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Le despotisme démocratique

Publié le 14 février 2014 par Copeau @Contrepoints

Démocratie et liberté font-elles toujours bon ménage ? Extraits de De la démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville, d’une actualité parfois surprenante.
Par Johan Rivalland.

Tocqueville
Ce petit livre, paru en 2009 aux éditions de l’Herne, est un extrait de De la démocratie en Amérique (il correspond à la quatrième partie de celui-ci).

Il s’agit ici, pour Alexis de Tocqueville, de montrer en quoi la société démocratique recèle des dangers profonds, au premier rang desquels la tendance à la centralisation qui, dans la recherche de l’égalité, y sacrifie trop souvent la liberté et les droits des individus. Constat valable surtout pour les peuples qui ont dû batailler pour obtenir cette égalité (Europe), bien plus que pour ceux qui l’ont toujours connue (États-Unis) :

« Les hommes qui habitent les États-Unis n’ont jamais été séparés par aucun privilège ; ils n’ont jamais connu la relation réciproque d’inférieur et de maître, et, comme ils ne se redoutent et ne se haïssent point les uns les autres, ils n’ont jamais connu le besoin d’appeler le souverain à diriger le détail de leurs affaires. La destinée des Américains est singulière : ils ont pris à l’aristocratie d’Angleterre l’idée des droits individuels et le goût des libertés locales ; et ils ont pu conserver l’une et l’autre parce qu’ils n’ont pas eu à combattre d’aristocratie ».

Ce que craint Tocqueville par dessus tout est la disparition des pouvoirs secondaires. Dès lors que « tous les hommes se ressemblent » et sont demandeurs d’ordre, les citoyens manquent de lumières pour se dérober au despotisme, préférant même « sacrifier à leur tranquillité leurs droits », notamment au sortir d’une révolution, où a tendance à régner l’anarchie. Ainsi, « la concentration des pouvoirs et la servitude individuelle croîtront donc, chez les nations démocratiques, non seulement en proportion de l’égalité, mais en raison de l’ignorance (…) Les nations aristocratiques, quelque peu éclairées qu’on les suppose, ne donnent jamais le même spectacle, parce que les lumières y sont assez également réparties entre le prince et les principaux citoyens ».

Pour aller plus loin, Tocqueville dresse même le constat accablant suivant : « On dirait que chaque pas qu’elles (les nations démocratiques de l’Europe) font vers l’égalité les rapproche du despotisme (…) Partout l’État arrive de plus en plus à diriger par lui-même les moindres citoyens et à conduire seul chacun d’eux dans les moindres affaires ».

Il prend ainsi l’exemple des testaments : « Chez les Français de nos jours, on ne saurait distribuer son patrimoine entre ses enfants, sans que l’État intervienne. Après avoir régenté la vie entière, il veut encore en régler le dernier acte »,  mais aussi de la charité privée, remplacée par l’intervention généralisée de l’Etat, ou encore de l’éducation, devenue une affaire nationale, faisant ainsi régner là encore l’uniformité (« La diversité comme la liberté en disparaissent chaque jour »).

Même chose pour la religion. On voit bien ici que les écrits de Tocqueville n’ont pas perdu de leur actualité. Élément supplémentaire, si l’on pouvait en douter, au sujet de la croissance du rôle des fonctionnaires : « À mesure que les attributions du pouvoir central augmentent, le nombre des fonctionnaires qui le représentent s’accroît. Ils forment une nation dans chaque nation, et, comme le gouvernement leur prête sa stabilité, ils remplacent de plus en plus chez chacune d’elle l’aristocratie. Presque partout, en Europe, le souverain domine de deux manières : il mène une partie des citoyens par la crainte qu’ils éprouvent de ses agents, et l’autre par l’espérance qu’ils conçoivent de devenir ses agents ».

Le pouvoir du souverain s’est ainsi tendu, débordant « de toutes parts » les anciens pouvoirs (Tocqueville cite aussi la Justice ou l’industrie, voire même les associations, que l’État ne manque pas de vouloir contrôler), se répandant « sur le domaine que s’était réservé jusqu’ici l’indépendance individuelle », là où auparavant il se cantonnait à tout ce qui concernait l’intérêt national.

« Il est évident que la plupart de nos princes ne veulent pas seulement diriger le peuple tout entier ; on dirait qu’ils se jugent responsables des actions et de la destinée individuelle de leurs sujets, qu’ils ont entrepris de conduire et d’éclairer chacun d’eux dans les différents actes de sa vie, et, au besoin, de le rendre heureux malgré lui-même. De leur côté, les particuliers envisagent de plus en plus le pouvoir social sous le même jour ; dans tous leurs besoins, ils l’appellent à leur aide, et ils attachent à tout moment sur lui leurs regards comme sur un précepteur ou sur un guide ».

Finalement, le constat est sévère : « Les citoyens tombent à chaque instant sous le contrôle de l’administration publique ; ils sont entraînés insensiblement, et comme à leur insu, à lui sacrifier tous les jours quelques nouvelles parties de leur indépendance individuelle, et ces mêmes hommes, qui de temps à autres renversent un trône et foulent aux pieds des rois, se plient de plus en plus, sans résistance, aux moindres volontés d’un commis (…) Ils auraient voulu être libres pour pouvoir se faire égaux, et, à mesure que l’égalité s’établissait davantage, à l’aide de la liberté, elle leur rendait la liberté plus difficile (…) L’État travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l’unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? (…) il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige (…) il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger ».

Difficile d’être plus clair. Mais le danger ultime est que « la perte de faculté de penser, de sentir et d’agir, rendra les peuples démocratiques incapables d’exercer le dernier grand privilège qui leur reste » : voter.

« Il est en effet difficile de concevoir comment les hommes qui ont entièrement renoncé à l’habitude de se diriger eux-mêmes pourraient réussir à bien choisir ceux qui doivent les conduire ; et l’on ne fera point croire qu’un gouvernement libéral, énergique et sage, puisse jamais sortir des suffrages d’un peuple de serviteurs ».

Un ouvrage fort, plein d’enseignements encore aujourd’hui. Une fois de plus, un appui à la thèse selon laquelle démocratie ne rime pas nécessairement avec liberté (et inversement).

— Alexis de Tocqueville, Le despotisme démocratique, Carnets de l’Herne, mai 2009, 99 pages.


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