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La publicité au temps de la Grande guerre

Par Savatier

Pub1914Le 3 août 1914, l’Allemagne déclara la guerre à la France. Les hommes en âge d’être mobilisés partirent pour le front en pleine période des moissons ; à l’arrière restèrent les femmes, les enfants, les vieillards, les réformés et ceux qui avaient été assez habiles pour échapper à ce qui devait devenir l’une des plus atroces boucheries de l’Histoire. Pour l’industrie et le commerce, cette population civile de consommateurs potentiels constituait naturellement une cible de premier ordre, ce qui n’avait rien de critiquable dans une perspective de logique économique.

Ce qui l’était davantage, en revanche, c’était l’exploitation à des fins purement mercantiles, par ce que l’on appelait alors la « réclame », du conflit pris dans son contexte aussi bien matériel qu’affectif. Dans un ouvrage remarquablement illustré intitulé La Pub est déclarée (Hoëbeke, 112 pages, 19,50 €), Didier Daeninckx décrit ce phénomène. Ce spécialiste du roman noir, tout naturellement, choisit la fiction pour exprimer son propos, une fiction qui s’articule autour des principales publicités publiées dans la presse de l’époque ou par voie d’affichage, comme un auteur aurait écrit des paroles sur une mélodie proposée.

L’écrivain se glisse dans la peau d’une jeune fille de 1914 travaillant pour une agence de publicité, dont les frères et le fiancé se battent sur le front. Engagée comme dactylo, elle se trouve, à la faveur des événements, rapidement investie de responsabilités qui la conduisent à recevoir les annonceurs, à inventer des slogans, à collaborer avec des graphistes. L’histoire n’est bien entendu qu’un prétexte pour Didier Daeninckx ; elle lui permet de décortiquer les mécanismes à l’œuvre au début du XXe siècle dans l’élaboration d’une réclame efficace, dont le lecteur découvrira un florilège parmi les nombreuses reproductions.

On peinerait à trouver dans les approches de l’époque la moindre sophistication. Tout tient dans de grosses ficelles, souvent naïves, mais infaillibles. L’important n’est pas là. Ce sont les leviers psychologiques utilisés qui passionneront le lecteur, dans la mesure où ils reflètent un état des lieux de la communication dans ces années de guerre et surtout le cynisme avec lequel les publicitaires firent appel aux clichés les plus simplistes et les plus bas pour appâter le chaland.

Dans sa comédie Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil (1972), Jean Yanne avait mis en lumière, non sans férocité, comment une radio pouvait exploiter le thème religieux pour faire vendre lessives et déodorants. On y vit une satire de la société de consommation des trente glorieuses. Pourtant, La Pub est déclarée nous prouve que, pendant la Grande guerre, les agences utilisaient déjà des procédés similaires.

La publicité au temps de la Grande guerre
La figure du Poilu y est en effet cuisinée à toutes les sauces, même les plus indigestes, pour promouvoir des montres, des stylos, des boissons chocolatées, des médicaments, des accessoires divers, des confiseries en forme de croix de guerre. Elle sert aussi de prétexte pour culpabiliser les familles qui auraient été trop cruelles de ne pas envoyer à leurs soldats le protège-montre, la pilule miracle ou les « chaussettes au suif raffiné et formolisé » (cela ne s’invente pas !) qui devaient rendre leur quotidien moins rigoureux. D’autres affiches, moralisatrices, jouent la carte du sacrifice que doivent ceux qui sont à l’arrière (« Economisons le pain en mangeant des pommes de terre », « Versez votre or, nous versons bien notre sang », etc.).

Blessé, amputé, voire mort, le Poilu n’échappe toujours pas aux communicants d’alors : il est le vecteur publicitaire pour des prothèses anatomiques, des « montres pour mutilés, aveugles, manchots, infirmières [ ?] », des fauteuils roulants ou des souvenirs mortuaires. Gibbs, de son côté, choisit le sensationnel en publiant la photo d’une boîte métallique de dentifrice endommagée par un éclat d’obus et supposée avoir sauvé la vie à un soldat anglais.

Comme dans tout conflit, la diabolisation de l’ennemi offre un argumentaire au moins aussi efficace que l’amour de la patrie : profitant de la consonance germanique des bouillons Maggi-Kub (pourtant suisses...) un concurrent, les Bouillons Duval, publie des affiches montrant une cantinière terrassant l’aigle allemand et des encarts appelant à ne pas acheter des « Botages KKK » ; un médicament utilise ce slogan douteux : « De même que le poilu chasse les Boches des boyaux, de même Jubol chasse les mauvais microbes de l’intestin » et l’Aspirine du Rhône se proclame « pure de tout mélange allemand ». Jusqu’à la figure tutélaire de Clemenceau qui est mise à contribution, maintenant agenouillé un soldat allemand enchaîné pour vanter la lessive Le Coq gaulois... D’autres produits, plus sobrement, se limitent à affirmer leur origine 100% française, mais la palme du « gore » avant l’heure revient à une affiche représentant, sur fond noir et sang, un crâne coiffé d’un casque à pointe jaune décoré d’une machine à coudre où est inscrite cette phrase : « Femmes françaises qui achetez une machine à coudre étrangère, vous nourrissez un soldat étranger pendant un an. »

Certaines publicités semblent si surprenantes qu’elles auraient pu figurer, dans les années 1960, parmi les célèbres « fausses pubs » de Hara Kiri, mais toutes sont authentiques et méritent attention. Elles permettent aux lecteurs d’aborder la Grande guerre sous un angle original et jusqu'à présent inédit.

Illustration : publicité pour la lessive Le Coq gaulois.


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