Magazine Culture

Musée fin de siècle (II) L’Art Nouveau

Par Memoiredeurope @echternach

Fusion des arts

Lorsque j’ai travaillé il y a bientôt une trentaine d’années sur la renaissance de l’art textile en Europe à la fin du XIXe siècle, je me suis assez longuement arrêté sur l’œuvre de William Morris. Ses créations m’avaient touché par l’originalité intuitive, pour ne pas dire native, de ses dessins par rapport à ceux des périodes précédente où prévalait seulement la copie de la peinture. Cette manière de traiter la surface d’un tapis comme s’il s’agissait d’un paysage mis à plat, ou bien encore cette approche du déroulé répétitif d’un textile mural fait d’entrelacements et d’effets miroir correspondaient à la recherche que j’avais menée sur des convergences humaines qui sont intervenues sur tous les continents pendant des millénaires en matière de tissage et d’impression.  Les tissus de William Morris faisaient de nouveau pénétrer une certaine exubérance de la nature dans l’espace intérieur, là où auparavant les motifs floraux devaient garder un aspect convenu.

william-morris-1882-zoom

Je m’étais aussi immédiatement senti concerné par la forte volonté du créateur anglais de redonner à l’artisanat son statut privilégié et d’assurer ainsi les bases d’une nouvelle fusion des arts. L’étendue des domaines que couvrait son travail, cette volonté de revisiter les arts appliqués - restés trop longtemps sous tutelle – tenaient à une lecture juste et sociale, pour ne pas dire socialiste de la montée en puissance des forces environnantes : le triomphe aveugle de l’industrie et la force répétitive de la machine, perçues tous deux comme une menace  pour la qualité et l’originalité de l’objet unique, tout en ouvrant cependant la porte à la diffusion d’un style au-delà des cercles restreints du pouvoir légitime.

Toutefois, Morris avait aussi immédiatement perçu comme une extension des possibilités et des modes de création, l’apparition de nouvelles techniques et de nouveaux matériaux. Ou pour mieux dire, il avait ouvert la porte à la mise au point de l’utilisation de ces matériaux dans de nouvelles conditions et pour de nouveaux usages afin d’élaborer un nouveau vocabulaire.

Art Total

Grandes puissances industrielles et coloniales, l’Angleterre et la Belgique ont ainsi généré de manière parallèle une réaction artistique complémentaire, fondée si je puis le dire ainsi, sur les contradictions de la révolution industrielle. Les créateurs continentaux sauront prendre le meilleur de son travail et synthétiser peu à peu dans « l’Art Nouveau » des alliances et des influences croisées. Convergences avec le travail de l’Union centrale des Beaux-Arts appliqués à l’Industrie, apparue en France, avec celui de la « Wiener Sécession » et des « Wiener Werkstätte »  en Autriche ou avec les leaders du « Stile Liberty » en Italie. Et tant d’autres encore, à Nancy en liaison avec le jardin botanique, à Barcelone avec le « Modernisme », en Allemagne avec le « Jugenstil » qui ont propagé comme une trainée de poudre une approche nouvelle de l’espace de vie, du plus petit objet au plus grand contenant. Et ils se sont fracassés sur un conflit mondial qui a tout remis en question.

DSC03016

Magasin Old England. Paul Saintenoy. 1899. Musée des instruments de musique MIM.

On passera ainsi en quelques années d’un monde intérieur protégé dans les salons anglais qu’on imagine un peu compassés à une extériorité qui touchera les objets plus quotidiens, les demeures bourgeoises, comme les magasins et les entrepôts, voire le mobilier urbain. Un itinéraire culturel qui sera certainement reconnu par le Conseil de l’Europe parcourt les différentes branches de ce mouvement artistique très largement européen, voire transcontinental en rendant ainsi justice à une nouvelle fascination.

Mais que nous dit, à la fois sur l’époque en question et sur notre temps, cet étrange hommage répétitif rendu par des expositions successives, dont le musée fin de siècle concrétise par sa permanence, le goût persistant ?

