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« Nymphomaniac » devant le juge des référés

Publié le 05 février 2014 par Copeau @Contrepoints

Par Roseline Letteron.

nymphomaniac

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris a rendu, le 28 janvier 2014, une ordonnance de référé portant sur le visa attribué au film Nymphomaniac, volume 1, de Lars von Trier. L’association requérante Promouvoir, dont l’objet social est « la promotion des valeurs judéo-chrétiennes dans tous les domaines de la vie sociale« , demande au juge de suspendre l’exécution du visa d’exploitation accordé au film le 24 décembre 2013. Elle lui reproche de ne pas interdire le film aux mineurs de moins de dix-huit ans, mais seulement à ceux de moins de douze ans. Le juge des référés adopte une solution médiane, et décide finalement que le film sera interdit aux mineurs de moins de seize ans.

L’association Promouvoir et la jurisprudence

L’association Promouvoir est l’un des acteurs essentiels de la lutte contre la pornographie. Elle a ainsi obtenu du Conseil d’État, par un arrêt du 30 juin 2000, l’annulation du visa du film de Virginie Despentes, « Baise-moi », pourtant assorti d’une interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Par la suite, l’association a encore obtenu une interdiction identique du film « Ken Park » de Larry Clark, et d’ »Antichrist » de Lars von Trier, également auteur de « Nymphomaniac, volume 1« . Il est vrai que, dans ce dernier cas, le juge a prononcé l’annulation du visa d’interdiction aux moins de seize ans pour vice de procédure, la commission de classification n’ayant pas suffisamment motivé sa décision.

Dans l’affaire « Nymphomaniac, volume 1« , le recours de l’association requérante a un enjeu  purement symbolique. Le juge des référés, saisi le 10 janvier 2014, ne rend son ordonnance que le 28 janvier 2014, délai très long, du moins si on le compare à l’exceptionnelle rapidité de la procédure d’urgence mise en oeuvre dans l’affaire Dieudonné. Pendant toute la période du 10 au 28 janvier, le film a donc été exploité avec son visa d’interdiction aux moins de douze ans. Depuis le 28 janvier, il poursuit sa carrière en salle mais ne peut plus être vu que par les spectateurs de plus de seize ans.

Cette modification est en réalité sans effet sur une carrière fort modeste et déjà pratiquement achevée au moment où intervient l’ordonnance de référé. Le second volume de Nymphomaniac, sorti le 29 janvier, est d’ailleurs diffusé dans moitié moins de salles que le premier, les distributeurs anticipant l’échec. Il fait en outre l’objet d’un visa d’exploitation assorti d’une interdiction aux mineurs de moins de seize ans, ce qui d’ailleurs peut surprendre. Les deux parties du film ont en effet été traitées de manière différente par la Commission de classification, alors même que Lars von Trier considérait le film comme un œuvre unique, la division en deux « volumes » n’ayant été décidée qu’en raison de sa longueur.

L’échec du film ne fait cependant pas disparaître la condition d’urgence exigée en matière de référé par l’article L 521-1 du code de justice administrative. Pour le juge, le fait que l’exploitation du film continue, même modestement, laisse subsister la nécessité d’assurer la protection des mineurs.

La liberté d’expression cinématographique

On le voit, le cinéma est aujourd’hui surtout envisagé comme une industrie. Mais l’ordonnance de référé a le mérite de nous rappeler qu’il existe une liberté d’expression cinématographique. Dans sa célèbre décision d’assemblée du 24 janvier 1975, Société Rome Paris Films, le Conseil d’État affirme ainsi qu’une décision de restreindre la diffusion d’un film doit résulter de « l’absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont le ministre a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment la liberté d’expression ».

Une police spéciale

L’expression cinématographique est cependant marquée par un interventionnisme important de l’État. Elle ne relève pas du régime général de la liberté d’expression, qui reposait, du moins jusqu’à l’ordonnance de référé rendue par le Conseil d’État dans l’affaire Dieudonné, sur un système répressif : chacun est libre de s’exprimer comme il l’entend, sauf à rendre des comptes a posteriori devant le juge pénal.

