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[note de lecture] Jacques Moulin, "A vol d'oiseaux", par Jacqueline Michel

Par Florence Trocmé

Jacques Moulin, A vol d'oiseaux : poèmes d'une complicité 
 

A vol d'oiseaux
Entrer dans la poésie de Jacques Moulin, c'est pénétrer dans un mondede falaises qui se dressent secrètes, de phares qui apprivoisent les horizons marins, de rivages qui s'offrent aux remous des vagues, de vergers qui exposent une luxuriance enivrée de clair-obscur, de jardins qui étalent leur géométrie colorée, bordée par des haies aux trouées soudoyant les lointains …. C'est aussi se laisser surprendre par un détail plutôt banal du paysage familier qui, soudain, gagne intensément en signifiance: tels le galet en ses rondeurs, le marron en sa sombre brillance, le cerisier en son rougeoiement.   Cheminer dans les écrits de Jacques Moulin, c'est découvrir  un univers poétique en mouvement, tissé de paysages naturels, familiers, accordé au passage des saisons. Des mots se saisissent du réel visible en ses reliefs et en ses rythmes divers; un réel qu'ils retracent, réaniment, font vibrer autrement. Des images naissent, entérinant des songes de vagabondage du sens qui, parfois, virent en de véritables échappées du sens pouvant donner l'impression qu'elles se lancent à la poursuite de quelque seuil fuyant d'un silence primordial. 
 
Dans une brève présentation de son dernier recueil intitulé A vol d'oiseaux (1), Jacques Moulin écrit: « L'oiseau traverse nos vies nos balcons nos regards. Le rendez-vous est quotidien et on voudrait l'écrire […] on attend que ça entre un peu en soi. On dresse un piège à poèmes ». Son univers poétique il nous l'offre ici, redessiné et en quelque sorte, réexprimé par des oiseaux qui de saison en saison l'habitent, le traversent et, d'une certaine manière, le relient en leur vol, à l'infiniment ouvert
 
Le recueil s'ouvre sur une sorte de prélude composé de quelques poèmes qui, pourrait-on dire, « accommodent » notre regard à des traversées d'oiseaux; des poèmes réunis sous le titre de « Cartographie d'oiseaux » comme s'il s'agissait de la légende d'une carte: celle d'un univers d'oiseaux, « Cartographie d'oiseaux/ sous membrane du ciel/ à la lèvre des terres » (18). Puis, à « tire d'aile », des traits se tirent, des lignes accueillent des agencements de mots qui se saisissent des évolutions d'un oiseau dans un paysage défini. Il s'ensuit une démarche d'écriture pouvant laisser supposer qu'elle prend forme sous l'impulsion d'une complicité qui s'établirait et se développerait entre le poète et l'oiseau. Et dans cette perspective, dans quelle mesure le processus de façonnement du poème se trouverait dynamisé par un impérieux désir de liberté et d'espace qui, par les pouvoirs de la présence de l'oiseau, émergerait de l'intime de celui qui écrit ? En quête d'éléments de réponses à ces questions, entrons en écoute et en lecture des poèmes composant A vol d'oiseaux, afin de déceler ce qui se profilerait comme des manifestations de cette complicité active que l'on soupçonne d'être à l'œuvre dans l'écrit, et d'en interroger la portée significative.
 
Chaque poème de A vol d'oiseaux, se présente comme un terrain d'écriture où prend forme le moment d'une approche, d'une rencontre, où s'inscrit le temps d'un regard de poète qui, envisageant l'oiseau, glisse de l'observation à la contemplation, de la réflexion au rêve. En fait, dans ce temps du regard, l'artisan des mots attiré, intrigué par l'oiseau qui tantôt sillonne le ciel, tantôt semble prendre possession d'un coin de paysage, ne se trouverait-il pas pris au piège d'une curiosité proche de la fascination ? N'avoue-t-il pas se sentir « appelé » par la buse, « rêver à cette agilité de plume qui plane sous le vent »? Et, de ce point de vue, fort suggestif est le raccourci construit par le poète: « on entre en martinet » (47), pour dire l'arrivée de l'été que le retour de cet oiseau précède et annonce chaque année- « on entre en martinet » - comme si celui qui écrit se trouvait happé par les tracés de cet oiseau dans le ciel, et comme préposé à leur déchiffrage; comme si « sous ses ailes/la lueur du couchant » (47) l'initiait à entrer dans la magie d'un paysage, à en déceler les arcanes qui relieraient le limité à l'illimité, lorsque s'annonce la montée mystérieuse de la nuit. Cette fascination s'avouant à mots couverts, tend à faire du poète un infatigable guetteur-rêveur des bruits et des signes qu'engendrent battements d'ailes, tournoiements et cris de l'oiseau. (lire la suite en cliquant sur le lien ci-dessous) 
 