La belgitude de l’Art Nouveau

Ce nouveau musée, par nature, donne en exemple la manière dont la Belgique s’est très vite placée en leader dans la profusion artistique que viendra interrompre le grand conflit. Inspirés par l’Angleterre, entrant en synthèse avec bien d’autres groupes européens, les artistes à qui s’offre une nouvelle capitale jouent une partition moins cosmopolite que celle qui se développe à Paris dans les mêmes années, tout en puisant cependant quand il le faut dans le réservoir parisien.

Cette profusion prend appui sur des individus d’exception qui savent hybrider les arts. Ainsi Henry van de Velde, tout en souhaitant que les sculpteurs et les peintres redeviennent des artisans, préconise que l’artisan lui-même acquière les connaissances pratiques du dessin industriel. Hermann Muthesius développe des thèses semblables en Allemagne à partir de 1904 et c’est le « Deutsche Werkbund », créé en 1907 qui concrétisera le mouvement idéologique de base, à partir duquel naîtra le Bauhaus.

Mais en un sens, l’Art Total est revenu d’abord et avant tout très volontairement au centre du jeu en Belgique et c’est dans l’architecture bruxelloise avec Victor Horta, Paul Hankar, Paul Saintenoy, Edouard Pelseneer, Josef Hoffmann et Henry van de Velde lui-même, que Bruxelles et sa banlieue acquièrent des œuvres totales singulières. L’exposition fin de siècle met sans doute trop peu en valeur la place de l’architecture, en choisissant plutôt de renvoyer les visiteurs vers la ville elle-même, dans ces fractures temporelles que j’évoquais dans l’article précédent et en conseillant ainsi de vivre l’architecture là où elle se trouve encore visible et ouverte au public. Elle documente cet aspect plutôt qu’elle ne le montre vraiment, mais après tout il suffit de marcher à l’aventure.

Pour ne pas revenir aux maisons Horta ou Autrique, bien connues – le « Bleomenwerf » de van de Velde conçu à Uccle en 1895 par un artiste qui aborda l’architecture en autodidacte, constitue l’un de ces exemples à découvrir dans la périphérie de Bruxelles. Qu’on me permette aussi d’évoquer avec une certaine nostalgie les séances de jury de la classe de sculpture textile de Tapta qui à la fin des années soixante-dix se déroulaient dans ces espaces si particuliers de la Maison Cohen de l’avenue Roosevelt dessinée par van de Velde en 1928, architecture rigoureuse celle-là qui se place déjà dans une autre étape où le dialogue avec Mallet-Stevens et avec le Bauhaus est évident.

10516062_0060_P01

Une dation exemplaire

Mais la grande chance du musée fin de siècle est d’avoir su mettre en valeur une dation exceptionnelle, la collection Gillion Crowet. Deux jeunes collectionneurs, Anne-Marie Crowet et son mari Roland Gillon ont, pendant plus de trente années, recherché des objets Art Nouveau relégués dans les réserves des salles de vente et dans l’arrière-cour des antiquaires après la Seconde Guerre Mondiale.

Gallé, Lalique, Majorelle, Cros, Horta, Mucha, Khnopff, Delville, Schwabe et Mossa sont devenus entre leurs murs, des compagnons adorés, répertoriés, échangés avec d’autres passionnés. Une collection, c’est comme une famille choisie. Il y faut du temps !

Bruxelles décembre 2013 4eme 010

Henri et Désiré Muller. 1906-1907.

Dans leur grande majorité, ces pièces uniques se trouvent aujourd’hui mises en scène de manière précieuse en évoquant le luxe, le raffinement, la volonté de transformer le porphyre, l’ivoire, la pâte de verre, le cuir, l’argent et les bois exotiques dans une sorte d’exubérance profuse, en un monde où la sève végétale pousse des tiges multiples à s’embrasser dans un monde translucide, coloré de saveurs célestes. Retour de la nature, du végétal, des pigments naturels, des recherches sur la subversion des techniques et des technologies, toutes initiées par Morris.

