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Iran : le piège

Publié le 28 novembre 2013 par Laurentarturduplessis

La ruée vers l’or

La ruée vers l’or iranien a commencé. La signature de l’accord de Genève sur le nucléaire, dimanche 24 novembre à trois heures du matin, a enfiévré les milieux d’affaires occidentaux. Il leur faut assouvir la soif de consommation des 77 millions d’Iraniens, poussée au paroxysme par l’embargo et les sanctions que ce traité entre le P5+1 (les cinq membres du Conseil de sécurité et l’Allemagne) et l’Iran va assouplir. Cette course affairiste fut précédée par des tractations secrètes menées de longue date par certaines firmes auprès de Téhéran. L’une des plus grandes est General Motors : le géant américain préparait depuis un an son retour en Iran, pour y prendre la place laissée vacante par le départ des Français Renault et Peugeot. L’Iran était le marché le plus important de Peugeot après la France. Les Français partaient, les Américains arrivaient… En ces temps de crise économique, les entreprises se bousculent pour aspirer goulûment l’oxygène fourni par la réouverture du marché iranien.

Les entreprises ressentent le provisoire comme du définitif

L’accord signé à Genève ne porte que sur six mois. Il prévoit un léger assouplissement de l’embargo et des sanctions permettant notamment à l’Iran de récupérer 7 milliards de dollars. Une « commission » sera mise en place pour vérifier que chacune des deux parties respecte les termes de l’accord. Si « la confiance » s’installe, il est prévu un accord permanent censé normaliser les relations économiques et financières avec l’Iran. Au contraire, si la confiance n’est pas au rendez-vous, l’assouplissement prendra fin et l’extrême rigueur d’antan sera rétablie.
Mais voilà, les milieux d’affaires sont déjà gagnés par l’euphorie. Dans leur esprit, ce processus de détente est irréversible : la mise en quarantaine de l’Iran appartient d’ores et déjà au passé, le premier train de mesures décidé dimanche n’est que le prélude à une réouverture totale et inéluctable du marché iranien, cela va dans le sens de l’Histoire. L’euphorie règne dans leurs rangs.
Au cours des six prochains mois, toutes les sociétés opérant dans les secteurs concernés par l’accord de dimanche voudront signer des contrats avec les Iraniens. Ces derniers joueront de la concurrence qui les dresse les unes contre les autres pour les inciter à engager tout de suite des moyens significatifs : investissements financiers, installations de locaux et de personnels en Iran… Bien d’autres sociétés se presseront aussi à Téhéran pour préparer leur arrivée future, liée à une levée plus complète de la quarantaine. Dans six mois, les négociations reprendront pour la signature d’un accord global. Sous la pression des milieux d’affaires, Washington impulsera probablement la signature d’un accord définitif normalisant les relations économiques et financières avec l’Iran, quitte à fermer les yeux sur certains aspects douteux du comportement iranien en matière nucléaire.

Les Iraniens veulent atteindre le point de non retour

L’idée sous-jacente d’Ali Khamenei, le Guide suprême iranien, et d’Hassan Rohani, le président de la République, est d’obtenir le démantèlement du dispositif de mise en quarantaine de l’économie iranienne laborieusement installée par le Conseil de sécurité de l’ONU au fil de six résolutions depuis 2006, et par les États-Unis et l’Union européenne (UE) : il sera devenu impossible de le restaurer une fois passé le point de non retour. La fête battra son plein pour le commerce et la finance occidentaux et il ne sera plus question d’éteindre les lumières. Les milieux d’affaires occidentaux seront trop bien installés en Iran pour accepter, cette fois-ci, d’en repartir. Les Iraniens espèrent qu’ils pourront alors recommencer à faire tourner à plein régime leurs centrifugeuses pour disposer rapidement des 250 kg nécessaires à la construction de leur première bombe atomique. Toutefois, ils feront cela le plus discrètement possible afin de ne pas alerter trop vite l’Occident. Aussi le jeu de cache-cache avec les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sera-t-il fortement réactivé.

Khamenei et Rohani : deux complices

C’est pour mettre en œuvre cette politique du fait accompli que Khamenei a laissé faire Rohani. Khamenei n’a pas renoncé à doter l’Iran de l’arme atomique, Rohani non plus. Bien au contraire : le rétablissement des courants d’affaires avec l’Occident, l’inhibition des velléités américaines de bombardement et la résurrection de son économie permettront à l’Iran de parachever son programme nucléaire militaire. Il en résultera le déclenchement de la prolifération nucléaire dans la région et une forte augmentation du risque d’apocalypse nucléaire. Mais l’Occident a préféré la facilité du court terme…

