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XX. Journal de retour

Publié le 09 mars 2014 par Romuald Le Peru @SwedishParrot

De la même manière qu’on peut tenir un journal de voyage, rien n’empêche de tenir un journal du retour, afin de marquer l’importance qu’a, dans un voyage, le retour, car sans lui, le voyage n’est qu’une ritournelle sans fin, une habitude prise auprès d’un organisme, et la nouveauté n’est plus reçue comme une originalité un peu saugrenue, mais rien de bien méchant, somme toute. Il suffit de savoir atterrir.

Mardi 04.03

Quelle idée étrange de reprendre le travail un mardi matin… Les heures ne comptent plus vraiment, le voyage retour a été long, je n’ai quasiment pas dormi dans l’avion, alors j’ai profité de ce dernier jour et d’être rentré vers 13h00 pour dormir tout mon soûl. Les heures n’ont plus vraiment d’importance dans ce non-lieu, le temps réagit différemment lorsque j’imprime sur son corps ma douce pression. Lui ne me palpe plus, l’espace de quelques jours, je sais qu’il n’aura sur moi aucune influence, comme si je lui étais soustrait, invisible… il me cherchera encore dans les rues de Yogyakarta, au petit marché couvert de Beringharjo à discuter avec des dames voilées qui s’émerveillent que je vienne de Paris ou en train de tenter de parler avec une petite dame qui dit avoir quatre-vingt seize ans derrière son étal plein de paniers, non loin du Tamin Sari ou de la Masjid Bawah Tanah. Mais je n’y serai plus, déjà rentré dans le rang, ayant revêtu l’uniforme de mes compatriotes, retourné dans les formes de ma vie, habitant à nouveau ce pour quoi je suis véritablement fait, quoi qu’il arrive, quoi que j’en dise. Je suis né ici et je resterai certainement ici pour mourir, même si le voyage est ma seconde peau, c’est ainsi que les choses fonctionnent. Difficile d’aller contre la nature du voyage.

Vendeuse de tissu - Marché de Beringharjo - Yogyakarta - Indonésie - mars 2014

Vendeuse de tissu - Marché de Beringharjo - Yogyakarta - Indonésie - mars 2014

Aucune tristesse au fond, tout ceci est bien normal. On subit tout cela comme une jeune servante subirait les pires outrages de son maître, docile et soumise, en attendant que ça passe ou que la mort nous réserve un sort meilleur. On regarde avec une certaine fatalité sans aigreur ce qui dans un autre Éden pourrait bien nous convenir et on se tient à ce rêve, sans vouloir en démordre. La vie de chacun n’est qu’un question de survie et de dépendance à cet Éden, tout dépend de la faculté qu’on a à s’y tenir ; tout réside dans la force qu’on a dans la mâchoire.

On ne voyage pas pour se garnir d’exotisme et d’anecdotes comme un sapin de Noël, mais pour que la route vous plume, vous rince, vous essore, vous rende comme ces serviettes élimées par les lessives qu’on vous tend avec un éclat de savon dans les bordels.

Et puis on en fait quoi de ce voyage ? J’ai toujours en tête cette belle phrase de Nicolas Bouvier née dans le Poisson-scorpion. Et je me suis souvent demandé jusqu’à quel point on devait en faire quelque chose. Alors je continue de glaner, non pas des anecdotes mais des histoires de vies, des fragments que je regarde au prisme de mon existence et tout cela en vue, à un moment donné, de partager quelque chose avec un inconnu. Alors on en fait quoi de ce voyage ? On le garde pour soi et on n’en fait rien ? On le mange, on le digère, et on le recrache à ceux qui ne prêtent qu’un oreille pas forcément très attentive pour finalement parler dans le vide ? On se réunit en petits groupes de voyageurs anonymes ?
Je crois que le mieux à faire est d’en faire ce qu’on sait le mieux en faire. Tout consiste à savoir ce qu’on sait le mieux faire…

Il est quatre heures du matin, voilà déjà deux heures que je ne dors plus, alors je vais faire ce que je sais faire de mieux à cette heure-là ; faire chauffer une grande théière…

Je suis un incorrigible optimiste et je sais que j’ai toujours tendance à regarder les choses du meilleur côté. Lorsque quelqu’un ne va pas bien, j’ai toujours la tentation de lui demander si, à part ses problèmes, tout va bien ? De la même manière, j’optimise toujours tout ce que je fais, mais je ne peux m’empêcher de contrebalancer les aspects les plus clairs en interrogeant sans cesse les points négatifs et ce que j’aurais pu faire de mieux. Alors, une fois de plus, je me retourne et regarde en arrière pour savoir quels sont les bons moments que je n’ai pas eu, faute d’audace souvent, de persévérance parfois. Et je me dis sans arrêt que ce n’est pas perdu, qu’il y a toujours moyen de recommencer autre chose, de vivre de nouvelles expériences approchantes… Il y a toujours moyen…

Fin de journée, la fatigue harnachée au corps. L’impression d’une liquéfaction de mon être se fait sentir. Rien ne me retient, tout mon être semble s’affranchir des limites qu’il connaît ordinairement. C’est tellement bon de se sentir aussi libre…

Mercredi 05.03

D’aimer trop les hommes, je périrai.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Les deux pieds dans la réalité. Aucun ne porte plus bonheur que l’autre dans ce cas. La réalité n’existe pas vraiment, elle n’est que la somme des expériences de chacun et se nourrit des différences de perception que chacun peut avoir du monde environnant. De plus en plus, je suis persuadé que la réalité objective des choses n’est qu’un leurre destiné à servir des intérêts qui ne sont pas ceux de l’humanité, et j’entends par humanité non pas l’ensemble des êtres humains, mais ce qui existe en nous d’amour pour les autres et qui fait de nous des êtres humains.

