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Comment les médias nous parlent (mal)

Publié le 06 mars 2014 par Rolandlabregere

Mariette Darrigrand enseigne la sémiologie à Paris 13.Depuis quand les médias tournent à vide ? Depuis quand les médias sont avides de nous soumettre à des flux incessants de messages inutiles ? Comment réagir à la mise en boucle des images, des infos, des formules aussi vite prononcées que vite oubliées ? Comment réagir face aux mots rabâchés qui nous tournent autour, qui sont « voltigeants » et qui bruissent comme des « insectes » ? A coup de langage répétitif, les médias modèlent notre vie quotidienne. « Stop au flot », dit Mariette Darrigand, sémiologue, spécialiste du discours médiatique, constatant le flop de ce flux qui ne peut ni se tarir ni se taire. En huit courts chapitres, l’auteure veut décoder ce trafic incessant dont l’excès donne le tournis. Son intention est de nous éclairer : « Sachez au moins ce qui nous arrive ! ». Et ce qui nous afflige, ce qui nous assaille, ce qui nous aspire et nous vampirise aurait-elle pu compléter, le « blues du média ».

Les médias vivent de la valorisation de la parole médiocre, la doxa, ensemble des opinions reçues sans discussion. L’affaire n’est pas récente. L’auteure rappelle que Parménide, cinq siècles avant Jésus-Christ, est le premier philosophe à soulever la place du cliché dans le discours. Pour Roland Barthes, au XXème siècle « chaque parler »  devient doxa en ce qu’il vise l’hégémonie. La doxa est le « parler prétendument apolitique des hommes politiques, des agents de l’Etat, c’est celui de la presse, de la radio, de la télévision… c’est celui de la conversation ». (Le plaisir du texte, 1973, p. 47). La doxa s’oppose au logos : parole vide contre parole pleine. La parole creuse, « la rengaine doxique », dit l’auteure, répétée à l’infini s’impose comme l’opinion majoritaire. Elle est renforcée par le devenir hyper médiatique de la société. La multiplicité des « bouches émettrices » rend le citoyen vulnérable, soumis aux médiocres énoncés d’autant qu’aucune voix ne peut lui être opposée à l’inverse des « années sciences humaines, où les maîtres s’érigeaient contre le lieu commun ». (p. 13). Soit la doxa ! Le citoyen n’a pas d’autre choix que celui de l’accepter, et de consentir à ressentir le blues du média. L’investir pour le contester car, constate Mariette Darrigrand, il n’y a pas « d’autres choix, si nous voulons récupérer un peu de liberté, que de tenter d’en comprendre la ravageuse séduction ». (p. 16).

Le blues médiatique nous rappelle à lui par l’usage immodéré de mots qui, à force d’être brassés dans le flot médiatique, ne donnent plus signe de sens. L’auteure choisit le mot « fragile » emblème du « chant des signes ». Bonne pioche ! Les médias nous disent à l’envi combien tout est devenu fragile. Comme un chaton facétieux qui a saisi une souris et montre ludiquement toute la fragilité de sa victime, Mariette Darrigrand se joue des usages de ce mot qui trouve sa place dans toutes les rubriques des médias décidemment bien en mal de créativité sémantique. Le lecteur se prend à sourire de cet inventaire amalgamé des usages hétéroclites d’un terme dont l’auteure finit par rappeler que l’étymologie dit autre chose car fragile  « donne l’idée d’un objet précieux et raffiné qui s’oppose à un monde en train de se dégrader ». (p. 21). Elle montre l’ambiguïté de la qualification de fragilité. Il faut regarder derrière la glace sans tain : l’usage gourmand de « fragile » dans de nombreuses situations d’énonciation évacue toute forme de précision. Avec pertinence, elle rappelle que la sur-utilisation du mot « fragile » impose le silence « aux catégories répondant vraiment à la notion de fragilité » (p. 22), jeunes, vieux, précaires, retraités et travailleurs pauvres… L’anodin se dévoile porteur d’une idéologie qui bien sûr avance en tenue de camouflage : « la fragilité crée aujourd’hui les conditions d’un nouveau lyrisme politique qu’activent les populismes de tous bords ». (p. 23). On aura néanmoins quelques réserves à accepter de trouver une intention symétrique de manipulation chez Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon que l’auteure réunit dans des emplois de « fragile ». Ce cliché porte une équation qui, à la réflexion, semble bien fragile !

