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Catherine Samary, Ecologie politique et mouvements d'émancipation

Par Alaindependant

L’autogestion comme statut n’est pas seulement applicable aux petites entreprises et aux coopératives mais aussi aux grandes entreprises se dotant de modalités efficaces de fonctionnement (ateliers et collectifs de divers types). Les services publics autogérés peuvent être reliés aux fonds d’investissement ad hoc à différents niveaux territoriaux (selon les priorités et financements planifiés) et gérés par les « communautés d’intérêt » correspondantes (travailleurs/usagers de tous genres, et représentants des pouvoirs publics). Et la planification autogestionnaire doit pouvoir associer toutes les formes de propriété (individuelle, coopérative, publique autogérée) aux différents niveaux territoriaux et de branche. De même que doivent être déterminés collectivement les critères de rémunération des tâches ingrates ou qualifiées, les écarts acceptables.

Ainsi l'écrit Catherine Samary.

Mais c'est après avoir fait nombre de démonstrations.

Pour tout saisir, il convient d'en prendre connaissance.

Michel Peyret

DES DEGATS DU « PRODUCTIVISME » À LA PLANIFICATION ÉCOSOCIALISTE AUTOGESTIONNAIRE

Catherine Samary

Mardi 18 février 2014

On peut estimer que dénoncer le « productivisme » permettrait de désigner un mal commun derrière la diversité des systèmes. Pourtant « trop produire » reste quantitatif et ne met en évidence ni le contenu de la croissance en termes de valeurs d’usage, ni les mécanismes socio-économiques orientant les investissements – essentiels dans l’analyse de la crise environnementale. La nécessité d’une planification éco-socialiste doit se démontrer en allant aux racines du « productivisme » - dans les rapports de production capitaliste en premier lieu (ce sera notre point de départ). Mais l’expérience prouve que la remise en cause du capitalisme n’est pas suffisante et l’arbre du stalinisme ne doit pas cacher la forêt des méfaits possibles de projets socialistes (point 2). La planification éco-socialiste (point 3) doit donc consciemment incorporer ces deux bilans ainsi que les apports de l’écologie politique et de tous les mouvements d’émancipation.

I- De l’anatomie du capitalisme au Système-monde : des rapports marchands socialement et écologiquement désastreux

L’accumulation capitaliste n’est pas explicable par du « productivisme », mais par l’anatomie du système, son moteur : la maximisation du profit monétaire, qui imprime sa logique, ses « valeurs » et ses « droits » aux sociétés dominées par le capital. En faire l’anatomie appauvrit forcément la réalité, les résistances aux logiques dominantes selon les contextes et rapports de force. Je n’évoque ici que l’anatomie, pour aller à l’essence du système, camouflée par son idéologie, mais vérifiable tous les jours – pour fonder notre positionnement « anti-capitaliste », dans la lutte pour l’écosocialisme.

Un peu d’anatomie

Le capitalisme n’a pas introduit le marché et donc la monnaie qui facilitait les échanges de valeurs d’usage différentes, dans des sociétés précapitalistes. Il a réalisé la généralisation des marchés et la domination de rapports marchands. Toutes les catégories économiques du capitalisme (prix, offre et demande, coûts, productivité...) cachent un contenu social en même temps que l’idéologie dominante « naturalise » l’économie supposée « efficace » : la « main invisible du marché » assure la convergence de l’intérêt individuel égoïste et de l’intérêt général. Et c’est pourquoi la Commission européenne en défendant le « droit de la concurrence » est supposée (dans les Traités) incarner « l’intérêt général » européen en faisant respecter une concurrence « libre et non faussée ». Les doctrines néo-classiques (après Smith et Ricardo qui reconnaissaient les classes et leurs conflits) ont « chosifié » la force de travail, la terre et le capital, marchandises particulières dénommées « facteurs de production » qu’il s’agit de « combiner aux moindre coûts ».

Analyser l’anatomie du système, c’est expliciter les critères et mécanismes camouflés par les prix.