Opacité iranienne, cécité de l’AIEA

Le traité signé dimanche porte sur une période de six mois présentée par les deux parties comme devant établir la confiance entre elles. Mais, pour ce qui est de tromper la confiance des Occidentaux, les Iraniens ne se sont guère gênés jusqu’à présent : leur art de cacher leurs sites nucléaires n’a eu d’égal que l’impuissance de l’AIEA à les découvrir. Au cours de ces onze dernières années, c’est le Conseil national de la résistance iranienne (CNRI), par le truchement de l’Organisation des moudjahidines du peuple iranien (OMPI) dont il est la branche politique, qui a révélé l’existence de nombreux sites et centres collaborant au programme nucléaire : entre autres, l’usine souterraine d’enrichissement d’uranium de Natanz et le projet de réacteur à eau lourde d’Arak en août 2002, le centre de recherche et de développement de Kalaye Electric en février 2003, l’usine d’enrichissement d’uranium de Fordow, profondément enfouie sous la montagne en décembre 2005. C’est seulement en 2009 que Téhéran admit officiellement l’existence de Fordow.
En juillet 2013, le CNRI a révélé l’existence d’un nouveau site, extrêmement bien gardé, dans une région montagneuse à 50 km au nord de Téhéran, près de la ville de Damavand, dont la construction a commencé en 2006 : la première tranche, déjà achevée, comprend deux tunnels de 550 mètres de long, six immenses salles de travail nichées à l’intérieur de la montagne, et des routes d’accès au site. La seconde tranche comportera trente tunnels et trente entrepôts.
Le mois dernier, le CNRI a annoncé une vaste opération de transfert de l’Organisation pour la nouvelle recherche de la Défense (SPND), où sont menées la plupart des opérations de recherche et de planification du projet nucléaire militaire : ce centre, auparavant installé sur un site du ministère iranien de la Défense dans l’est de Téhéran, a été déplacé à 3 km de là. L’ancien site a toutefois conservé des activités nucléaires pouvant être autant civiles que militaire, afin de rassurer les inspecteurs de l’AIEA. Le nouveau site, au contraire, n’abrite que des activités purement militaires, mais, officiellement, il n’existe pas.
Cet historique de duplicité iranienne et d’aveuglement de l’AIEA augure mal de la suite : si, dans six mois, l’agence onusienne déclare que l’Iran a parfaitement tenu ses engagements, il est à craindre qu’elle soit dupe, une fois de plus. L’Iran, qui s’est engagé à suspendre l’enrichissement de l’uranium à 20% au cours des six prochains mois, peut cacher à la vue de l’AIEA, dans des sites secrets, des centrifugeuses en pleine activité.

L’Iran n’a pas gelé son programme nucléaire

Le rapport de l’AIEA de novembre, publié quelques jours avant le lancement des négociations à Genève, établissait que, depuis son précédent rapport, daté du 24 août, l’Iran n’avait accru que de 10 kg son stock d’uranium enrichi à 20%, le faisant passer de 186 à 196 kg seulement. Il est vrai que cette augmentation est inférieure à celle constatée par l’AIEA en août par rapport à mai, qui était de 48,5 kg. En août, l’Iran avait produit un total de 372,5 kg d’uranium enrichi à 20%. Mais, comme il en avait converti une partie en combustible, il n’en restait que 186 kg (185,8 kg exactement).
Hypnotisée par la moindre augmentation de la production d’uranium enrichi à 20% entre août et novembre (période correspondant au premier trimestre d’exercice du pouvoir par Rohani), la presse internationale proclama abusivement que l’Iran avait pratiquement gelé son programme nucléaire ces derniers mois. Les médias s’appuyaient aussi sur le fait que, d’août à novembre, les Iraniens n’avaient pas placé de nouvelles centrifugeuses à Natanz et Fordow, notamment des centrifugeuses ultramodernes, les IR-2m, cinq fois plus rapides que les IR-1 qui sont en service depuis 2007.
Cette vision des choses, due sans doute à l’intense désir de voir les négociations de Genève aboutir, ne fut pas celle du directeur général de l’AIEA, le Japonais Yukio Amano. Celui-ci déclara, deux jours avant l’ouverture des négociations : « Je peux dire que les activités d’enrichissement sont en cours… aucun changement radical ne m’a été rapporté. » Ce commentaire d’Amano (un patron de l’AIEA sans complaisance vis-à-vis de l’Iran contrairement à son prédécesseur, Mohammed El Baradei), fut ignoré des médias.
Le rapport de novembre montrait, en fait, que les Iraniens avaient continué à faire progresser rapidement leur programme nucléaire. Certes, ils n’avaient pas encore commencé à exploiter les 1000 IR-2m qu’ils avaient installés entre janvier et août 2013. Mais cela ne signifiait pas un gel de leur programme. Il leur était déjà arrivé, à l’époque où Mahmoud Ahmadinejad était président de la République, d’avoir fortement augmenté le nombre de leurs centrifugeuses sans doper aussitôt leur production d’uranium enrichi. Ils n’avaient cependant aucune intention de geler leur programme nucléaire.
Le rapport de novembre mentionnait que, au cours des trois derniers mois, les taux de production de l’uranium faiblement enrichi (jusqu’à 5%), étaient restés « similaires à ceux indiqués dans le précédent rapport ». Autre indice de développement du programme nucléaire mentionné par le rapport de novembre : à Natanz, avaient été menés à bien « les travaux d’installation préparatoire » pour y accueillir 12 cascades de 164 IR-2m, ces centrifugeuses ultraperformantes (soit près de 2000). Elles s’ajouteront aux 1000 IR-2m et aux 18 000 IR-1 existantes.
Les derniers rapports de l’AIEA (surtout depuis le remplacement d’El Baradei par Amano à sa tête en 2009) expriment une inquiétude grandissante. Dans celui d’août dernier, l’agence onusienne se disait « de plus en plus préoccupée par l’existence possible en Iran d’activités non divulguées liées au nucléaire… y compris les activités liées au développement d’une charge nucléaire pour un missile. »

