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[note de lecture) "L’irrattrapabilité", entretiens de Peter Gizzi avec Keith Waldrop, 1993-1997, suivi de "Le Maître de la crucifixion de Providence", par Isabelle Baladine Howald

Par Florence Trocmé

 
 
 
Keith Waldrop, irrattrapable  

Waldrop
Vient de paraître une série d’entretiens de Keith Waldrop avec Peter Gizzi au Théâtre Typographique, L’irrattrapabilité, suivi d’un texte inédit en français : « le Maître de la crucifixion de Providence ». 
À tous points de vue c’est extrêmement réjouissant, réfléchi, vif, drôle, passionnant, qu’il s’agisse de son époque comme de son travail personnel. Très précoce, avant cinq ans, Keith Waldrop sait lire et écrire, du théâtre tout au début. Il joue, lit, écrit (parfois sous des noms d’emprunts) improvise, avec sa bande de copains puis en 1961 crée Burning Deck, la petite maison de poésie américaine qui aura publié le plus de poètes français… Presse à la cave et la profonde proximité avec Rosmarie Waldrop, elle-même poète. On assiste à cette incroyable émulation d’esprits à la fois fantaisistes et déterminés, touches à tout de talent. A la question posée à l’un de ses amis : « Alors, êtes-vous sérieux ou non ?! » « comme si c’était la question essentielle. », répond-il à Peter Gizzi. Passionné de revue, il lit tout ce qu’il peut trouver, découvre Pound et Eliot comme Marianne Moore, Yeats ou Henry James, sans oublier l’immense Virginia Woolf, qu’il place presque au-dessus de Joyce. « Il n’y a pas là de contradictions, mais des contraires que l’on peut associer. Et qu’en réalité, ne pas faire vous limite. » « Se déterminer en voulant une chose conduit tout droit à l’idée ridicule qu’il n’y aurait qu’une seule chose », ceci est peut-être une clef pour comprendre la poésie et le monde de Waldrop. 
Innombrables anecdotes drôles (la recherche du fameux Wolgamot, celui qui avait écrit deux livres, les mêmes, sous un autre titre, avec d’autres marges, et en prévoyait un troisième, du même genre, des listes de noms « jusqu’à ce que se produise entre eux une étincelle » et c’était un vrai projet poétique, pas une blague…), découverte de nombres de poètes peu connus en France  
(heureusement les éditions José Corti, notamment,  publient de plus en plus de poètes américains du XXème siècle), mais aussi peu à peu l’élaboration de sa propre poétique : « une phrase qui ne dise rien » (inspiré de Wolgamot) et le sens comme élément du son, ni plus ni moins, un des éléments qui déterminent comment sonnent les mots, ce livre ne les contient pas mais les propose, ouvre la malle aux trésors. 
 
Waldrop ne s’intéresse pas particulièrement au « work in progress », contrairement à cette époque des années 70. Il préfère arriver à quelque chose, c’est-à-dire trouver une forme. Il garde également sa « dominante élégiaque ». Mais un livre peut demander des années, être monté bout à bout, « petits blocs » par « petits blocs », choses suspendues mais émigrantes. « Je ne suis pas certain qu’il n’y ait qu’une seule et unique chose, ou que tout est sur le même plan. » Sans doute fasciné par le silence (le cinéma muet), peut-être rêve-t-il d’une simple surface mouvante, un scintillement. En cela peut-être les collages le soulagent-ils des mots, de leur sonorité, le rapprochent-ils du silence ou de la matité de la peinture. Waldrop dit alors qu’il « révise », alors même que le résultat final n’a plus rien à voir avec l’amorce mais n’en est-il pas de même de notre manière d’apprendre une langue ou la poésie? Un mot, un son, d’autres ânonnements et au final une phrase ou sa tentative ? 
 
Suivent des années d’échanges et de travail, la venue à Paris, déterminante, avec la rencontre de Royet-Journoud et d’Albiach, un hasard magnifique. Il se met à traduire, « un moyen d’écrire des choses que je n’aurais autrement pas pu écrire » Le travail évolue : « jusqu’à présent mes poètes étaient faits de ce que je parvenais à prendre dans mon filet – mais (que) désormais le poème lui-même devenait le filet » (cf le jardin de l’effort). 
Rosmarie et lui pratiquent des expériences poétiques, il enseigne à l’université, s’intéresse de plus en plus à la polysémie des mots, à la possibilité des mondes dans un monde « pas le ciel bien sûr mais les possibilités de ce monde. Ou même, ses impossibilités (et donc, qui sait, le ciel). » Peter Gizzi pose de remarquables questions, sait faire alterner  l’histoire d’une vie et l’interrogation d’un travail sur plusieurs décennies, il saisit la pluralité, la multiplicité des possibilités (y compris le manque, ce qui fait défaut, à partir de quoi tenter quelque chose) qui traverse l’écriture de Waldrop. Autre présence (qui a à voir avec le titre), les fantômes : « la chose terrible avec/les fantômes, c’est que nous savons qu’ils ne sont pas là », et la transformation, « des fragments qui sont le monde » (si décevant, sans rédemption) et le monde perdu, le temps perdu, dont rien ne revient que les fantômes, les bribes, « c’est l’irrattrapabilité ».  
 
Ce très beau titre vient d’un vers de Dickinson « l’irrattrapabilité de ceux-là/qui ont atteint la mort ». Les morts n’étant plus, ils sont irrattrapables. Mais j’y vois aussi la fluidité et surtout la rapidité de la pensée de Waldrop, irrattrapable car comme l’éclair et irrécupérable comme le farceur qui n’est jamais bien loin. Qui a vu Keith Waldrop une seule fois (et je ne l’ai vu qu’une seule fois) n’oublie pas sa réserve mais aussi son regard, vite moqueur, ironique, perçant, observateur. Il reprend à Cooper Powys sa devise « l’énergie sans agitation » : « pas quelque chose que l’on puisse réaliser, sans doute, mais quelque chose vers quoi tendre ». Cette tension, c’est peut-être juste le désir, celui de rencontrer les autres, de les lire, de les publier et d’arriver à composer, de manière toujours ouverte, un poème, un livre. 
 
Le texte qui clôt le livre, La Crucifixion du Maître de Providence (Providence est l’endroit où il vit), est en prose, fantomatique, hanté, un peu beckettien, c’est un texte sur la perception et la sensation (traverser une rue, se remémorer) sous l’ombre du sycomore, arbre tutélaire, « prudent », un texte mélancolique, pour ne pas dire au bord des larmes, superbe,  un texte sur l’âme et le corps qui se débrouillent ensemble comme ils peuvent, de même en lui « le parleur et l’auditeur ». Il touche un mur, regarde les ombres, les lumières, il se croit en retard mais Keith Waldrop est en avance, loin devant nous et « il n’est perdu que dans ses pensées ». 
 
 
[Isabelle Baladine Howald] 
 
L’irrattrapabilité, entretiens de Peter Gizzi avec Keith Waldrop, 1993-1997, suivi de Le Maître de la crucifixion de Providence, Théâtre Typographique, traduction de Bernard Rival, 2014, 17 €. 
 


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