La monnaie n’est pas un simple intermédiaire aux échanges dans le capitalisme. Elle est devenue « capital-argent » : argent A investi pour « faire de l’argent » (un profit monétaire). Ce que Marx a appelé le « cycle du capital » A-M-A’ synthétise sa logique profonde : A est le capital-argent initial investi, A’ celui qui est réalisé en fin de cycle (s’il n’y a pas mévente par surproduction) ; et M est n’importe quelle marchandise : le capitalisme est indifférent à ce qu’est M, en terme social et/ou écologique, s’il permet de rapporter A’ supérieur à A. Le capitalisme commerçant s’est emparé des marchandises M des colonies. Le capitalisme industriel et financier a décuplé la capacité d’accumulation monétaire et de « croissance » annuelle mesurée par un PIB (produit intérieur brut), indicateur qui ne dit rien sur les conditions de production, au plan social et écologique, ni sur les valeurs d’usage produites et encore moins sur leur distribution [1] : il peut y avoir « croissance » avec chômage, augmentation des inégalités et destruction environnementale.

Les moyens d’accroître l’accumulation capitaliste ont été multiples et renouvelés de phases en phases selon les rapports de force et contextes. Le capitalisme industriel a « libéré » la force de travail de toutes les protections sociales pré-capitalistes, tout en interdisant initialement (et chaque fois qu’il le peut) tout droit syndical qui l’empêchait de fonctionner comme une marchandise « jetable » tout en étant capable de produire plus de valeur qu’elle n’en coûte : là est la source productive de plus-value transformable en profit monétaire. Le « coût » salarial est comprimé en faisant jouer la pression du chômage. Le capitalisme a également privatisé les terres communales (par les « enclosures » nécessaires à l’agriculture capitaliste en Angleterre) – une « dépossession » analogue à celle qui prive aujourd’hui encore les populations indigènes de leurs ressources. Globalement, il cherche à privatiser et marchandiser tous les biens et services qui ont pu échapper au règne du profit.

Parallèlement, les innovations financières, depuis le 19è siècle, ont cherché à sécuriser et accroître la rapidité et l’ampleur du cycle du capital, créant des marchandises « M » bien spécifiques – les titres financiers, dont la monnaie internationale (les devises). Leur prix dépend de l’offre et de la demande sur les marchés financiers souvent associés aux bulles financières (spéculant par exemple sur l’immobilier, les matières premières ou les nouvelles technologies) créant des « valeurs » fictives – dont les dégâts sont, quant à eux, bien réels.

Globalement donc, dans le cycle A-M-A’, M peut être n’importe quel service privatisé, énergie polluante, OGM, semence non reproductible, savoir, être humain ou parcelle de corps humain, ou valeur fictive purement financière - transformés en « marchandises ».

Les notions économiques associées à cette anatomie en camouflent les traits et critères de classe dominants : les prix de marché capitalistes, supposés orienter efficacement les investissements, incorporent sur le court terme des indications purement monétaires (seuls comptent les coûts et besoins exprimés avec de l’argent) et composites : derrière le prix de marché des matières premières, il y a à la fois les conditions hétérogènes de production et de demande mondialisées, de la Chine à l’Afrique et au reste du monde et l’effet des marchés financiers spéculant sur les matières premières.

De même, l’efficacité supposée associée aux « gains de productivité » (produire plus avec le même temps de travail) assurant une bonne « compétitivité » dans les échanges mondialisés, incorpore des critères capitalistes non explicités qu’il faut mettre à nu et critiquer [2] : en font partie l’intensification des cadences au travail, l’utilisation de technologies polluantes et l’exploitation désastreuse des ressources naturelles, à commencer par les ressources énergétiques fossiles, les terres arables, l’eau... Les baisses de « coûts » sont « efficace » pour un tel système, même si elles sont associées au chômage, à la précarité, ou à l’utilisation du gaz de schiste : les « effets externes » sociaux et écologiques de la « bonne gouvernance » des entreprises ne sont pas « évalués » par le marché. L’espoir que celui-ci pourrait produire un « bon capitalisme vert » [3] est illusoire en raison de la force de cette « anatomie ».

La pauvreté est un produit du capitalisme du XXIè siècle – avec sa composante de plus en plus large de « travailleurs pauvres », salariés, précaires (jeunes, femmes, immigrés) et paysans qui se voient privés des terres fertiles, des cultures vivrières et de l’eau – par les « politiques d’ajustement structurelles » impulsées par les Institutions financières mondiales. Et les pauvres sont aussi les premières victimes des catastrophes écologiques, comme on le sait.

