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[critique] R. W. Emerson – Expérience(s)

Publié le 29 octobre 2013 par Consuelo

Ne sois pas trop timide et craintif dans tes actions. Toute vie est une expérience. Plus tu feras d’expériences, mieux ce sera. Qu’en sera-t-il si elles sont peu sûres, et que tu risques de tremper ou déchirer ton manteau? Qu’en sera-t-il si tu échoues, et es traîné à raison dans la boue une ou feux fois ? Tu te relèveras, et ne devras jamais être effrayé à ce point par une chute (Journal, 11 novembre 1842).

Ralph Waldo Emerson, philosophe transcendantaliste, premier penseur de la figure de l’intellectuel américain, est aussi le propagateur d’un discours pragmatique. Il s’agit de mesurer la valeur d’une chose à l’aune de ce qu’elle produit, la valeur d’une action selon ses conséquences, d’un être à partir de l’effet qu’il suscite en nous. Dans ce cadre, le recours à l’expérience devient fondamental, car ce n’est qu’en faisant l’expérience d’une chose, d’une action, d’un être, ce n’est qu’en se mettant en contact avec eux, que l’on peut, à défaut de les connaître, les juger.

« A défaut de les connaître », ai-je écrit, car toute réelle connaissance des choses devient impossible : je n’en sais que ce que j’en vois et ce qui peut entrer en contact avec moi, ce que je suis disposé à accueillir, ce que je suis en mesure d’entendre. Notre rapport aux autres (choses et êtres) est ainsi toujours tronquée : on n’en sait que ce qu’on peut en savoir, et si l’on s’enrichit à leur contact de se découvrir soi-même capable de telles ou telles interactions, on reste pourtant enfermé à l’intérieur de soi-même, toujours plus conscient de soi que des autres. De là vient le propos : « Si je vous aime, que vous importe? » Nous disons cela parce que nous sentons que ce que nous aimons n’est pas en notre pouvoir, mais au-dessus. Ce n’est pas vous mais votre rayonnement. C’est ce que vous ne connaissez pas, en vous, et ne pourrez jamais connaître.

L’expérience ne fait rien connaître ; le monde est flottant, changeant, indécis (Emerson est grand admirateur de Montaigne), et si « toute vie est une expérience », c’est parce qu’il n’y a rien, autour de soi, à quoi se raccrocher : l’homme découvre qu’alors que le monde est un spectacle, quelque chose en lui demeure stable (« Nature »).

Emerson invite alors à un repli sur soi qui confine à l’égoïsme revendiqué : Rien, en dehors de toi-même, ne peut t’apporter la paix (« Nature »). Encensant la figure de l’enfant qui ne se conforme à rien mais auquel « tous se conforment », il réclame le droit au caprice et proclame une sorte de tyrannie du moi : il faut avoir confiance en sa propre pensée, en son propre génie, accepter la place qui nous est faite dans ce monde et s’efforcer de toujours mener des actions authentiques, car accordées à soi (« La confiance en soi »).

L’expérience devient le lieu, non pas d’une conquête et d’une découverte de soi, mais d’une affirmation de soi, de sa confiance en soi ; elle n’est pas un moyen de fuir devant la difficulté, mais de l’affronter et de la vaincre. Les faiblesses, timidités et doutes ne s’accordent pas au choix de l’expérience comme principe de vie : faire des expériences, ce n’est pas « zapper », passer d’une chose à une autre par désoeuvrement, mais se mettre en quête de ce qui nous correspond le plus, en assumant les difficultés qu’il peut y avoir à réaliser (au sens de : rendre réelle) cette rencontre. L’expérience n’est pas une fuite en avant.

Reste que, une fois la rencontre faite, le bénéfice retiré – et puisque rien ne demeure -, l’expérience se trouvera accomplie, achevée, et s’évanouira d’elle-même : Finalement (les amants) découvrent que tout ce qui au début les a rapprochés (…) n’était qu’éphémère et tendait vers une certaine fin, (…) la purification de l’intelligence et du coeur. Une fois ce bénéfice fait, le lien se dissout : toute relation humaine court ainsi le risque de n’être jamais qu’égoïste – une simple histoire d’intérêt.

L’être que prend pour objet de réflexion Emerson est un être solitaire, curieux de s’affirmer, revenu de tous ses idéaux, conscient de l’incessante variabilité de toutes choses – lui excepté. Cela en fait-il l’héritier de Montaigne et des libertins érudits? Non, car il garde la volonté de s’ériger en citadelle imprenable, immuable, plus forte que tout. Il ne se soucie pas, comme Montaigne et ses successeurs, d’une déontologie de l’expérience, qui ne s’exercerait jamais aux dépens de l’autre. L’expérience émersonienne s’affirme, unilatérale, égoïste et capricieuse – indifférente au monde qui l’entoure, seulement intéressée par son univers propre, son propre accès au monde, restreint et confortable.

L’expérience prônée par Emerson, si elle se dit comme une affirmation de soi, est avant tout une errance à l’intérieur de soi-même, un aveuglement aux choses et un enfermement.


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