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Seize vieilleries pour Deumilkatorz par Pierre Pigot

Par Fric Frac Club
Seize vieilleries pour Deumilkatorz par Pierre Pigot Seize vieilleries pour Deumilkatorz par Pierre Pigot David Garnett, La Femme changée en renard Son titre placé au détour de L'Amour fou d'André Breton, cette fantaisie anglaise que Borges conservait sur ses rayonnages méritait un tel compagnonnage : il s'agit bien d'une histoire d'amour fou, où un paisible sujet britannique voit sa vie basculer lorsque sa femme bien-aimée est transformée en renard. Le progressif ensauvagement de la femme aimée qui déchire les derniers vestiges de son humanité, sa cruauté, son vagabondage amoureux, rien ne pourra avoir raison de l'amour obstiné du mari – pas même l'inévitable intrusion de la Mort. Leonora Carrington, Le Cornet accoustique Secret bien gardé de la littérature surréaliste, Leonora Carrington nous apprend à nous méfier des vieilles dames rassemblées dans un hospice digne de Dario Argento – surtout quand les morts violentes se succèdent, que nulle parole ne peut demeurer anodine, et que les maisons de repos se métamorphosent en creusets alchimiques. Dehors, c'est la fin du monde qui rôde, bizarroïde, fantasque, en attendant que le secours des élues vienne sous la forme d'une Arche traînée par des loups. Frederick Rolfe (Baron Corvo), Don Tarquinio Lire le baron Corvo revient à observer de près toutes les incisions et reflets mordorés d'une carapace d'ornithorynque mutant, tout droit sorti de l'Angleterre fin-de-siècle – un monde habité par une féroce volonté de charme et d'élégance, où c'est la langue elle-même qui se plie à cette esthétique barococo sidérante. Avant d'arpenter les couloirs du Vatican revu par le pape Adrien VII, ou la Venise angoissée où errent les travestis, on passera quelques heures en compagnie de cette fantaisie Renaissance au temps des Borgia, délicieusement gay-friendly. Eduard Mörike, Le Voyage de Mozart à Prague Ecrit à l'occasion du centenaire de la naissance de Mozart, ce bijou tardif du Romantisme allemand est un opuscule dont la légèreté semble vouloir illustrer le propos de Nietzsche sur le divin qui avance sur des pieds ailés. Dans l'espace d'un voyage en calèche de Wolfang et Constance, en route pour assister à la première de Don Giovanni à Prague, le poète Mörike dispose à petites touches, subtilement nimbées de mélancolie, le portrait d'un monde germanique que la vague napoléonienne et l'hégémonie prussienne n'avaient pas encore ravagé. Adalbert Stifter, L'Homme sans postérité Le nom même de Stifter suffit à diviser en deux le petit monde des lecteurs : il y a ceux qui sont hermétiques à sa prose, et il y a ceux qu'elle enchante sans repos ni remords. C'est une prose qui semble jusqu'au bout ne vouloir absolument rien proposer ni imposer en dehors de ses propres tableaux, et pourtant elle nous fait avancer à l'intérieur de ceux-ci en nous imprégnant et nous encerclant de sa bonté, et de sa douceur de vivre qui n'est cependant jamais sans ombres. L'Homme sans postérité est la meilleure porte d'entrée de ce royaume. Silvina Ocampo, Mémoires secrètes d'une poupée Membre le moins connu du « trio infernal » des lettres argentines qu'elle formait avec Bioy Casares et Borges, Silvina Ocampo était une Alice qui aurait troqué son pays des merveilles contre un recueil de collages de Max Ernst – peu d'écrivains ont su comme elle, en l'espace de quelques paragraphes, dresser un univers cohérent où les regalia habituellement doucereux de l'enfance sont manipulés par une main à la fois experte et cruelle. Il faut la lire pour comprendre que les éloges de Borges n'étaient pas usurpés : une voix authentique et surprenante nous parle. Ladislav Klima, Les Souffrances du Prince Sternenhoch Cauchemar sur cauchemar, voilà comment se présentent ces souffrances d'un prince nabot ayant épousé une pauvresse qui s'avère être une démone. Laquelle finit par pourrir au fond d'un cachot médiéval, et alors commence la ronde effrénée, fantastique et haletante, des hallucinations et des pensées coupables, que Klima tisse comme un cocon à la Maldoror autour de son cobaye prussien. A chaque voile d'illusion levé, deux autres retombent ; à chaque brève lumière, sa nouvelle pluie noire – dont Klima est le graveur incontesté. Yasushi Inoué, Le Maître de thé Le point de rencontre entre la langue japonaise et Henry James, c'est cet immense continent invisible des choses que les mots ne font que suggérer, alors même que cette zone moulée en creux est celle où tout s'opère et se métamorphose. Pour le maître de thé médiéval resuscité par Inoué, cette zone est les aléas comploteurs de la politique des maîtres de guerre, qui s'immiscent dans la cérémonie des tasses et des parfums – mystère qui n'en est pas vraiment un, et qui lorsqu'il semble enfin s'éclaircir ne laisse que le goût amer des cendres de l'exil. Bohumil Hrabal, Moi qui ai servi le roi d'Angleterre Dans la patrie de Kafka, Hrabal