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Shirley Rufin : Souffle et Essence

Publié le 29 novembre 2013 par Aicasc @aica_sc
Shirley Rufin Essence 2013

Shirley Rufin
Essence
2013

Souffle et Essence semblent amorcer une évolution de la démarche plastique de Shirley Rufin à travers trois éléments nouveaux  :

L’apparition de mots dans l’œuvre, en rapport avec le thème de la Biennale, la résonance du cri littéraire dans les arts visuels. Ce sont des fragments d’un poème de Baudelaire, Une  charogne, le poème n°XXIX des Fleurs du Mal,

« Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,

A cette horrible infection

Etoile de mes yeux, soleil de ma nature,

Vous, mon ange et ma passion »

Shirley exprime plastiquement ce que Baudelaire transmet par la poésie.

Ensuite la lumière qui éclaire l’œuvre  de l’arrière et qui intensifie l’effet de transparence et de clair – obscur déjà présent avec le plexiglas

Enfin, l’éclatement du cadre qui accentue la fragmentation donc la décomposition du corps.

Mais ce qui continue de m’intéresser avant tout, c’est l’utilisation de la photographie comme matériau de l’art, la mise en crise de la finalité photographique.

La photographie n’est plus utilisée ici pour enregistrer ou capter le réel.

Le rôle de la photographie commence à changer autour des années soixante avec le Land Art, l’Art corporel, l’Art conceptuel. Les artistes l’utilisent en effet pour documenter et garder la trace des œuvres. Mais c’est à partir des années quatre – vingt  que la mutation s’effectue et que la photographie devient un des matériaux majeurs de l’art contemporain.

Je peins avec la photographie a pu dire Christian Boltanski.

Shirley utilise certes la photographie mais en plasticienne non en photographe. La représentation, la capture du réel n’est pas son propos. Elle n’utilise pas les capacités mimétiques de la photographie. Cette dernière est passée du statut de document au statut de matériau artistique. Si elle utilise le dispositif technique de la photographie elle   le détourne de son usage traditionnel et expérimente ses potentialités. Michel Peppiatt disait au sujet de Francis Bacon en 2004 lors de son exposition au Musée Maillol : « A partir de ce qu’il obtenait par accident, il procédait à une manipulation consciente de la matière picturale ». Même si les médiums utilisés par Francis Bacon et Shirley Rufin diffèrent, l’exploitation d’un incident technique à partir duquel un procédé expérimental est développé et maîtrisé les rapprochent. Il en va de même pour Florine Demosthène, une artiste d’origine haïtienne qui vit et travaille en Afrique. Le corps humain est au centre de sa recherche plastique comme il l’est pour Francis Bacon et  Shirley Rufin.    « J’ai découvert la technique que j’utilise purement par accident. Alors que je planifiais de longs séjours dans les Caraïbes, en Europe et en Afrique de l’Ouest pendant un an, j’ai seulement emporté les matériaux artistiques que je n’avais pas utilisés. Je savais que je voudrais sans doute me concentrer sur le dessin mais je voulais aussi conserver d’autres options. A un moment j’ai dû nettoyer une énorme tâche d’encre, la bouteille s’étant cassé dans ma valise, et je me suis rendu compte que l’encre avait créé des textures et des formes intrigantes sur mon papier plastifié de marque Mylar. J’ai utilisé cette méthode qui consiste à renverser de l’encre pour en faire des flaques pour créer cette sorte d’atmosphère multidimensionnelle  sur Mylar. A la fin de ma résidence artistique à Saint-Croix, j’utilisais des dessins comme plaques photographiques pour des impressions cyanotypes. » (1)

Le corps reste le sujet exclusif de la production plastique de Shirley Rufin et son questionnement est centré sur le tabou de la nudité dans la société martiniquaise du XXI siècle.

Shirley Rufin ne pratique-t-elle  pas une désacralisation du nu féminin comme l’a fait Jean Dubuffet  dans le Métafisyx (1950). La figure y envahit tout l’espace du tableau, la matière picturale est lourde et épaisse. Le corps représenté n’est plus qu’un corps – matière, un amas de chair à la dimension morbide.

On peut évoquer aussi une filiation des chairs décomposées de Shirley Rufin avec celles d’ El Farolito de Thomas Florschuetz

Shirley Rufin Souffle 2013

Shirley Rufin
Souffle
2013

Jean Dubuffet et Francis Bacon battent en brèche la glorification du nu telle qu’elle est pratiquée dans la civilisation occidentale.  Comme l’explique Philippe Dagen : « Au XXème siècle, la civilisation occidentale codifie la représentation humaine de telle façon qu’elle ne puisse pas troubler l’ordre public… pour cela, les sociétés modernes disposent d’instruments puissants, photographie, idéalisme, cinéma, mythologies… Par ces moyens, l’exhibition du corps féminin ou masculin sans un vêtement qui l’enveloppe est contenue dans les limites acceptables d’un genre, le nu. L’image de nu est ainsi le moyen le plus efficace de faire obstacle au scandale que serait la nudité…. Le nu en peinture tel qu’il se pratique dans la tradition est la négation de la nudité »(2). Et c’est pour rendre au nu sa nudité que Francis Bacon figurent le corps par des moyens inconnus jusqu’à lui : corps distordus, chairs à vif.

Mais alors que Jean Dubuffet et Francis Bacon en abandonnant les modèles conformistes cherchent à rendre au nu sa nudité, Shirley Rufin tente plutôt de la rendre supportable. Les premiers veulent  replacer le nu au centre du scandale alors que Shirley au contraire  cherche à fuir le scandale. Et alors que Francis Bacon déforme les corps par distorsion, mutilation, dislocation, c’est  la surface de la peau que Shirley attaque à l’acide.

L’originalité de la démarche de Shirley réside à la fois dans sa technique personnelle et originale, maîtrisée par l’expérimentation mais aussi dans son projet conceptuel, à savoir dépasser le tabou de la nudité. Encore qu’entre ce projet (dépasser le tabou de la nudité) et l’œuvre où le corps nu, pour être rendu acceptable, est transformé en dépouille, il existe un passage, un cheminement qu’il n’est pas évident d’appréhender. « Je ronge l’image de ce corps en la dépossédant de sa surface  comme pour le marquer et l’authentifier  dans une singularité qui lui permet de passer de l’ombre à la lumière. Le corps est envisagé par- delà les critères esthétiques car je ne l’appréhende pas socialisé mais déconditionné, déchargé de toute  essence symbolique liant corps et âme. »(3)

Dominique Brebion

Notes

1) Démosthène, Florine –Interview http://blog.uprising-art.com/exclusive-interview-florine-demosthene/ 23 avril 2012

2) Dagen, Philippe – Bacon, Collection Repères contemporains  Cercle d’art 1996

 3) Rufin, Shirley – Dé(s)conditionnementsPour un Corps mis à l’épreuve – Mémoire DNSEP 2008/2009


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