Un système-monde capitaliste marqué par ses crises et rapports de domination

Mais l’anatomie du système permet aussi de comprendre l’histoire et la diversité du « système-monde » capitaliste, de ses rapports de domination entre « centres » impérialistes et périphéries coloniales ou, de façon politiquement moins directe, semi-péripéries (dépendantes bien que n’étant pas des colonies). Cette internationalisation était une réponse aux crises de profit (ou « crises de l’offre ») et de surproduction marchande (ou « crises de débouchés ») des pays du centre : pour que le cycle A-M-A’ se poursuive, il faut vendre M donc réaliser A’, avec un profit suffisant. Or les prix fluctuent en fonction des rapports de force sociaux et de l’épuisement des ressources naturelles dans la croissance. Rien ne garantit A’ souhaité.

Les puissances impérialistes se légitimant idéologiquement des Lumières et d’une pseudo « mission civilisatrice » raciste ont répondu à ces crises par une nouvelle expansion coloniale. Elles ont exploité la supériorité bien matérielle de l’industrie d’armement et de l’industrie navale, pour imposer le soit disant « libre-échange », au 19è siècle comme dans la nouvelle offensive néo-libérale des années 1980. Les pays dominants y camouflent leurs protections d’Etats puissants et cherchent à imposer dans les semi-périphéries la suppression des protections – aujourd’hui sociales et environnementales.

La structuration de l’espace par les transports, s’est faite en fonction des besoins de la « division mondiale du travail » obéissant aux critères des puissances du centre, rivales ou alliées pour le partage du monde et des ressources. Les firmes multinationales étasuniennes ont imposé aux pays producteurs de pétrole au début du XXe siècle un prix de distribution mondial qui a structuré les conditions de production et de consommation de cette énergie pendant les Trente glorieuses... Les nouvelles guerres civilisatrices camouflent mal les enjeux du pétrole. Et la quête illimitée de profits et de nouveaux marchés s’exprime dans un « droit de la concurrence » érigé aujourd’hui en « valeur suprême » par les Institutions Financières Internationales (IFI) ou européennes. Les chômeurs sont coupables du chômage et les résistances sont criminalisées ou contournées par les moyens les plus opaques – allant des privatisations sans capital en Europe de l’Est aux négociations secrètes des accords de libre-échange. Les « privatisations » - directes ou sous couvert de « Partenariats Public Privé » (PPP) supposés de surcroît écologiques, prônées par les grandes firmes françaises de gestion de l’eau – sont au cœur de ce dispositif.

Les penseurs néo-libéraux analysant la rationalité des comportements de gestion selon les « droits de propriété », ont prétendu « démontrer » la supériorité de « la propriété privée » en réponse à ce qu’ils ont analysé comme la « Tragédie des communs » [4] et des formes de propriété collective ou du bureaucratisme des Etats socialement protecteurs : les privatisations forcées, généralisées ont donc été leur réponse (à caractère universel, prétendant apporter efficacité économique et libertés) aux contradictions du capitalisme régulé par des Etats d’inspiration keynésienne face à la crise de profit et à la « stagflation » des années 1970, puis à celles du ’Socialisme Réel’ après le tournant de 1989. La difficulté des résistances est aggravée par l’opacité et la confusion des notions et étiquettes.

II- Quel « Socialisme Réel » ?

Les dégâts écologiques et sociaux du « Socialisme Réel » ne sont pas identiques à ceux du capitalisme. L’affirmer ne vise nullement à minimiser ce qu’ils furent (sans parler des dégâts idéologiques). On connaît ce qu’étaient le Goulag, la dictature du parti unique et les besoins mal ou non satisfaits – d’autant plus que les besoins de base étaient assurés et les attentes plus élevées. Au plan environnemental, on connaît aussi ce que fut le déplacement volontariste des fleuves produisant la catastrophe écologique de la « Mer d’Aral ». La blague sur « les quatre maux de l’agriculture soviétique : le printemps, l’été, l’automne et l’hiver ... » synthétise aussi, à sa façon, un résultat désastreux.

Il s’agit de souligner qu’il s’agit de « nos » problèmes – ceux d’un projet socialiste, qu’il faut penser avec le danger bureaucratique comme enjeu « organique » du mouvement ouvrier, de toute association et projet se revendiquant de la lutte contre l’exploitation et les oppressions : il ne s’agit pas, sous cet angle, d’un mal externe ou seulement « bourgeois ». Et être marxiste ne donne pas une science infuse. Il est contre-productif d’ignorer l’expérience du « Socialisme Réel » en l’assimilant à une variante de capitalisme, sans rapport avec les questions et difficultés du socialisme.