l'exilé intérieur ne cessa de réinventer une forme de picaresque en laquelle les interventions les plus insensées acquéraient une présence merveilleuse. Le héros de ce roman, qui passe de la plonge des grands hôtels à la fortune et la consécration, pour finalement retourner au dénuement par la grâce inversée du régime communiste, résume à lui seul tout ce que Hrabal entrevoyait en la vie obscurcie de ses concitoyens et tentait de conjurer par l'écriture : l'impossibilité de l'aventure, l'impossilité de la raconter, l'impossibilité même de vivre. Mikhail Boulgakov, Cœur de chien Jamais avare d'un des rires les plus bruyants et les plus vif-argent de Russie, Boulgakov s'amuse à réécrire l'histoire de la créature de Frankenstein – sauf que cette fois, le monstre est un chien errant sur lequel on a greffé l'hypophise et les testicules d'un homme. Bientôt, le chien se met à parler et à se comporter comme un être humain, mais pas n'importe lequel : le plus vil, le plus vulgaire et le plus dangereux des thuriféraires soviétiques. A l'horreur de son créateur dépassé, nous mêlons sans cesse notre rire jaune. Cette fois, pas d'Antarctique pour égarer la créature : elle est toute prête à remporter les prochaines élections. Leo Perutz, Le Cavalier Suédois La cruauté sans frein du Destin (auquel bien adjoindre sa majuscule de terreur) : voilà bien le sujet que Leo Perutz semble avoir arpenté toute sa vie, depuis la ville moderne à la Fritz Lang jusqu'aux confins romantiques des landes du nord. Son Cavalier suédois est une histoire où les rôles s'échangent facilement, dans une ère dépourvue de photographie – et où pourtant le Destin ne cesse jamais de se rappeler à celui qui croyait avoir pu le berner et extirper indéfiniment les plaisirs de la vie. Nul doute que c'est cette mystique implacable qui plut tant à Borges. Alexander Lernet-Holenia, Le Comte Luna La Shoah comme « histoire de fantômes pour grandes personnes » : Lernet-Holenia, l'un des rares grands écrivains allemands à être demeuré dans l'ombre des svastikas, semble avoir voulu prendre cette proposition au mot, dans cette histoire de comte Luna dépouillé de ses biens et mort en camp de concentration, que son bourreau avide finit par transformer en objet de paranoïa intense. Tout comme l'auteur nous perd dans un labyrinthe d'incertitudes et de leurres, il faudra à l'Allemand rongé par la culpabilité se perdre dans un labyrinthe réel dont il émergera, sinon purifié, du moins révélé à lui-même. Ernst Weiss, Le Témoin oculaire Compagnon de Kafka, Ernst Weiss se suicida en s'ouvrant les veines lorsque l'armée allemande entra dans Paris. Le Témoin oculaire, sur lequel il travaillait alors, a miraculeusement survécu : il raconte comment un homme, observateur banal et passif, commit la plus terrible des erreurs le jour où, pour une fois, il décida d'agir – en l'occurrence en guérissant de sa cécité hystérique le soldat A.H., futur dictateur. Mais davantage qu'un guide du non-agir taoïste, le roman est avant tout un cauchemar ultime – de ceux qui viennent nous hanter sous l'aile de la mort. Guido Morselli, Dissipatio H.G. Le H.G. du titre (devenu en traduction française Dissipation), c'est Humano Generis, cette humanité qui a disparu depuis assez longtemps pour que les plateaux de fromage se mettent à germer en grappes dans les hôtels, et dont le narrateur constate l'évanouissement, alors même qu'il s'était retiré dans une grotte pour tenter une énième fois de mettre fin à sa vie minable. Comme dans The Purple Cloud de Shiel, l'homme de Morselli arpente un monde résolument vidé de sa substance – mais dont surtout l'état de réalité fragile ne tient qu'à la survivance d'un unique et dernier regard. Hugo von Hofmannsthal, La Femme sans ombre Après l'opéra éponyme conçu en collaboration avec Richard Strauss, Hofmannsthal sentit le besoin de donner sa version autonome de ce récit mythique chargé de ces pierreries poétiques dont Karl Kraus lui faisait l'acerbe reproche. Récit du problème de la prééxistence et de tous ses paramètres connexes (l'enfantement, l'origine, le doute, le châtiment, la métamorphose), La Femme sans ombre est l'ultime fruit du symbolisme offert par l'esprit viennois – une table de marquetterie splendidement chargée, dont les figures avancent avec la vitesse du rêve. Félix Vallotton, La Vie meurtrière L'unique roman du peintre Vallotton avance avec la concision et la force de ses séries de gravures sur bois : son antihéros, né sous le signe de la malchance la plus absolue, ne cesse de semer malgré lui la Mort autour de lui. Quelles stratégies adopter pour que, sous le signe de l'amour, cette guigne assassine finisse par provisoirement rendre les armes ? Aucune – car ce sont ces mêmes stratégies d'évitement qui ont été prévues pour tisser la trame de cette « vie meurtrière », à ranger sur les mêmes étagères que les trios de lignes de Félix Fénéon et les récits les plus faussement insouciants de Jarry.

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