Magazine Cinéma

Le Vent se lève, de Hayao Miyazaki

Par La Nuit Du Blogueur @NuitduBlogueur

Note : 5/5 

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !

L’air immense ouvre et referme mon livre,

La vague en poudre ose jaillir des rocs !

Envolez vous, pages toutes éblouies !

Rompez vagues, rompez d’eaux réjouies

Le toit tranquille où picoraient les focs !

Paul Valéry, Le Cimetière Marin

Si il est important de rappeler toute la dernière strophe du Cimetière Marin de Paul Valéry, dont Miyazaki emprunte le premier vers pour le titre de son tout dernier film, c’est que celle-ci met en évidence une fin de carrière en deux temps de la part du cinéaste. Aussi surprenant que cela puisse paraître, Ponyo sur la falaise (2008) et Le vent se lève composent tous les deux le diptyque final d’un révolutionnaire (Miyazaki est marxiste) écologiste désabusé. 

© Nibariki - GNDHDDTK

© Nibariki – GNDHDDTK

D’abord Ponyo sur la falaise, qui nous raconte l’histoire de Sozuke, un petit garçon fils de marin, et Ponyo, petite fille mi-poisson mi-humaine. Entre la fille de la mer (Ponyo est l’enfant d’une déesse des océans) et le garçon de la terre (bien que tourné et fasciné par la mer, Sozuke vit dans une maison perchée sur la falaise, véritablement ancrée sur le sol et coupée de la vue maritime par une haie et un muret) naît une histoire d’amour, peut-être la plus pure et la plus platonique que le cinéma nous ait donnée à voir. Dans ce film, le maître japonais exprime son inquiétude quant à l’état écologique d’un océan jonché d’ordures, mais place l’avenir du monde dans les mains d’un couple innocent dont la force des sentiments provoquera un tsunami purificateur. Lorsque l’eau recouvre la terre, les deux mondes font la paix, se respectent l’un l’autre. Et c’est la seule violence de l’intolérance d’un amour anormal qui instaure ce dialogue. Si le film est beau, c’est que derrière la grandiloquence des magnifiques vagues pastels qui viennent lécher puis engloutir la terre, la réponse au problème écologique paraît simple : c’est l’amour. L’amour de l’homme, Sozuke, pour la mer, Ponyo. Mais loin d’être de l’espoir, le film traduit le profond désespoir de Miyazaki qui place son histoire dans une fable dont la réalisation ne se fera probablement jamais. Et alors que la vague de Ponyo purifiait la terre, la réelle qui suivra en 2011 touchera Fukushima et provoquera la catastrophe que l’on connaît aujourd’hui, tuant plus de 18 000 japonais. Comme pressentant l’horreur et la mort, Miyazaki était déjà en train de travailler sur Le vent se lève, achevant son œuvre par le film le plus noir et désespéré de sa filmographie. Il est intéressant de constater la nature prophétique de l’œuvre du maître japonais, qui, durant toute sa carrière, n’a cessé de fantasmer un monde dans lequel nature et humanité auraient finis par vivre en harmonie. Comme si la désespérance d’un artiste avait pu se transformer en faits. Et si il choisit aujourd’hui d’achever sa carrière d’animateur de génie par un film traitant de la période noire du Japon de l’entre-deux guerres, alors bourré d’une auto-suffisance qui le conduira à sa perte, c’est aussi car il retrouve dans son pays, aujourd’hui, les même traits : « Il y a tellement de ressemblances entre les deux périodes que c’en est effrayant. On dirait que les conditions se mettent en place pour un nouveau désastre. » (1)

Si il est important de présenter Le Vent Se Lève en rapport avec Ponyo, c’est que ce dernier film agit en contrepoint, mais aussi en complément de l’histoire d’amour enfantine. Le début du film agit d’ailleurs comme une transition entre l’idéalisme, le rêve de l’enfance et la dure réalité de cette époque au Japon. Le rêve de Jiro de devenir aviateur est impossible, il deviendra donc ingénieur en aéronautique et fera voler les autres. En grandissant, il réalise petit à petit son rêve, se battant sans cesse, armé de mathématiques et d’imagination, pour créer l’avion parfait, aérodynamique, léger, planant avec grâce dans les airs. Jiro a réellement existé, c’est Jiro Horikoshi, ingénieur-concepteur des avions qu’utilisera notamment l’aviation japonaise pour attaquer Pearl Harbor et qui constitueront l’une des armes principales de son pays pour attaquer, réprimer et violenter le reste de l’Asie, en véritable empire dictatorial. Les plaies sont à peine refermées, les tensions encore vives, le film n’a d’ailleurs pas manqué de provoquer de vives réactions partout : certains japonais le conspuent en le déclarant traître envers la Nation, les coréens l’accusent de ne pas être assez critique envers les exactions du pays au soleil levant. 