L’imagerie de la tempête, de la catastrophe maritime comme métaphore des crises qui affolent les sociétés et les institutions sont fortement présentes dans l’univers médiatique. Eminemment idéologiques, ces figures ont validé l’image du sauveur se croyant suprême pour contrer la crise. Nicolas Sarkozy s’est installé comme « seul acteur puissant et dynamique » à l’opposé d’un Lionel Jospin, « l’homme qui avait dit que l’Etat ne pouvait pas tout ». Le libéralisme qui a fait le procès de l’impuissance publique a besoin de mots forts et de formules qui bousculent pour faire bouger les lignes. En 2002, les mots ont fait défaut à celui qui a montré le meilleur de lui-même dans le discours annonçant son retrait de la vie publique. L’auteure rappelle à juste titre que le problème n’est pas que Jospin ait affirmé l’incapacité de l’Etat à régler les problèmes « mais qu’il n’ait dit que cela ». (p. 27).

La météo, « regardée, consultée, comme autrefois les augures » (p. 34), est une référence rassembleuse. Tout un cortège de vocables relatifs au climat s’est installé dans le discours public. Le climat, qu’il soit mondial, local, social ou économique est le plus souvent associé à l’adjectif délétère dont le sens est incertain mais l’effet estimé réussi. Toutefois, l’auteure remarque que « si le discours médiatique passe beaucoup de temps à parler du temps », il s’agit fort peu du temps chronos. Le temps qu’il va faire l’emporte sur le temps qui passe. La préférence donnée au premier par rapport au second entraîne un désintérêt pour l’avenir. Le citoyen est en effet peu invité à réfléchir à son futur si les instruments qui lui sont offerts ne concernent que la pluie et le beau temps. Amère, l’auteure avance que « la passion actuelle pour le climat est une passion triste ». L’excès de météo nuit à l’anticipation, étouffe la réflexion et la créativité d’autant que les médias « préférant la polémique aux jeux hasardeux de l’imagination ne suscitent que très rarement les conditions de la génération d’idées ». (p. 39).

La doxa se nourrit de répétitions. Elle est faite de détournements de mots, la plupart du temps repris d’un usage premier, puis entériné par l’usage en continu. Tel le mot colère mis en vogue par les émeutes des banlieues de 2005. Selon l’auteure, parler de colère est emblématique des conduites d’évitement des médias. Le spectaculaire prime sur l’analyse et l’explication. Filmer et montrer les images de la colère qui découle d’une fermeture d’usine est préféré à « la réflexion approfondie sur la nécessité pour l’industrie française de se renouveler totalement ou sur les besoins d’aides sociales d’un nouveau type pour accompagner cette transition ». (p. 43). Montrer la colère sans l’expliquer relève d’une manipulation. Mariette Darrigrand rappelle à bon escient que « la colère n’est pas une opinion, c’est une émotion ». (p. 48).

La colère peut-elle être régénératrice ? La doxa le laisse entendre. Prenant appui sur de nombreux bestsellers de la littérature de science-fiction ou sur l’engouement pour certains jeux vidéo qui mettent en avant des héros sauveurs, l’auteure remarque la forte occurrence des chocs dans le discours médiatique. Penser choc met de côté la question du sens : choc de simplification, choc de compétitivité... Le choc devient l’instrument de gouvernement et de la communication publique « sans plus choquer ». Faire choc, serait chic, surtout si le choc est amarré à l’idée d’un nouveau départ marqué par l’arrivée de termes créés avec le préfixe RE, comme réindustrialiser, réenchanter. Indices pour l’auteure qu’il est plus facile « d’imaginer le retour au même que d’inventer un monde nouveau ». (p. 51).

Les deux chapitres qui ferment l’ouvrage laissent l’auteure explorer d’autres pistes de la doxa médiatique. Trop rapidement, elle mentionne la métaphore médicale qui privilégie la pathologie au détriment de « la posologie ». La doxa ignore la métaphore de la convalescence dont l’étymologie rappelle la notion de valeur. De même qu’elle ne voit qu’une facette de la crise, qui est « à la fois le diagnostic avant d’être la maladie ». (p. 58). Le lecteur appâté par l’effeuillage sémantique des chapitres précédents attendait la mise à nu complète du vocabulaire chouchouté par la puissance médiatique. Puisque les mots portent des maux au lieu d’appeler au sens, l’auteure appelle les auditeurs-lecteurs-citoyens à se ressaisir, (c’est la vertu du préfixe RE !) et propose de définir des « antidoxes », antidotes « aux mots qui plombent » afin de renouveler notre univers sémantique. La puissance des « antidoxes » découle de la volonté des journalistes de « pouvoir transformer une pensée nécessairement technique et complexe pour la rendre, sur un ou deux points fondamentaux facile à comprendre tout en étant d’une infinie richesse ». (p. 64). Il y a maintenant longtemps Sartre, en fondant Libération, journal aujourd'hui à l’agonie, parlait des journalistes comme des médiateurs.

En définissant une quatrième fonction pour la presse et les médias (à distinguer du quatrième pouvoir traditionnellement attribué aux médias) l’auteure invite à dépasser la dualité doxa/logos, « parole figée contre parole de vérité, cliché contre idée neuve ». (p. 68). Pour cela, il est nécessaire de considérer les deux désignations de la parole, l’epos et le mythos, la narration et le récit des origines et l’imagination et la fiction. Ce qui fait défaut aux médias d’aujourd’hui est un déficit de synergie entre les trois plans formés du logos, de l’epos et du mythos. Le Net apporte un équilibre nouveau entre ces trois composantes par l’émergence d’écritures venues d’en bas qui, pour une part, privilégient l’esthétique. L’information a besoin de tendre vers un assemblage de ces éléments. Elle propose d’ajouter à ces trois dimensions, celle du topos qui interroge la représentation du réel. Il en résulte un instrument de lecture et de décodage du discours médiatique, nommé le Carré des paroles inspiré du carré sémiotique formalisé par A. J. Greimas, dont les professionnels en se l’appropriant tireraient le meilleur profit. Cet outil ouvre au journaliste une perspective critique qui lui permet « d’exercer pleinement son contre-pouvoir démocratique ». (p. 77). Un exemple illustrant la pertinence de cet outil aurait été le bienvenu.

Par une écriture personnelle aux formules bien forgées que ne renieraient pas les anciens polémistes, Mariette Darrigrand détricote les certitudes et l’enflure médiatiques. On regrettera cependant l’obstination de l’auteure à se glisser dans une facile et lancinante doxa qui consiste à associer Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon dans la même démarche populiste validant ainsi la rhétorique lénifiante du ni-ni. Cela n’empêche pas de considérer que cet ouvrage, véritable précis d’hygiène civique, fait tomber les masques journalistiques et fait fondre le maquillage médiatique. Sa lecture s’impose à tous ceux qui auraient (encore) la faiblesse de penser que la fréquentation des médias suffit à faire des citoyens informés. Plus que jamais, insiste-t-elle, il faut réfléchir sur les mots et les discours livrés prêts à l’emploi par des médias « paresseux » et « sans idées ». Freud disait-il autre chose quand il assénait que si « l’on cède sur les mots, on finit par céder sur les choses » ?

Comment les médias nous parlent (mal). Contre le pessimisme médiatique et ses effets politiques, Mariette Darrigrand, éditions François Bourin, 2014.


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