Magazine Journal intime

Le passage 25

Par Emia

25. J’eus quelque peine à retrouver le salon où l’on bavardait toujours. Allons manger, me glissa Vénéranda lorsque je l’eus rejointe.

Dans une salle attenante, une table avait été dressée pour une trentaine de convives. En son centre, sur la nappe de brocard, une vasque de vermeil déversait fleurs et fruits aux reflets changeants. Des lierres aux feuilles violines s’échappaient de cet arrangement baroque, se lovant autour des verres et des assiettes. Il me semblait entendre la lumière s’y couler en notes graves et sanguines : quelque part, un sistre jouait. Ses accents méditatifs charmaient le palais tout entier, et le souvenir des choses vues et vécues augmentait encore mon imagination déjà rendue convulsive par le dépaysement, l’entraînant au-delà de toute référence.

J’étais placée entre deux hommes bavards et impatients de m’entretenir des difficultés que connaissait leur pays. Ils évoquèrent le nouveau kimodrome en construction à Kalamares, firent longuement l’éloge de la Ligue pour la Protection des Vertus (maître d’œuvre dudit drome) et conclurent sur l’effondrement d’un pan important de l’économie phéacienne minée par le trafic de lingerie fantaisie ainsi que par le commerce d’images, de sons et de textes interdits ­– forbidden – cheminant via des réseaux de kimographes kaputniks illégalement  interconnectés.

Pendant que nous devisions, quantité de plats succulents furent servis. En guise d’entrée, on apporta diverses galettes de pain tièdes parfumées au cumin ; puis vint un vedji de volaille relevé d’un assortiment de pickles, ainsi qu’une verdure braisée qui répandait un fumet giroflé. L’on nous servit ensuite des pommes de terre nappées d’une crème au coriandre ainsi et des épinards au fromage de licorne ; nous terminâmes par une potée de crônes au miel. Des vins arcadiens, des jus de fruits et des liqueurs rares agrémentaient ce festin aux parfums et aux textures suaves.

Je mangeai jusqu’à plus faim. Un sorbet clôt le repas. Le Président se leva et nous nous rendîmes à sa suite dans un salon où l’on nous servit moka et digestifs. Nous prîmes place dans des fauteuils dorés à l’or fin. Des plateaux chargés de vaisselle précieuse avaient été déposés sur des tables à trépied dorées elles aussi. L’on nous offrit cigares et cigarettes : plusieurs d’entre nous en prirent, et bientôt des volutes douceâtres s’élevèrent jusqu’au plafond orné de frises étincelantes. On conversait mollement ; le Président s’entretenait avec plusieurs femmes au sujet d’un lieu de villégiature. Mon regard s’attardait sur les guéridons encombrés de pendules, de bronzes ciselés et de porcelaines offerts au Président, d’après Vénéranda, par des visiteurs de grande renommée.

C’est alors qu’un jeune kéfalopode est entré dans la pièce. Le cheveu coupé très court, vêtu d’un jin, il était tout au plus âgé d’une dizaine d’années. D’un pas assuré, il s’est dirigé vers le Président. My youngest creature, le plus jeune de mes fils, annonça celui-ci en saisissant le pied potelé que le kéfalopode lui tendait. Le Président lui a présenté une coupelle pleine de pralinés, et le kéfalopode en a fourré quelques-uns dans sa bouche en s’aidant de son pied droit, l’œil brillant, l’orteil poisseux. Lorsqu’il fit mine de s’essuyer dans la nappe, Vénéranda poussa un cri. L’enfant esquissa une grimace : du jus coulait sur ses lèvres. Mais regarde ce que tu fais, regarde donc ce que tu fais ! s’est exclamée Vénéranda en tirant un mouchoir de sa poche pour le débarbouiller. Puis elle l’a embrassé, l’a soulevé et l’a assis sur ses genoux. L’enfant s’est blottie contre elle tout en observant son père : celui-ci s’était mis à rire après avoir agité un doigt menaçant. Hii’s terrible, terrible, il est terrible! confia-t-il, visiblement satisfait, à l’une de ses voisines.

- Tu es un coquin, une coquine, un coquin ! Vénéranda pinçait la joue du kéfalopode, l’embrassant de plus belle. Un coquin pire que mon fiston, mon hanneton, mon petit chat que j’ai laissé en Inishie…

Mais l’enfant cherchait à échapper aux embrassades de Vénéranda qui, tout en le serrant plus étroitement encore contre elle, continuait de lui murmurer des paroles tendres. En guise de réponse, il a gloussé, couiné, crié –

- That’s enough, Tschingiss, c’en est assez ! tonna le Président. Stop it pliise !

Vénéranda a desserré son étreinte et le kéfalopode, riant aux éclats, s’est laissé glisser à terre ; il s’est vite relevé pour se sauver en sautillant. Son père l’a suivi des yeux jusqu’à ce qu’il eût – lentement, si lentement – fermé la porte, puis il s’est penché vers sa voisine qui hochait la tête en signe d’approbation.

- Quel âge a ton fils ? ai-je demandé à Vénéranda.

- Cinq ans et demi. Comme il me manque ! Si seulement je pouvais le faire venir ici ! D’un doigt, elle remuait le reste de liqueur au fond de son verre. Toi qui n’as pas enfanté, tu ne peux pas comprendre.


Classé dans:Le passage Tagged: passage, récit

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Emia 1 partage Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte