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Café de l’Europe : dans les pas de Nicolas Bouvier

Par Memoiredeurope @echternach

Lors du Café de l’Europe de Royat qui fait partie du projet SOURCE, il a été décidé de consacrer une table-ronde à la littérature de voyage. L’intérêt du sujet pour les Villes Thermales Historiques est essentiel. Elles ont en effet constitué des lieux d’accueil d’écrivains qui y ont situé la scène de leurs crimes (Maigret à Vichy ou à Spa…) ou de leurs amours, en décrivant un monde parfois évanescent et charmant, en se plaçant dans décor suscitant les évidences enchantées d’un film ou bien encore en décrivant les aventures d’un capitalisme rayonnant, comme Guy de Maupassant dans Mont-Oriol. Il me semble que tous les itinéraires culturels européens sont potentiellement intéressés par ces récits et ces romans, car le regard porté par des écrivains constitue une manière originale et unique de pénétrer les lieux, de les animer, d’y inscrire une identité, de révéler le dessous des cartes, comme dans une photographie qui donne plus à voir par son cadrage et ses arrière-plans que ce qu’on avait cru y inscrire. L’éphémère devient une vision à long terme et le futile une leçon de vie.

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Intervention de Marc Wiltz

Retour aux sources européennes

L’apport de Marc Wiltz, écrivain et l’un des éditeurs les plus prolifiques en langue française dans ce domaine, ainsi que l’intervention de Nadine Laporte, maître de conférences en littérature moderne et spécialiste de Nicolas Bouvier, ont fixé les concepts et les limites d’un genre qui a connu une histoire sur le temps long qui est parfaitement décrit par Wiltz dans « Le tour du monde en quatre-vingt livres ». Comment ne pas écrire en effet quand on un est voyageur dans l’âme et comment ne pas nourrir l’imaginaire d’un roman du dépaysement des voyages que l’on a fait ? A une période de redécouverte d’un genre littéraire que le blog de voyage a en partie relancé, en flirtant avec le Carnet de voyage, il s’agit là d’un retour aux sources qui me semble une évidence éclairante.

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Intervention de Nadine Laporte

Le pré carré européen, à la fois trop riche de son passé, trop oublieux de cette richesse et trop préoccupé de trouver des raisons économiques pour justifier son unité, doit en effet redevenir l’espace narratif absolument incomparable qu’il a été du temps des romanciers feuilletonistes, voyageurs et témoins, reliant sens de la responsabilité, sens du collectif, besoin d’identité tribale et compréhension de l’espace-temps. Alexandre Dumas ou Théophile Gautier, Octave Mirbeau ou Paul Morand, Robert Louis Stevenson et Gérard de Nerval, Valery Larbaud et Giacomo Casanova y côtoient Robert Louis Stevenson, Ernest Hemingway, Dostoievsky ou Curzio Malaparte dans une relation étroite entre impression, récit et imaginaire.

Si la littérature de voyage constitue un genre littéraire, il s’agit d’abord d’une littérature au sens propre où certains auteurs ont su croiser la recherche du dépaysement et celle des mouvements littéraires européens les plus nouveaux, créant des synergies entre récit de voyage et critique littéraire.

Du côté de Valery Larbaud

Valery Larbaud

On pourrait en citer de nombreux exemples, mais celui qui a fini par me retenir, pour aborder de plain-pied un récit romanesque et virtuel sur les villes thermales, est un auteur français, certainement trop méconnu aujourd’hui et dont la connaissance de nombreuses langues européennes, son travail avec la NRF, son approche de la traduction d’auteurs difficiles et innovateurs comme James Joyce ont fait un exemple de l’auteur - voyageur éternel : Valery Larbaud. L’originalité de son écriture, le recours à la création d’un « double » signant l’ouvrage à la place de l’auteur et enfin sa maîtrise du dialogue intérieur inspiré entre autres d’Italo Svevo, l’ont amené à créer le paradigme narratif du voyageur permanent. Il s’agit de Barnabooth, multimilliardaire et poète à propos duquel Wladimir Krysinski convoque des expressions  parfaitement à propos. « Barnabooth est atteint d’une pseudo-maladie, l’hédonisme nomade. La satisfaction lui vient du fait que l’espace lui est obéissant. Il a tous les trains d’Europe à sa disposition. Il les prendra si bon lui semble. Barnabooth est un voyageur narcisso-hédoniste. Il jouit de l’espace où son corps se loge avec l’aisance d’un Don Juan. Où qu’il se trouve il doit signifier sa présence, évidente et tautologique. Son « je » voyageur est ce qu’il est du fait qu’il se déplace, qu’il est toujours en route. Sa bougeotte est incorrigible, soumise à une narration dont les coefficients spatiaux comptent plus que tout. La maxime post-cartésienne « je bouge donc je suis » fait pièce à la continuité de son cogito. Il voyage, donc il pense. Il ne peut rendre compte de ses déplacements autrement qu’en rapportant des dialogues spirituels, des rencontres et des panoramas enchanteurs. Le narratif est là.  » Valery Larbaud m’attendait vraisemblablement, avec sa bibliothèque européenne conservée à la médiathèque de Vichy depuis sa disparition. Il me restait à mettre en scène notre rencontre !

De toutes les époques et de tous les espaces

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Plusieurs époques m’ont aussi guidé dans la recherche de voyageurs virtuels susceptibles de recréer dans le monde contemporain l’esprit du voyage en Europe des siècles passés.

La première époque, la plus ancienne, est  illustrée par la collection proposée par les Editions Anacharsis.  Elle est complétée par de nombreux exemples de récits de voyages du XVIe siècle  qui sont présents dans la base de données Gallica. Yves Hersant remarque fort justement dans la postface de « Voyage d’Orient » : « De tels voyageurs…comptent parmi les premiers anthropologues, et leur souci de l’écriture égale leur ambition scientifique ; mais il en est bien d’autres, marchands ou diplomates, explorateurs ou pèlerins, chez qui se font jour tout à la fois le désir de saisir le monde concret et la volonté de construire un texte, narratif ou descriptif – en fournissant des indications temporelles, en articulant les épisodes, en remplaçant par une syntaxe leur simple juxtaposition. Itinéraires et Voyages, Observations et Cosmographies : à elle seule, la diversité des titres laisse entrevoir la variété des approches. »  Le titre de cette postface – « Les lunettes de Nicandre » est justifié dès les premières lignes et m’a inspiré l’idée des lunettes colorées que j’attribue à mes personnages-voyageurs : « Des hommes qui se sont mis devant les yeux des lunettes vertes, et qui ont tout vu en vert » : cette formule, qu’Auguste Creuzé de Lessner appliquait aux auteurs de récits de voyage, vaut tout autant pour leurs lecteurs. Car eux aussi portent des bésicles. De même que les premiers n’appréhendent le monde que filtré ou coloré – en vert, en noir, en rose… - par leur culture, leurs préjugés et leurs désirs, de même les seconds ne perçoivent l’ouvrage parvenu entre leurs mains qu’à travers un écran d’habitudes et de jugements préétablis. Fissurer cet écran, désembuer ces bésicles, telle est la tâche imprudemment confiée au « postfacier » du récit qu’on vient de lire.  »

L’époque la plus récente s’inscrit parfaitement dans la continuité des parcours européens qui se sont poursuivis avec difficultés pendant la Guerre Froide, mais ont repris toute leur ampleur passée, immédiatement après les événements européens de l’année1989. L’Europe qui s’offre au voyage et à la redécouverte après la « chute » du Mur a déjà généré des récits classiques ou multimédias tout à fait saisissants, mais qui visaient d’abord un territoire en conflit ou des lieux de mémoire, témoins des affrontements de la fin du XXe et du début du XXIe siècle, ainsi que des espaces historiques bouleversés et chahutés par les changements du tracé des frontières. C’est le cas, entre autres, du livre fondateur de Claudio Magris « Danubio » publié peu avant disparition du Rideau de Fer, ou de l’extraordinaire traversée du XXe siècle proposée en douze mois et douze itinéraires historiques par Geert Mak.

L’Europe des itinéraires culturels : du virtuel au réel

Choisir la couleur des lunettes de ses personnages et les désembuer seraient donc les tâches principales du narrateur de romans sur des voyageurs virtuels parcourant l’Europe contemporaine. Nul doute alors que dans ce cas le thermalisme ne puisse être perçu qu’au travers de lunettes bleues. Choisir de voyager dans l’Europe contemporaine où les interrogations concernant les limites du continent sont devenues répétitives et récurrentes et la comparer avec celle parcourue, sans idée de frontière, par les voyageurs du passé, me semblait également nécessaire.

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Les voyageurs des itinéraires culturels doivent avoir la chance de pouvoir retourner dans une Europe aussi grande, aussi large que celle des XVe et XVIe siècles, pour laquelle le partage des territoires était certes régulièrement l’objet de conflits, mais où l’idée de parcours se concevait comme une mission où la diplomatie se jouait des limites mouvantes entre les Empires. L'unité élémentaire du voyage est de ce fait plutôt la ville, la ville étape, la ville refuge, mais l’horizon du parcours est néanmoins dégagé vers les paysages culturels. Toutefois les voyageurs virtuels que je lance sur les chemins doivent également connaître la géopolitique européenne qui a précédé la mise en place du Rideau de Fer et dans laquelle les voyageurs du Grand Tour et leurs émules se sont joués comme ils le pouvaient de la création des nations, de la mise en place des alliances et finalement des grands conflits mondiaux ; en traversant les mailles des filets ainsi tressés. Une Europe tutoyant l’Asie centrale et ceinturant la Méditerranée et leurs chemins maritimes, fluviaux et terrestres a heureusement été proposée à l’imaginaire de leurs contemporains un peu perdus par de grands auteurs du XXe siècle et du XXIe naissant. Ils sont devenus de ce fait de nouveaux espions, témoins et acteurs de leur temps.

Tous espions, tous témoins, tous acteurs. Dans les pas de Nicolas Bouvier.

Bibliographie

Littérature de voyage :

En dehors des anthologies ou des déclarations d’amour pour les écrivains du voyage devenues des classiques telle celle de Michel Le Bris : « Rêveur de confins » (André Versaille éditeur. 2011) ou encore celle de Marc Wiltz : « Le Tour du monde en 80 Livres » (Magellan et Cie, 2011), des classiques sont redevenus disponibles comme « Le Voyage au Caucase » d’Alexandre Dumas qui a été réédité par Hermann en 2002. Des anthologies ont été également publiées dans la collection Bouquins : Jean Goulemot, Paul Lidsky et Didier Masseau sont les coordinateurs de : « Le voyage en France, anthologie des voyageurs européens en France, du Moyen Âge à la fin de l’Empire. » (Robert Laffont, 1995) et Vincent fournier, le coordinateur de « Le voyage en Scandinavie. Anthologie de voyageurs 1627-1914. » (Robert Laffont, 2001).

Différentes collections ont été conçues ces dernières années pour mettre en valeur de petits textes ou des extraits empruntés à des livres d’écrivains  voyageurs. C’est le cas de l’éditeur Nicolas Chadun (Collection Phileas Fogg) dont on peut citer le « So British ! » de Paul Morand et « Ce qu’on peut voir en six jours » de Théophile Gautier, de Nous éditeur avec la collection VIA pour les voyages en Italie de Curzio Malaparte ou Elio Vittorini et de Magellan et Cie qui en partenariat avec Geo  a rassemblé dans la collection « Heureux qui comme… » Octave Mirbeau à Bruxelles, Gérard de Nerval à Constantinople, George Sand à Majorque ou le premier voyage de l’Orient-Express raconté par Edmond About et a aussi retrouvé et republié les textes de Pierre Loti « Pacha d’Istanbul », ou les textes d’Albert Londres qui n’ont rien perdu de leur actualité, comme « Le juif errant est arrivé ».