Encore une fois, je me réveille au beau milieu de la nuit en ayant perdu le sens de la raison de ma présence dans mon propre sommeil. Ai-je donc tant besoin de dormir que cela ? N’ai-je rien de mieux à faire ? N’y a-t-il pas d’autres choses à faire que de perdre son temps à dormir si le besoin ne s’en fait sentir ?

Je ne traîne pas ma carcasse
J’avance les yeux ouverts
Fini le temps du désespoir
Finis les temps sombres, la lumière se voit dans mes yeux
J’arrive
A me distinguer lorsqu’il fait nuit
Je respire
Écoute comme je respire
Pose la main sur ma poitrine, sens-la se gonfler d’air à chaque seconde
Je suis vivant
Je suis vivant
C’est tellement bon

Jeudi 06.03

J’arrive presque à retrouver un rythme de sommeil normal, même si je me sens encore complètement décalé. Je m’endors littéralement debout sur les coups de 17h00 et je me réveille entre 2 et 3 heures du matin. Autant dire que tout ceci n’est pas compatible avec une vie professionnelle.
J’ai retrouvé mes stagiaires hier, avec une certaine joie ; j’ai apprécié ce moment où je me suis retrouvé face à eux devant le tableau et j’ai senti que, pour eux aussi, c’était un moment agréable. Rien ne remplace ces instants de félicité, de complicité, dans lesquelles passe une certaine charge émotionnelle impossible à dire, impossible à reproduire.

Sol de la Sainte-Chapelle - Paris - Mars - 2014

Sol de la Sainte-Chapelle - Paris - Mars - 2014

Vendredi 07.03

Il faut attendre que les choses vécues sortent de soi pour qu’elles prennent leur consistance et puissent continuer à vivre seule, non plus attachées à une expérience, mais en dehors du corps qui les a éprouvées. L’Indonésie est en train de sortir de moi, pour faire partie des expériences et des points de repères.
Je crois que je ne me rends pas encore bien compte de ce qui vient de m’arriver. J’ai encore dans les narines les odeurs de Bali, dans les yeux les couleurs de Java, son soleil matinal et ses fins de journées d’un jaune orangé qui leur donne des airs de nocturnes indiens, le chant des prêtres d’un temple d’où jaillit une source au milieu du sable… Il va falloir redescendre et envisager d’autres choses encore, envisager d’autres lieux, mais le retour aussi, reprendre pied à Bali, à Java, peut-être aller dans d’autres îles aussi, il y a le choix, environ 13 000 îles en tout. Je suis arrivé. Je suis revenu. Il faut que je laisse tout ceci derrière moi à présent, ne plus croire que c’est la réalité du moment, mais déjà une réalité passée.
Tiens, j’ai des désirs de Tokyo… je fais n’importe quoi, je m’amuse à créer des itinéraires farfelus en avion. Paris-Berlin-Athènes-Istanbul-Van-Beyrouth-Kashi… Rien que de l’improbable, de l’improbable qui créé du désir, et du désir nait l’envie de devenir encore plus improbable… Et enfin de passer à l’acte…

Samedi 08.03

Le jour et la nuit sont les voyageurs de l’éternité… […] Bien des hommes de l’ancien temps sont morts sur les routes. J’ai été tenté à mon tour par le vent qui déplace les nuages, et pris du désir de voyager aussi.
Bâsho

Je ne partirai pas pareil la prochaine fois. Je me suis entrainé à voyager et les prochaines fois seront différentes. Plus de valise, mais un sac-à-dos, une existence moins facile dans les hôtels confortables, mais aller se confronter à une réalité plus crue, plus sauvage, moins évidente. Je ne suis pas trop à l’aise avec les évidences, et je préfère ce qui se donne à éclore tout doucement. Cette manière de voyager est loin derrière à présent. Profitable, mais loin. Il y a toujours des trucs à enterrer dans une arrière-cour.

J’ai dans le nez l’odeur des kretek, ces cigarettes indonésiennes que fument tous les hommes ici. Papier cigarette piqué de tâches brunes, parfum de clou de girofle, filtre sucré ; un monde à part. 95% de la production mondiale de clou de girofle est absorbée par ces cigarettes dont la vertu fût un jour médicinale. Dans les nuits moites de Yogyakarta ou les effluves humides des rizières d’Ubud, on sent cette fragrance collante qui signe sa présence et donne une odeur de plus à ce voyage.

Photo d’en-tête © Dani Sardà i Lizaran


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