Il n’y a pas d’identité entre le capitalisme et le ’Socialisme réel’ en dépit des ressemblances entre le totalitarisme stalinien et fasciste et même s’il y a eu des interactions profondes dans leur confrontation.

La notion de « productivisme » qui pourrait sembler à première vue rendre compte d’une croissance matérielle « à tout prix » (en pratique indifférente aux prix...) dans le « Socialisme Réel » n’explique pourtant pas davantage les causes de ces dégâts qu’elle ne le permet pour le capitalisme.

Elles relèvent de plusieurs ordres de causes.

L’ignorance très largement partagée des effets d’un irrespect des équilibres écologiques, sous tous les cieux. Cette ignorance relève en partie de l’absence de recul expérimental permettant des analyses scientifiques sur les effets des politiques d’exploitation intensive des ressources naturelles ou de détournement des fleuves, par exemple.

Il faut également noter, comme des camarades l’ont fait, tout en refusant une approche anachronique, le rôle paradoxal et négatif de l’anti-capitalisme au sein de courants se revendiquant du marxisme, dont nous-mêmes à une certaine époque [5] : outre un mépris sectaire envers les courants écolo qui ont joué un rôle d’éclaireur à saluer, il faut prendre conscience que le marxisme pouvait être porteur du volontarisme des projets d’irrigation et de planification insoutenables, permis par l’appropriation sociale des terres et des ressources s’émancipant de tout critère de profit marchand et de son court-termisme.

La caricature de ce volontarisme a basculé vers l’aberration du Lyssenkisme (même s’il s’avère que certaines hypothèses Lamarkienne sont fondées) supposant qu’un environnement progressiste est en mesure de s’affranchir de tout déterminisme naturel. Avec la subordination de tous les domaines de la société à la dictature du parti dans la phase stalinienne, cela s’est accompagné de l’affirmation relativiste d’une « science prolétarienne » distincte et supérieure de la « science bourgeoise » et capable de décupler la production agricole par ses mutations. Cette approche a été critiquée par les marxistes anti-staliniens défenseurs de la « science » tout court.

Enfin, la répression stalinienne et les rapports d’oppression bureaucratiques ont déresponsabilisé les travailleurs de tous genres– ce qui, dans le cas de l’agriculture a signifié se priver des savoirs paysans particulièrement essentiels, aggravant les méfaits d’une défiance des marxistes bolcheviks envers la paysannerie [6].

Mais il est intéressant de souligner qu’en partie pendant et surtout après la phase stalinienne, la recherche et la science ont été protégées du bureaucratisme en bénéficiant de ressources considérables – notamment dans l’éducation, en amont. Khrouchtchev escomptait en 1956 « dépasser » le capitalisme d’ici 1980 sur tous les terrains, non sans succès dans la compétition scientifique, sportive, artistique avec le capitalisme.

Cela n’a pas supprimé l’absence de libertés individuelles et collectives dans les rapports de production nourrissant le conservatisme bureaucratique. Là est la cause fondamentale - et non pas la logique du profit – d’un obstacle absolu pour passer d’une croissance (très rapide) extensive à une phase de production économe en ressources humaines et naturelles : l’écart avec le capitalisme qui s’était restreint jusqu’aux années 1970, s’est considérablement creusé dans les années 1980, alors que commençaient à se déployer les attaques sociales de Margaret Thatcher et Ronald Reagan, sous pression pour l’URSS de l’ultime course aux armements, et dans plusieurs pays d’Europe de l’Est d’un endettement extérieur [7].

C’est face à leur crise que se révèle le mieux la différence d’anatomie de ces sociétés. Dans le « Socialisme réel », la monnaie ne fonctionnait pas « de façon active » comme le disait l’économiste polonais W. Brus, les entreprises n’étaient pas soumises à « une contrainte budgétaire dure », comme le formulait l’économiste hongrois Kornaï ; les prix étaient « administrés » en fonction des objectifs de besoins à satisfaire même s’ils étaient déterminés par le parti/Etat, non démocratiquement. Ces prix ne reflétaient ni les coûts (mal ou pas évalués), ni la demande : et c’est ce que les réformes marchandes des années 1960 cherchaient en partie à remettre en cause dans le secteur des biens de consommation – produisant des protestations sociales.

Les rapports de propriété (juridiques et réels) n’étaient pas basés sur une « propriété d’Etat », contrairement à ce qu’on dit fréquemment : l’Etat, les membres de l’appareil, n’étaient pas actionnaires, ni dotés du « droit » de vendre les entreprises ou de les mettre en faillite- encore moins de les transmettre. Et c’est pourquoi, la condition d’existence d’une réelle marchandisation et de rapports marchands (l’absence de lien social direct) évoquée par Marx n’était justement pas réalisée, même s’il existait des catégories économiques marchandes partielles (prix, certains marchés) et utilisation partielle de monnaie - sans pouvoir d’achat de biens de production et sans que la monnaie fonctionne comme capital, accumulable.

Il régnait une prédominance d’évaluations et protections sociales en nature combinant extrême protection et stabilité sociales et rapports de domination bureaucratiques.

On peut mettre en évidence, dans les diverses phases et expériences, ces rapports sociaux, les conflits, les contradictions et crises qu’ils induisaient ainsi que leur mode de gestion- au nom du socialisme et des travailleurs [8]. Il s’agissait d’une « économie politique » ayant ses contraintes propres, dans le cadre de ce que Michael Lebowicz appelle le « contrat social » [9] - aliéné et imposé par le parti : il intégrait notamment une radicale stabilité de l’emploi et de l’accès constitutionnel aux biens de base. Les conflits du ’Socialisme Réel’ exprimaient l’insatisfaction dans la production de valeurs d’usage et dans les rapports sociaux et de domination spécifiques, tant au plan national que dans les rapports entre « pays frères » : explosions des Conseils ouvriers de Pologne et de Hongrie en 1956, et ceux de Tchécoslovaquie à l’ombre du Printemps de Prague en 1968, ou encore la lutte contre « la bourgeoisie rouge » de Yougoslavie en 1968 et pour une « autogestion de bas en haut » du juin 1968 yougoslave – ou encore le programme d’une « république autogérée » à tous les niveaux, en Pologne.

Tant que le « contrat social » (les bases de légitimation du pouvoir) se maintenait, les crises n’ont jamais été des crises de surproduction de marchandises ou de profit. Elles étaient socio-politiques. La propriété juridique (des travailleurs) était préservée dans les réformes et conditionnait aussi les droits de gestion du parti/Etat au nom des travailleurs (donc leurs droits de « propriété réelle », comme les théoriciens libéraux le font remarquer à juste titre) : ils étaient dotés de privilèges de pouvoirs et de consommation, pas d’accumulation capitaliste.

D’où le grand écart entre ces aspirations et la restauration capitaliste réalisée dans l’opacité des « privatisations de masse » des les années 1990, sans capital (car sans monnaie accumulée comme capital) : en Russie, on expliquait aux travailleurs, en leur distribuant gratuitement des bons (vouchers) donnant droit à des parts de « leurs » entreprises, qu’on leur « rendait » ce qui leur était dû.

Mais les résistances sociales à la restauration capitaliste ont été piégées de deux manières [10] : d’une part, les droits sociaux - dont celui de ne pas être licenciable – ont été de fait ancrés sur l’entreprise. L’ultime phase du ’Socialisme Réel’ après le blocage des réformes partielles de marché (sans privatisations) dans les années 1970, a été marquée par le niveau maximum de protections et de « revenu social », hors « salaire » monétaire – soit sur la base des entreprises autogérées, soit distribué par les syndicats, comme en URSS. Logements, services de santé, de vacances, voire distribution de biens souvent introuvables dans les magasins étaient associés à l’emploi, stabilisant des comportements « corporatistes » d’entreprises.

Cette réalité a rendu plus difficile l’expression de choix alternatifs des travailleurs et de défense de leurs intérêts à une échelle globale – en l’absence de syndicats, de partis et/ou de toute forme d’auto-organisation donnant une crédibilité à une telle alternative à cette échelle, politique. La difficulté des résistances ne doit en rien être assimilée à un rejet par les populations concernées des droits et valeurs prônées par ces systèmes. On perçoit au contraire massivement la nostalgie de ces valeurs et droits aujourd’hui (évidemment pas le regret du goulag et de la censure) : les luttes notamment les conseils ouvriers, exprimaient l’aspiration à une démocratie dans la vie quotidienne et le travail, l’espoir d’une amélioration des avantages sociaux – et non pas le chômage de masse et le creusement des inégalités avec la destruction des droits sociaux produits par vingt ans de restauration capitaliste. Elles voulaient la chute du Mur de Berlin – non pas l’érection de nouveaux murs créés par l’argent-roi.

III- Pour une planification éco-socialiste autogestionnaire

La planification éco-socialiste doit s’appuyer sur les aspirations populaires exprimées à l’échelle planétaire – et sur le plus haut niveau de savoirs accumulés par l’expérience et les sciences. Les enjeux écologiques de même que la satisfaction des besoins considérés comme des droits à satisfaire pour touTEs (par différence avec ceux qui peuvent être choisis de façon décentralisée avec de l’argent comme pouvoir d’achat) imposent la primauté des jugement directs, donc portant d’abord sur les valeurs d’usage et les droits – permettant de reformuler les contraintes de coûts. On doit pouvoir se tromper, mais il faut au moins échapper à l’obscurantisme des rapports marchands capitalistes et du bureaucratisme dictatorial. Les financements de ce qui aura été considéré comme finalités à satisfaire doivent être assurés donc publics et transparents – contrôlables dans le cadre d’une démocratie radicale à inventer, de gestion « des communs ». On peut rejeter le pouvoir et le bureaucratisme des partis, de l’Etat, des experts et du marché – mais peut-on se passer d’institutions (pouvoirs publics, associations, observatoires d’experts et contre experts, partis... ) au service des choix directs ? Ceux-ci doivent être éclairés par les confrontations et débats pluralistes, à l’échelle de gestion « efficace » (principe de subsidiarité) selon les besoins à satisfaire. La gestion collective des « Communs » n’est pas condamnée à la « tragédie » et aux fausses alternatives étatistes ou privées – mais la détermination des régles adéquates acceptées par les collectifs directement concernés, fait partie de l’enjeu démocratique éco-socialiste autogestionnaire [11].

Quel horizon de droits et de gestion - et de luttes ?

Comment assurer la reconversion des entreprises polluantes ou des productions inutiles ou non soutenables tout en assurant les droits sociaux et en premier lieu le droit au travail essentiel au projet socialiste ? Quels stimulants et mécanismes peuvent assurer sinon la convergence, au moins la compatibilité d’intérêts conflictuels - une fois remis en cause le règne du capital ?

Bien des réflexions en cours dans/contre le capitalisme indiquent des pistes de réponses [12] qui rejoignent celles liées aux principales impasses du ’Socialisme Réel’ : elles portent sur l’horizon borné des entreprises, qui laisse les grands choix macro-économiques et de long terme à l’arbitraire du parti/Etat ou aux critères du marché capitaliste.

Dans le « Grand débat » entre Che Guevara, Charles Bettelheim et Ernest Mandel à la fin des années 1960, si le Che et Mandel s’opposaient aux réformes marchandes pour leurs effets désagrégateurs, [13] Ernest Mandel dépassait le faux dilemme planification centraliste ou « socialisme de marché », en étant inspiré par les débats de la gauche marxiste yougoslave à l’époque [14]. Il prônait des stimulants qui pouvaient être « matériels » mais adéquats aux finalités socialistes : donc poussant à l’association, à la réduction des rapports marchands et des inégalités, au partage des améliorations dans l’organisation du travail et non à la compétition marchande.

Les intellectuels de Praxis avançaient des propositions que l’on peut reprendre : ils réclamaient une « planification autogestionnaire » ; l’introduction de Chambres de l’autogestion (à côté des parlements et des chambres représentant les nations) à différents niveaux territoriaux (municipal, républicain, national – on pourrait ajouter européen...) pour préparer et contrôler les choix planifiés ; la mise en place de « communautés d’intérêt autogestionnaires » associant travailleurs, usagers et représentants des pouvoirs publics par exemple pour la gestion des services publics – là aussi à différents niveaux territoriaux (éducation, santé, transports...) - outre les possibilités locales « d’échange direct de travail », sans monnaie .

Dans cette conception la « propriété sociale » n’était ni étatiste ni « de groupe » (au plan de l’entreprise seulement) ; le statut de salarié était aboli par le statut d’autogestionnaire associé aux droits sociaux, à différents niveaux, et selon divers facettes des individus (producteurs/usagers/élus de tous genres) dans le cadre de la planification autogestionnaire.

On ne peut « tout régler » ici et par avance. Mais l’essentiel est que les droits associés au statut autogestionnaire s’appliquent évidemment dans tout emploi occupé mais ne lui soient pas attachés. L’emploi doit pouvoir être interrompu, soit en fonction de choix individuels, soit en fonction de reconversions nécessaires, justifiées selon des procédures et critères spécifiés. Les droits devraient être liés à un statut quel que soit l’emploi ou l’activité en cours : les travailleurs/citoyens autogestionnaires de tous genres sont responsables de l’organisation et des finalités de leur emploi particulier ou provisoire ; mais aussi de participer aux grands choix planifiés (à divers échelons). L’interdiction des licenciements doit signifier l’obligation de procédures collectives et acceptées pour les reconversions proposées, recouvrant de possibles périodes de formation ou d’autres activités, la prise en compte et le partage des tâches domestiques (la prise en charge des enfants et des personnes agées pouvant être effectuée dans des cadres familiaux et/ou collectifs), le droit à la retraite et aux loisirs... La question d’un revenu de base garanti associé au statut autogestionnaire, à ses droits et devoirs, est une composante essentielle des débats nécessaires.

L’autogestion comme statut n’est pas seulement applicable aux petites entreprises et aux coopératives mais aussi aux grandes entreprises se dotant de modalités efficaces de fonctionnement (ateliers et collectifs de divers types). Les services publics autogérés peuvent être reliés aux fonds d’investissement ad hoc à différents niveaux territoriaux (selon les priorités et financements planifiés) et gérés par les « communautés d’intérêt » correspondantes (travailleurs/usagers de tous genres, et représentantEs des pouvoirs publics). Et la planification autogestionnaire doit pouvoir associer toutes les formes de propriété (individuelle, coopérative, publique autogérée) aux différents niveaux territoriaux et de branche. De même que doivent être déterminés collectivement les critères de rémunération des tâches ingrates ou qualifiées, les écarts acceptables.

L’idée qu’on ne pourra mettre en œuvre de tels droits qu’après un changement radical de pouvoir est à la fois vraie et fausse :

Vraie. Ces droits sont contradictoires au capitalisme. Toute illusion ou sous-estimation des résistances qu’opposera la classe dominante à la remise en cause de ses privilèges et institutions de pouvoirs serait suicidaire. Les risques d’enlisement des coopératives autogérées et autres formes de résistances au capitalisme sont considérables s’il n’y a pas extension et remise en cause de l’environnement capitaliste ; de même sont illusoires les îlots « d’économie solidaire » qui laisseraient subsister les ravages de l’océan capitaliste.

Fausse. L’attente du Grand Soir est également suicidaire : les « écoles du communisme » dans/contre le système sont indispensables à la consolidation des victoires de demain – outre le fait que la crédibilité d’une alternative socialiste mobilisatrice implique qu’elle ait été partiellement appliquée. La mise en avant de critères alternatifs et de droits opposables à ceux du capital et l’expérimentation partielle de ces alternatives sont essentielles pour modifier les rapports de force, constituer un bloc hégémonique alternatif préparant les ruptures.

Mais la réalité de la crise environnementale impose de rejeter tout renvoi aux « lendemains qui chantent » de la sensibilisation à ces enjeux et des luttes par tous les moyens, à tous les niveaux possibles, contre la destruction de l’environnement planétaire.

Un « programme de transition » actualisé doit établir un pont entre réformes et exigences de remettre en cause le système pour consolider et étendre les acquis. Il faut pouvoir mettre en avant des projets perçus comme urgents et légitimes au plan social et écologique, potentiellement contradictoires avec le droit existant, en combinant auto-organisation, luttes parlementaires et extra-parlementaires. Les Manifestes mondiaux ou les actions locales mobilisant des populations directement concernées en défense de « communs », comme l’eau contre les FMN comme Véolia, combinent dimensions sociales et écologiques.

Ce n’est pas la « propriété privée » qu’il faut remettre en cause dans ces luttes mais le rapport d’exploitation et l’argent-roi de la propriété capitaliste : la propriété privée du petit producteur ou entrepreneur individuel n’exploite personne. L’importance mondiale des réseaux indigènes et paysans dans Via Campesina et les dimensions écologiques, sociales, anti-impérialistes et religieuses des résistances contre l’appropriation des ressources naturelles par les grandes firmes agro-exportatrices, ne devraient plus être à démontrer. On ne peut ignorer non plus les traditions ancestrales d’attachement paysan à la terre comme « communs » ou à des formes coopératives collectives volontaires [15]. Les différenciations sociales traversent aussi les « entrepreneurs indépendants », souvent sous-prolétarisés. L’exploitation capitaliste est directe (rapports salariaux) et de plus en plus également indirecte : rapports de domination subis par les petits paysans, artisans, travailleurs indépendants et précaires souvent des femmes, sous-traitants sans protections... Les luttes anti-capitalistes, devraient chercher à associer de façon solidaire ces populations précarisées ou dotées d’un emploi, en préfigurant des projets de planification autogestionnaires liés à de grands choix collectifs.

La mondialisation de la crise capitaliste et environnementale, impose l’articulation des résistances du local au planétaire, dans une optique solidaire anti-xénophobe. Le relai continental – pour nous, européen - donne(ra) aux luttes nationales cohérence et crédibilité écologique et sociale. Il faut aussi se battre pour une nouvelle architecture de droits universels et d’institutions thématiques de nations unies à l’échelle planétaire pour protéger le patrimoine -naturel ou produit- de l’humanité contre ses prédateurs.

Catherine Samary

Notes

[1] Lire les différentes notions de « valeur », l’indicateur de croissance (le PIB) utilisé par le système, et les commentaires du « rapport Stiglitz » sur ce PIB et les propositions de « PIB Vert » exprimées par Jean-Marie Harribey en 2010http://harribey.u-bordeaux4.fr/trav..

[2] http://alternatives-economiques.fr/..

[3] Cf. Laurent Garrouste, « Droit à l’emploi et écologie », In Pour le droit à l’emploi, Syllepse 2011 ; Daniel Tanuro, ESSF (article 25315), A l’ordre du jour : la relance… de la destruction sociale et écologique !.

[4] Cf. Garrett Hardin, « The Tragedy of Commons », In Science, 1968. Sur « les Communs » lire Hervé Le Crosnier, ESSF (article 29444), Elinor Ostrom ou la réinvention des biens communs.

[5] Cf. matériel de lecture Daniel Tanuro, Michael Lowy et résolutions de la QI (Quatrième Internationale)

[6] Je partage tout à fait la critique exprimée par Isaac Josuah sur ce plan dans La Révolution selon Karl Marx. Ed. Page Deux.

[7] On peut trouver sur mon site (csamary.free.fr) des mises en perspective et analyses concrètes du tournant des années 1980 et de la restauration capitaliste.

[8] Cf. Catherine Samary, « Plan, marché et démocratie, l’expérience des pays dits socialistes », 1992,http://fileserver.iire.org/cer/PDF%..

[9] Lire Michael Lebowicz, The Contradictions of ’Real Socialism’ : the Conductor and the Conducted , Paperback, 2012

10] En se concentrant ici sur l’Europe de l’Est. Il faudrait traiter le cas de la Chine avec ses différences.

[11] Outre Crosnier (note 4), écouter la Vidéo-conférence de Pierre Dardot : « La construction du commun »

[12] Je m’appuie notamment sur le recueil Pour le droit à l’emploi coordonné par Antoine Artous (Syllepse, 2011), et en particulier sur les textes de Laurent Garrouste.

[13] Dans son ouvrage cité en note 7, Issac Josuah ignore ces aspects du « Grand débat ». Les marxistes yougoslaves de la revue Praxis qui organisait les rencontres internationales de la gauche alternative dans l’île de Korčula, critiquaient le « socialisme de marché » (1965-1971) : celui-ci attribuait au marché et aux banques la tâche de coordination entre entreprises autogérées dont les droits accrus étaient enfermés dans l’horizon de l’entreprise.

[14] Il n’est pas possible ici d’expliciter l’évolution puis la crise du système yougoslave. On peut trouver de nombreux articles à ce sujet sur mon site csamary.free.fr et ESSF

[15] Marx s’intéressait au Mir paysan en Russie, tradition collective étudiée en critique des défiances bolcheviques puis de la collectivisation forcée stalinienne par Moshe Lewin et Teodor Shanin. Sur les approches marxistes concernant les luttes religieuses et paysannes à portée « communiste » cf. outre Michael Lowy (Sociologie et Religions, PUF 205), Catherine Samary, ESSF (article 27840), En défense du communisme – Daniel Bensaïd et le devoir d’inventaire : Stalinisme et bureaucratie .


* Contribution aux Journées d’étude de la Gauche anticapitaliste - mai 2013 : L’écosocialisme, projet socialiste du XXI° siècle.


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