© Nibariki - GNDHDDTK

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La double polémique est juste tant elle met en avant ce vers quoi tend le film. D’un côté le rêve (au sens littéral du terme puisque de nombreux rêves viennent couper et compléter le récit jusqu’à son final étourdissant de beauté) et de l’autre la réalité, le réalisme, s’affrontent et se rencontrent autour du personnage de Jiro, imperturbable dans sa volonté de création et d’innovation. Si le moteur personnel de Jiro est fait de ses rêves d’avions somptueux, de discussions avec le visionnaire Caproni, lui aussi ingénieur en aéronautique, qu’il ne rencontrera jamais dans la réalité, fantasmant et suivant son modèle, la réalité de la mise en œuvre de ce fantasme de voler et faire voler est beaucoup plus sombre : le seul moyen de voler à cette époque est de construire des avions de guerre, de bombardement ou de combat, pour l’armée nippone. Alors que l’on sait que son œuvre sera au service de la mort, Jiro est tout de même un personnage attachant, égoïste dans sa volonté de continuer coûte que coûte, et à la fois si généreux, car donnant la chance de s’envoler à ceux qui n’en avaient pas l’occasion, ou bien au péril de leur vie. Là encore l’ironie frappe, c’est en construisant un appareil plus sûr qu’il permettra à ses compatriotes d’aller tuer les innocents des pays contre lesquels le Japon se dressera. Doit-on critiquer Jiro ? Pouvons-nous comprendre son obstination, sa volonté si forte qu’il est aveugle quant à ce qu’il crée ? La question est intéressante et la force du film est de pousser le spectateur à cette question. Mais Jiro n’est pas sans rappeler un autre homme qui, malgré lui, et n’ayant que le rêve de repousser les connaissances de l’humanité a, lui aussi, permis la mort de centaines de milliers d’innocents, au sein même de cette guerre mondiale. Bien entendu, je pense à Albert Einstein et à sa « création » de l’énergie atomique. En grand cinéaste qu’il est, Miyazaki se pose en observateur attentif, et sans jamais tomber dans un traitement de surface dépourvu de parti pris, il met en avant son propre point de vue, sa propre désespérance d’avoir vécu dans un monde où le rêve et l’innovation ont souvent été au service de l’horreur, de la mort et du feu dévastateur. Il nous peint avec la plus grande justesse un homme dont la petite histoire (sa myopie, son incapacité à voler) l’aura inspiré pour repousser des limites jusqu’alors inimaginables.

Et c’est avec une grande mélancolie que Miyazaki signe cette œuvre à l’ampleur exceptionnelle. Il réussit à conjuguer la grande histoire d’un Japon dont l’avenir s’assombrit de plus en plus en la mêlant avec brio avec les signes avant-coureurs de la vie dramatique d’un homme qui y aura participé. Alors qu’il travaille à la conception de son avion de chasse, Jiro tombe amoureux d’une jeune femme qu’il avait rencontrée encore enfant lors du tremblement de terre qui détruisit Tokyo en 1923. Tuberculeuse, elle restera aux côtés de son mari, plongé dans son travail, jusqu’à la fin de sa vie, comprenant que si elle l’aime, c’est aussi pour sa volonté à réaliser son rêve. L’amour n’est plus alors une force motrice du travail, mais le travail une force motrice de l’amour. L’aviation est le medium qui fait d’ailleurs naître leur romance dans un jeu enfantin avec un petit planeur en papier. 

© Nibariki - GNDHDDTK

© Nibariki – GNDHDDTK

En mêlant le mélo à l’histoire épique, Miyazaki trouve la respiration qui fait de son film un chef-d’œuvre dans lequel il arrive à condenser, comme dans un testament filmique, toutes les variantes de sa filmographie, notamment en exprimant sa croyance shintoïste d’une Nature divine et prophétique qui l’aura inspiré toute sa carrière. Elle s’exprime dans sa manière de mettre en scène la violence implacable du tremblement de terre de 1923, comme si celui-ci avait été un avertissement divin de la suite de l’histoire : le feu ravage la ville comme les bombardements le feront. Cette conception shintoïste est d’autant plus forte que c’est la nature qui donnera à Jiro l’idée phare de la structure de son avion lorsqu’il s’extasiera devant la courbure parfaite d’une simple arête de maquereau. Mais ce qui fait réellement du Vent se lève un grand film, c’est la volonté du cinéaste, dans son dernier sursaut de création cinématographique, à rechercher la nouveauté tout en maintenant ces bases qui ont bercé notre enfance. En signant un vrai film adulte et réaliste, il n’oublie pas de nous faire rêver. En choisissant de traiter de la vraie histoire, il n’oublie pas de nous la raconter tel un conte épique d’une tendresse, mais aussi, d’une dureté incroyables. Les ciels sont toujours peints à l’ancienne, dans ces aquarelles et pastels si beaux ; tout comme les personnages qui se meuvent au travers d’une animation presque simpliste qui nous rappelle ce qu’est avant tout un film de Miyazaki : un rêve et une belle histoire, de beaux songes confrontés à la noirceur d’un monde dur et impitoyable.

Simon Bracquemart

Film en salles depuis le 22 janvier 2014

(1) cf. Le magazine du Monde – 18 janvier 2014.


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