est partie avec le contrôleur des bus et il s’y ennuie à mourir. Au second, celui de Madame Simone, une veuve des Chemins de Fer qui ne sort plus guère de chez elle que pour fleurir la tombe de son époux. Le petit deux-pièces-cuisine de Mado se situe sous les combles. Avec le temps, elle en a fait un nid plutôt douillet, meublé de coussins de couleurs et de napperons à la blancheur aujourd’hui un peu passée. Une grande affiche montrant des îles paradisiaques sur une mer bleue comme un ciel d’été occupe tout un mur, à côté de la télévision. Voilà maintenant près de vingt ans que Mado vend ses charmes. Au début, elle descendait à la tombée de la nuit et attendait le chaland. Avec le temps, elle s’est constituée une clientèle. Des veufs, des divorcés, des rejetés. Des solitaires, surtout. Abandonnés par la vie. Des écorchés que les aléas ont meurtris et laissés pour compte sur le bas côté du monde. Après avoir réglé leur petite affaire, ils s’attardent souvent pour boire un café ou un remontant. Ils parlent du gouvernement, des lois, de la vie chère ou de la pluie et du beau temps. Ils laissent parfois échapper une confidence en se raclant la gorge pour masquer leur confusion. Mado a alors l’impression de faire le même travail que Mademoiselle Huguette, aux Services Sociaux. Et puis un soir, c’était à l’hiver et elle se préparait à remonter seule lorsque trois jeunes freluquets un peu éméchés sont venus tourner autour d’elle en riant et se moquant de son rouge à lèvres trop voyant, de ses jupons trop courts et de sa perruque trop blonde. L’un d’eux, plus hardi peut-être, un grand escogriffe au menton tout juste noirci de quelques poilsépars, passa un bras sur ses épaules en mimant quelque geste amoureux qu’il ne maîtrisait pas encore. Un second l’imita avec de grands éclats de rire. Le troisième voulut la coucher sur le sol. Mado cria. Comme elle n’avait jamais crié. Un client du bistrot se précipita. Il appela à son tour et ce fut toute la clientèle qui jaillit sur le trottoir. Les godelureaux s’éparpillèrent dans la nuit. Depuis ce jour, Mado ne descend plus qu’un soir par semaine. Il faut bien, malgré tout, renouveler la pratique. Edouard, quant à lui, a fait l’acquisition d’un énorme mastiff aux bajoues dégoulinantes de bave quimonte désormais la garde à la porte du bistrot. Mais le mastiff est mort un soir de l’été dernier. Sans prévenir. Les accrocs du zinc ont versé une larme et bu à sa santé. Edouard, lui, a décidé que Mado ne descendrait plus. Peu de temps après, il a lui aussi fermé son petit commerce d’un double tour de clé. On dit, dans le quartier, qu’ils couleraient depuis des jours heureux dans des îles lointaines où Mado aurait remisé ses petites économies. On voit par là qu’en la matière, toutes les commissions du monde n’empêcheront pas l’homme de tourner autour de la femme comme il le fait depuis toujours.


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