L’ordonnance du 1er juillet 1945, désormais intégrée au code du cinéma et de l’image animée, crée une police spéciale du cinéma, qui met en place un régime d’autorisation. Il se concrétise par un visa d’exploitation accordé par une Commission de classification rattachée au ministère de la culture. Celle-ci a le choix entre plusieurs propositions : autorisation pour tous publics, interdiction aux mineurs de moins de douze, seize ou dix-huit ans (dans ce dernier cas, la Commission peut aussi décider que le film sera diffusé dans le circuit particulier des films pornographiques) et enfin interdiction générale et absolue de toute diffusion. Ce régime d’autorisation n’est pas réellement remis en cause. La Cour européenne des droits de l’homme elle-même, à propos du système britannique sensiblement équivalent, a considéré qu’il ne portait pas atteinte à l’article 10 (CEDH, 25 novembre 1996, Wingrove c. Royaume-Uni)

Contrôle maximum du juge administratif

Depuis que le juge administratif a reconnu, avec l’arrêt Société Rome Paris Film, qu’il existait  une liberté d’expression cinématographique, il exerce un contrôle maximum et apprécie le bien fondé du choix du visa. Il juge ainsi du contenu du film par rapport à la nécessité d’ordre général de protéger les spectateurs les plus jeunes contre les images d’incitation à la violence ou de nature pornographique, principe posé par l’article L 311-2 du code du cinéma. C’est ainsi qu’il considère que Nymphomania, volume 1 doit être interdit aux mineurs de moins de seize ans. À ses yeux, le film comporte une « présentation de scènes et d’images particulièrement crues relatant l’addiction sexuelle d’une jeune femme » et montrant des « scènes de sexe (…) dans un contexte particulièrement sombre ». Certes, les auteurs du film invoquent le fait que ces scènes ont été assurées par des acteurs de films pornographiques, mais le juge mentionne avec bon sens que cette circonstance ne suffit pas à démontrer que ces scènes sont simulées.

Le juge des référés refuse cependant de considérer le film comme pornographique et de l’interdire aux moins de dix-huit ans. Prenant en considération, le « thème traité » c’est à dire l’existence d’un véritable scénario, et la relative brièveté de ces scènes sur l’ensemble de l’œuvre, il estime que le film ne saurait être qualifié de pornographique. En outre, il ne comporte pas de scènes d’incitation à la violence, contrairement au film « Baise-moi », dont le Conseil d’État avait estimé qu’il contenait « un message pornographique et d’incitation à la violence ». Le juge des référés décide donc de suspendre le visa accordé par la Commission et de lui substituer interdiction aux mineurs de moins de seize ans. Sa motivation nous renseigne clairement sur l’interprétation par le juge des critères fixés par le code du cinéma.

Violence et incitation à la violence

Le juge ne prend en considération que l’ »incitation » à la violence. À propos d’un film intitulé Saw 3D Chapitre Final, la Cour administrative d’appel de Paris, dans un arrêt du 3 juillet 2013, fait observer qu’il « comporte de nombreuses scènes de grande violence », mais que ni son sujet ni son traitement narratif ne permettent de déceler une « quelconque apologie de la violence ». Au demeurant, le juge fait observer que le spectacle relève des films « gore » qui sont « volontairement grand-guignolesque ». Une telle jurisprudence est évidemment très libérale et permet au juge de ne pas pénétrer dans le débat, nécessairement très subjectif, portant sur l’intensité de cette violence.

Pornographie

Quant à la pornographie, il suffit que les scènes de sexe non simulées soient « relativement brèves » et qu’elles ne « constituent pas le thème principal du film » pour que le film échappe au classement X. Le Conseil d’État en décidait ainsi le 23 juin 2009 à propos de l’Antichrist de Lars von Trier. Sur ce point, l’ordonnance du tribunal administrative relative à Nymphomaniac, volume 1 ne fait que reprendre cette jurisprudence.

La subjectivité du juge est évidente, mais il a tout de même pris soin de se fixer des « garde-fou », d’un côté l’ »apologie » de la violence plus facile à apprécier que son intensité, de l’autre la durée des scènes pornographiques et leur place dans la narration. Certains, et c’est sans doute le cas de l’association Promouvoir, penseront que cette jurisprudence est laxiste. Les adolescents peuvent en effet se repaître de films extrêmement violents, dès lors qu’ils ne font pas l’apologie de cette violence. Ils peuvent aussi voir des scènes pornographiques dans des films qui les présentent comme de nature esthétique.

Il n’empêche que le contrôle existe, surtout si l’on considère qu’une interdiction d’un film aux moins de seize ans est une mauvaise nouvelle pour les producteurs et les distributeurs. Les adolescents sont, en effet, de gros consommateurs de cinéma, et le marché qu’ils représentent est très important. Sur ce plan, le système mis en place apparaît comme étant de nature essentiellement dissuasive, car les réalisateurs, et surtout les producteurs, sanctionnés par une interdiction aux moins de seize ans, réfléchiront sans doute deux fois avant de refaire un film de même type. Comme toujours en matière de police administrative, le meilleur moyen d’échapper à un film violent ou pornographique est encore de ne pas prendre son billet.


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