Bruxelles décembre 2013 4eme 016

Sensibilité fin de siècle qui envahit le monde au moment où menacent les dangers d’exclusion des nations revendicatrices d’identité, ainsi que les revendications légitimes des vrais exclus qui pousseront en avant des révolutions idéologiques. Création quasi délirante, au moment où la jeunesse européenne sera précipitée dans une boucherie sans précédent qui renforcera encore la puissance des machines et la domination de l’argent roi.

Fin de siècle, nouveau siècle

Si le musée fin de siècle joue un rôle essentiel et exemplaire de témoignage artistique et historique, il faut tout de même se poser la question du statut social et symbolique de ces objets, hier et aujourd’hui, des objets précieux venus du quotidien et maintenant enfermés au musée et tenus éloignés de leur contexte originel.

Il existe de toute évidence, si l’on en croit le succès des expositions consacrées ces dernières années  à l’Art Nouveau, une sensibilité du début de notre nouveau siècle, voire même une fascination surprenante pour ces objets centenaires. Cette fascination se développe au moment même où de nouvelles exclusions dramatiques séparent sans espoir le monde de l’argent de celui de la jeunesse et où se multiplient de nouveau les incertitudes sur les identités nationales.

Une jeunesse sacrifiée cette fois dans une guerre en apparence moins meurtrière et plus subtile : celle qui fracasse l’espoir et l’initiative par la célébration permanente du présent, dans un monde qui semble se proposer sans avenir.

Convergences ? Simples ressemblances ?

Objets humains, trop humains qui sont venus se placer dans l’espace laissé vacant entre la puissance inexorable de la mécanique et la puissance toujours fragile de la main confrontés aujourd'hui au monde encore insaisissable du numérique. Que veut dire l’objet, que veut dire la création au temps des imprimantes 3D ?

Objets qui s’inscrivent dans le regard inquiet de nouvelles générations comme le rappel d’un luxe inutile au destin mortifère.

Objets d’intercession et de fascination qui, comme des paradoxes permettent de réfléchir tout à la fois sur la vanité du luxe et sur la puissance des objets, vainqueurs de bouleversements inhumains inédits.

Guerre qui fera l’an prochain l’objet de célébrations destinées sans doute à définitivement refermer des tombes introuvables.

Guerre en pointillé qui fait l’objet chaque jour de simulacres dans les mondes virtuels des consoles.

RVB_72dpi_Mucha_GC122_H_copy_large@2x

Alphonse Mucha. la nature. 1899-1900

« Les merveilles nous imposent le devoir de ne pas laisser l’imagination et la subtilité poétique derrière celle des artisans qui améliorent une machine. Déjà, la langue scientifique est en désaccord profond avec celle des poètes. C’est un état de choses insupportable. Les mathématiciens ont le droit de dire que leurs rêves, leurs préoccupations dépassent souvent de cent coudées les imaginations rampantes des poètes. C’est aux poètes de décider s’ils ne veulent point entrer résolument dans l’esprit nouveau, hors duquel il ne reste d’ouvertes que trois portes : celle des pastiches, celle de la satire et celle de la lamentation, si sublime soit-elle. Peut-on forcer la poésie à se cantonner hors de ce qui l’entoure, à méconnaître la magnifique exubérance de vie que les hommes par leur activité ajoutent à la nature et qui permet de machiner le monde de la façon la plus incroyable ?

L’esprit nouveau est celui du temps même où nous vivons. Un temps fertile en surprises. Les poètes veulent dompter la prophétie, cette ardente cavale que l’on n’a jamais maîtrisée. »

C’est un rescapé qui écrit ces phrases dans le numéro de novembre-décembre 1918 du Mercure de France. Il a pour nom Apollinaire. Il sait l’horreur des machines qui ont été créées pour détruire les hommes et la puissance des obus qui leur cassent la tête. Et pourtant, devant l’arrivée du cinéma et du phonographe «  à la période des incunables » il termine ainsi : « Mais attendez, les prodiges parleront d’eux-mêmes et l’esprit nouveau, qui gonfle de vie l’univers, se manifestera formidablement dans les lettres, dans les arts et dans toutes les choses que l’on connaisse. »

La désespérance des hommes et leur pouvoir de destruction sont infinis, mais leur espoir tout autant.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Memoiredeurope 194 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines