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Piège(s): de quoi l'affaire Dieudonné est-elle le symptôme?

Publié le 10 janvier 2014 par Jean-Emmanuel Ducoin
Et si le corps collectif de la France avait oublié – perdu ? – la signification universelle de son projet républicain? Ou comment installer un humoriste 
au cœur du débat confine sinon 
à la bêtise du moins à l’inconscience politique...
Poison. Que s’est-il passé – que se passe-t-il? Un beau matin, vous vous réveillez et quelque chose dans l’air (du temps) vous a déjà crucifié. Ce n’est pas arrivé d’un coup, certes, mais vous prenez soudain conscience que le processus de déréliction a agi comme une gangrène sournoise. Jusqu’à ces coups 
de marteau un peu plus violents que les précédents. Un jour, 
un écrivain jadis adulé se met à compter les Blancs dans 
un train de banlieue – sous-entendu «il n’y a que des Noirs» – et raconte l’expérience dans un livre en évoquant la fin de «sa» civilisation, la mort de la «culture» et pour un peu la disparition de la France. Personne ne s’en étonne vraiment ; pire, certains se dévisagent le soir dans le métro, ce qui, auparavant, ne leur serait jamais venu à l’esprit. Un autre jour, un humoriste, qui fut quasiment l’un de nos compagnons de route pour lutter contre le racisme et l’extrême droite, invite un homme à monter sur scène avec lui lors d’une représentation en public ; le régisseur de cet humoriste, en tenue de déporté bardé d’une étoile jaune, remet à l’invité en question le prix de «l’infréquentabilité 
et de l’insolence», et nous apprenons que cet homme s’appelle Robert Faurisson, le tristement célèbre négationniste… Depuis? Le premier répand son ultranationalisme mâtiné de grandiloquence réactionnaire à visée maurassienne. Le second se cache derrière l’humour pour répandre, comme un poison, un antisémitisme notoire au nom d’une négritude mémorielle dont il a totalement perdu les fondements à force de frayer un chemin commun avec ses amis fascisants. Richard Millet (il y en a d’autres, mais cet exemple emblématique se devait d’être cité) et Dieudonné M’Bala M’Bala sont les deux versants d’un même symptôme. Celui d’une France dont le corps collectif a oublié – perdu ? – la signification universelle de son projet républicain.

Dieudonné. L’affaire Dieudonné nous en dit long 
sur ce «moment français» et l’état du pays qui est le nôtre, 
où des formes de communautaro-nationalismes veulent 
ruiner le pacte républicain. «Quand on a accueilli le mal une 
première fois, il n’exige plus que l’on croie en lui», disait Kafka. 
La dérive de l’humoriste mérite-t-elle condamnation? Bien sûr, 
d’ailleurs il a déjà été condamné et le sera sans doute encore, 
et tant mieux. Doit-on pour autant interdire ses spectacles? 


La réponse, qui paraît simple au regard des faits, est en vérité bien plus complexe qu’on ne l’imagine et nous voudrions 
vous en convaincre. D’abord, étonnons-nous qu’un ministre 
de l’Intérieur, avec tous les moyens de l’État, puisse ainsi 
se lancer dans un bras de fer avec un humoriste, avec le soutien, tenez-vous bien, du président de la République et de l’ensemble du gouvernement, ce qui, à notre connaissance, n’était jamais arrivé sous la Ve République… Une circulaire ministérielle 
pour interdire ses spectacles, des paroles en cascade, 
des décisions des parquets pour empêcher ses représentations: vous l’avez compris, Dieudonné est devenu, en moins de trois semaines, l’épicentre des préoccupations nationales. Mais ce n’est 
pas tout. En se transformant en imprésario involontaire 
du scandaleux humoriste à longueur d’antenne, le pouvoir a pris 
le risque de l’embrasement. En somme, la diabolisation 
ne risque-t-elle pas de desservir la cause qu’elle était censée défendre? N’est-ce pas déjà le cas? Installer Dieudonné 
au cœur du débat – il n’en demandait pas tant en martyrologie, sachant qu’il ne nourrit rien d’autre que le «tous pourris», 
la théorie du complot et l’antisémitisme –, confine sinon 
à la bêtise du moins à l’inconscience, sauf à dire que l’opération est calculée, ce qui reviendrait alors, pour nous, à condamner une faute politique impardonnable! Car l’invraisemblable duel entre Manuel Valls et Dieudonné arrange bien, et c’est peu dire, le Front nationaliste de Fifille-là-voilà, elle aussi assez bien «dédiabolisée» comme ça. Sans rien dire, quelques-uns de ses thèmes favoris occupent l’espace médiatique. Et elle attend. 
Le ministre de l’Intérieur croit utiliser les valeurs républicaines pour ressouder la gauche tout en renforçant son image, 
il conforte surtout celle de l’humoriste. Dans notre état de droit, en matière de libertés publiques, la puissance publique ne peut 
en effet réprimer qu’a posteriori, pas a priori. Demander l’interdiction 
des spectacles revient à condamner Dieudonné pour des faits qu’il n’a pas encore commis. Et pendant ce temps-là, c’est lui qui passe pour un combattant de la liberté d’expression victime de censure et, accessoirement, pour un militant antisystème vaguement «porte-parole» des opprimés qu’on voudrait faire taire. Difficile d’être plus contre-productif. Comment s’étonner, après, que certains pensent que le piège tendu par un ministre assoiffé de pouvoir personnel ne vise qu’un objectif : se saisir 
du prétexte Dieudonné pour porter atteinte à nos libertés. 
Mais que s’est-il passé pour en arriver là – et que se passe-t-il?
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 10 janvier 2014.]

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