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10 mai 189… /Elizabeth Von Arnim et son jardin allemand

Par Angèle Paoli
Éphéméride culturelle à rebours


L’ANNÉE DERNIÈRE, J’IGNORAIS TOUT DU JARDINAGE

  10 mai. — L’année dernière j’ignorais tout du jardinage, et cette année ne suis guère plus savante même si j’ai maintenant les idées plus claires et si je suis déjà passée de la culture des volubilis à celle des roses thé.
  Le jardin était une véritable forêt vierge qui encerclait la maison de tous côtés, mais surtout au midi. De ce côté la maison ne comporte qu’un étage ; une longue série de pièces qui se commandent les unes les autres. Les murs sont entièrement recouverts de lierre. Au centre, une petite véranda mène par un escalier de bois branlant vers la seule partie du jardin qui ait jamais été vraiment entretenue. Dans un demi-cercle bordé de troènes, au milieu de la pelouse, je découvris onze plates-bandes de différentes dimensions disposées autour d’un très ancien cadran solaire moussu pour lequel j’ai beaucoup d’affection. Ces plates-bandes étaient le seul signe visible de jardinage en ce jardin (à l’exception d’un crocus solitaire qui fleurissait chaque printemps sans l’avoir vraiment désiré — mais que pouvait-il faire d’autre ?). J’y plantai partout des volubilis après avoir lu dans un manuel de jardinage allemand qu’ils étaient capables de transformer le désert le plus lugubre en véritable paradis. Le manuel les recommandait avec une chaleur vraiment communicative. Dans mon ignorance des quantités à utiliser j’en achetai dix livres que je ne plantai pas seulement dans les plates-bandes mais autour de presque tous les arbres, puis attendis, très agitée, l’apparition du paradis promis. Jamais celui-ci ne daigna se montrer, et ce fut ma première leçon.
  Par chance, j’avais aussi planté deux carrés de pois-de-senteur mêlés de lys blancs qui suffirent à mon bonheur pendant tout l’été, ainsi que quelques tournesols et des roses trémières sous les fenêtres de l’aile sud. Quand les lys moururent, je fus affreusement dépitée. Comment aurais-je pu deviner qu’ainsi vont tous lys ? Quant aux roses trémières, elles furent si vilaines que mon premier été n’eut pour tout décor et embellissement que les seuls pois de senteur […]
  J’ai également fait planter deux plates-bandes de chaque côté du demi-cercle, toujours avec du réséda et dans l’une des « Marie van Houtte », dans l’autre, des « Jules Finger » et des « Fiancées ». Sous les fenêtres du salon ont été disposées des « Madame Lambard », « Madame de Watteville » et « Comtesse Riza du Parc ». Plus loin, abritées au nord et à l’ouest par un bosquet de hêtres et de lilas, se trouve une dernière plate-bande de « Rubens », « Madame Joseph Schwartz », et « Hon. Edith Gifford ». Ce sont toutes des roses naines. Dans tout le jardin je n’en ai que deux de taille normale, deux « Madame George Bruant » qui ressemblent à des manches à balai. Comme je suis impatiente de voir s’ouvrir les boutons des roses thé! Jamais je n’ai rien attendu avec autant de fièvre. Chaque jour je procède à une tournée d’inspection pour admirer les progrès accomplis par les feuillages vert tendre et les mignons boutons rouges.
  Les roses trémières et les lys blancs (maintenant en fleur) se trouvent toujours sous les fenêtres de l’aile sud, formant une étroite bordure qui couronne une pente gazonnée au pied de laquelle j’ai semé deux longues plates-bandes de pois-de-senteurs, si bien que mes roses auront de jolis compagnons jusqu’à l’automne, quand les roses thé occuperont toute la place. Le sentier qui descend à travers le jardin est bordé de roses de Chine blanches et rosées, avec ici et là quelques « Jaune Perse ». Aujourd’hui je préfèrerais avoir planté là aussi des roses thé, car j’ai quelques appréhensions à l’idée du mélange « Jaune Perse » et des roses de Chine tant ces dernières sont minuscules alors que les « Jaune Perse » ont l’air de vouloir se transformer en e véritables buissons.
  Nul ne peut comprendre, ici, combien le cœur me bat en attendant la floraison de les roses. Il n’est pas un traité de jardinage allemand qui ne relègue les roses thé dans les serres, les emprisonnant à vie et les empêchant pour toujours d’être touchées par le souffle de Dieu. Seule mon extrême ignorance a pu me permettre de planter mes roses thé face au vent du nord, et pourtant elles lui ont bravement fait face, sous les branches de sapin. Aucune n’a souffert. Et elles semblent aujourd’hui aussi heureuses et aussi décidées à profiter de la vie qu’aucune rose d’Europe.

Elizabeth Von Arnim, Elizabeth et son jardin allemand [Elizabeth and her German Garden, septembre 1898], Salvy Éditeur, 1989, pp. 38-39, 40- 42. Présentation de E.M. Forster. Traduit de l’anglais par François Dupuigrenet Desroussiles.


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