On ne manquera pas non plus de Robert Louis Stevenson « Voyage avec un âne dans les Cévennes » dans la traduction de Léon Bocquet avec une Introduction de Gilles Lapouge (GF-Flammarion, 1991).

Le Mercure de France édite également depuis plusieurs années « Le goût de… ». Des extraits littéraires concernant des grandes destinations urbaines européennes y ont été réunis autour de Naples, Rome ou Florence, Bruxelles, Budapest ou Bucarest.

Une collection plus étrange de recueils de textes extraits de romans noirs liés à des villes  est née récemment chez folio policier (Gallimard) : « Rome noir, Londres noir, Paris noir… »

Si l’on recherche – au plus ancien - les récits de voyage qui n’ont pris de valeur littéraire rétrospective qu’en raison de l’érudition de leurs auteurs ou de l’exotisme relatif qu’ils mettent en œuvre (le regard des « Lettres persanes » de Montesquieu, réellement ou faussement étonné), il faut se tourner vers les éditions ANACHARSIS déjà citées qui ont publié ou republié par exemple : Bertrandon de La Broquère « Le voyage d’Orient », écuyer de Philippe le Bon et espion en Turquie en 1432 ou encore de Nicandre de Corcyre « Le voyage d’Occident », traversant avec un ambassadeur de Charles Quint les cours de François Ier, Henri VIII et croisant Erasme et Luther entre 1545 et 1546.

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A propos de Valery Larbaud :

Italo Svevo. Court voyage sentimental et autres textes. Rivages poche. Petite bibliothèque. Payot et Rivages, 2012.

A.O. Barnabooth. Son journal intime. Collection l’Imaginaire Gallimard. Première parution 1913. En 1908 paraissaient sans nom d’auteur des « Poèmes par un Riche Amateur ou Œuvres Françaises de M. Barnabooth précédés d’une Introduction Biographique. »

Wladimir Krysinski. « L’hédonisme en voyage : le roman entre la prose et la poésie. » in L’Atelier du roman, revue trimestrielle N° 28, décembre 2001. Cosmopolitisme ou crétinisation. En relisant A.O. Barnabooth.

XXeme siècle, regards sur l’Est de l’Europe :

En ce qui concerne le récit d’auteur, « Danube » de Claudio Magris dans une traduction de Jean et Marie-Noëlle Pastureau est certainement un exemple difficilement égalable (Danubio, 1986, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 1988). La création romanesque prenant pour cadre l’identité de frontière de plusieurs auteurs européens, dont de flamboyants Triestins fait partie du corpus littéraire des hommes-ponts sur lesquels je travaille depuis quelques mois :

L’ouvrage de Geert Mak constitue la somme de l’exploration des thèmes historiques réunis pendant un périple d’un an en 1999. « Dans ce récit de voyage, il est question du passé et de ce que le passé fait de nous. Il est également question de discorde et d’incertitude, d’histoire et d’angoisse, de pauvreté et d’espoir. De tout ce qui divise et unit l’Europe d’aujourd’hui. » Geert Mak. Voyage d’un européen à travers le XXe siècle. Gallimard, 2007.

Il faut également évoquer certains des reportages photographiques de  Raymond Depardon et le « Balkan Transit » de François Maspero. Editions du Seuil, 1997 ainsi que l’ouvrage de Paolo Rumiz « Aux frontières de l’Europe ». Hoebeke, 2011.

Web :

Site web du projet SOURCE.

Un groupe facebook sur les voyageurs européens a été mis en place voici un an ainsi qu'un groupe sur l'écriture des villes thermales.


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