Jeu de dupes à Genève

Les chiffres de l’AIEA démontrent que l’accord de Genève est un jeu de dupes auxquels les Occidentaux se sont prêtés par faiblesse sous l’égide d’Obama. L’accord prévoit que les Iraniens neutralisent leur stock de 196 kg d’uranium enrichi à 20%, car passer de 20% à 90% est très rapide. Qu’à cela ne tienne ! Les Iraniens pourront s’exécuter sans perdre beaucoup de terrain dans leur progression vers la bombe atomique. Pourquoi ? Le traité ne prévoit pas le démantèlement de leur programme nucléaire. Il les autorise à conserver leurs usines de traitement de l’uranium, leurs stocks d’uranium enrichis à 3,5% et 5% ainsi que leur parc de centrifugeuses, devenu très puissant. Celui-ci, constitué de 18 000 IR-1 et 1000 IR-2m qui seront bientôt 3000, sera capable d’enrichir rapidement jusqu’à 90% les stocks d’uranium à 3,5% et 5% dont ils disposent actuellement. Ils auront alors les 250 kg d’uranium à 90% nécessaires à la fabrication d’une bombe atomique.
Le traité de Genève n’ôte pas aux Iraniens le droit à l’enrichissement de l’uranium sur leur sol. C’était une pierre d’achoppement des négociations. Les Iraniens ont réussi à faire céder les Occidentaux sur ce point capital. Certes, le traité limite ce droit à moins de 5%. Mais gageons que les Iraniens sauront outrepasser secrètement cette limite, le moment venu. C’est-à-dire après que le traité permanent de normalisation des relations ait été signé et que les entreprises occidentales se soient largement réinstallées en Iran. Quand l’Occident se rendra enfin compte de ce dépassement des 5%, ce sera trop tard pour remettre en place l’embargo et les sanctions.
Quant au développement des missiles balistiques et aux travaux clandestins portant sur les ogives, le traité n’en parle même pas. « L’idée, explique Obama, est d’acheter du temps et de l’espace pour des négociations ultérieures ». Il espère que, d’ici six mois, se soit installé un climat de confiance tel qu’il permette de négocier un vigoureux démantèlement du potentiel nucléaire militaire iranien. C’est compter sans l’art du faux semblant et de la duplicité des responsables iraniens, qui surpasse largement celui de leurs homologues américains. C’est ignorer que le Guide suprême, Ali Khamenei, veut la bombe atomique. Cette quête américaine de la confiance est naïve. Dans six mois, lorsque se développeront de nouvelles tractations diplomatiques, les Iraniens finasseront pour continuer à gagner du temps et créer l’irréversible. En attendant, ils attirent l’attention sur le réacteur à eau lourde d’Arak, destiné à produire du plutonium, qui est la seconde voie d’accès à la bombe atomique. Le traité prévoit le gel de la construction de ce réacteur pendant six mois. Les Iraniens ont invité l’AIEA à le visiter le 8 décembre. La priorité, pour eux, ça reste la première voie d’accès à la bombe atomique : l’uranium…

Le dilemme de Netanyahou

La signature de l’accord de Genève sème l’inquiétude au Proche-Orient. « Il faut revoir le système international de non-prolifération, qui ne marche plus », a expliqué Hussein Haqqani, ancien ambassadeur pakistanais à Washington, dans le cadre du Forum sur la sécurité internationale d’Halifax. Haqqani ne partage pas du tout l’optimisme occidental : « L’accord sur l’Iran n’aurait pas dû concerner seulement les 5 + 1. Les pays du Golfe et l’Arabie saoudite vont désormais examiner différentes options. Car ils savent que lorsqu’un pays est aussi déterminé à avoir la bombe nucléaire, il finit toujours par l’avoir ».
Cette opinion est largement répandue dans les sphères dirigeantes de l’Arabie Saoudite, du Qatar et des Emirats arabes unis. Elle l’est aussi en Israël. Dans ce pays, on débat intensément de l’efficacité d’un bombardement effectué par la seule armée israélienne sans le concours des Occidentaux. Le Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, est placé devant un dilemme : bombarder l’Iran (cela, en soi, retarderait son programme nucléaire d’un an ou deux) avec l’espoir d’entraîner les États-Unis à sa suite dans la guerre, ce qui peut sembler incertain ; ou bien se résigner à ce que l’Iran se dote de la bombe atomique, ce qui ferait peser une lourde menace sur la sécurité d’Israël. Netanyahou est homme à choisir la première option.



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