D'un écrit à l'autre, une voix poétique s'impose, vibrante de la présence d'un oiseau. Dans les tracés de mots, une résonance s'amplifie lorsque le nom de cet oiseau se répète rythmant le travail d'écriture; ou lorsqu'un ou plusieurs des phonèmes qui le composent, se libère, crée des jeux de rimes imprimant une cadence accentuée à la succession des vers. Il en est ainsi par exemple, du son eille de corneille, des sons on  ron  elle de hirondelle, des sons an  lan de goëland (35-51-21). Parfois c'est le cri même de l'oiseau que la voix poétique dans sa résonance, s'essaie à imiter. De ce point de vue, il faudrait, par exemple, lire à haute voix ce poème où domine la pie, ou celui où tournoie la corneille (55-57-36). Par ailleurs, lorsque quelques vers joueront le rôle de refrain, la spatialité du poème résonante du nom et du cri d'un oiseau, rappellera celle des ritournelles, des chansonnettes qui se fredonnent. Ces réflexions sur la musicalité conduisent à penser que chaque poème de A vol d'oiseaux, s'offre en partition d'un chant émanant de la présence de l'oiseau qui serait participant de l'élaboration du poème 
 
En son chant et en ses évolutions, s'enivrant d'une « vie en ciel » (50) ou s'attribuant une parcelle de paysage, tels un chemin de halage, un toit, un  arbre, l'oiseau confère et plus encore infuse aux tracés de mots du poète qui le poursuivent et le racontent, le désir impérieux de signifier intensément le paysage ici et là-bas, dans la proximité et dans la distance. C'est ainsi que, à l'œuvre du poème, l'oiseau et l'artisan du verbe entrent dans une complicité qu'on serait tenté de rapprocher de celle que reflètent, à propos du rossignol, quelques lignes du poète Jacques Dupin, dans  Échancré: « Lui, le rossignol, une nuit de mai, la perfection de son chant me tient en éveil, et me comble […] et de m'obstiner follement à écrire, l'un et l'autre, pour lui, allant de soi, étant ressaisis par son chant, relancés par sa folie, le jaillissement de sa gorge touchant le silence… » (2). Et l'on aimerait adjoindre à ces lignes de Jacques Dupin, ce vers du poète Ludovic Janvier: « un chant d'oiseau tâte le silence » (3), car on a le sentiment que pour Jacques Moulin, l'oiseau en son vol « ausculte » le silence des espaces illimités. 
 
« L'un et l'autre », le poète et l'oiseau…  une complicité entre eux opère en sourdine, et l'on s'interroge: ne génèrerait-elle pas un temps de l'échange déterminant de l'écriture ? Aussi se trouve-t-on conduit à essayer de définir le rôle conféré aux je, tu, on (nous) qui jalonnent les poèmes. Il s'agira plus spécifiquement, de tenter de déceler  la signification d'une alternance entre le je et le tu car, en fait, le on (nous)n'est, dans la plupart des cas, qu'un je  qui aurait pris ses distances avec lui-même, un je qui se retrancherait,qui s'absorberait dans l'observation de l'oiseau et de sa façon d'animer paysages et espaces: « On voit aussi le goéland […] chaque maison lui est une île » - « La buse conduit la route/ Comme un gendarme haut posté/ On entre en bocage » - « On se dit qu'il y aura bien/ quelque rose » (19-25-33).  
  
Lorsque l'observation glisse vers la contemplation, les passages du je au tu et réciproquement, signent l'existence de cette complicité, et s'inscrivent significatifs d'un temps du regard qui se transmue en celui de l'échange. Le je de l'approche de l'oiseau ( « j'entends leurs cris au fond d'avril » - « je vois son bec et son plastron » - « je suis la pie/ qui joue là-haut/ à la girouette » 48-57-58)  donne l'impression de se tenir dans l'attente d'un tu de l'échange qui, d'ailleurs, dans un certain nombre de poèmes, viendra explicitement s'inscrire, doté, notons-le, d'une certaine ambigüité (tu : l'autre ou le je se parlant à lui-même ?). En effet, le tu apparaîtra comme émergeant d'un dialogue qui aurait pris forme dans l'intime de celui qui écrit; un dialogue entre soi et soi-même ou entre soi et cet autre réel ou imaginaire: « encore un goéland/ Pour t'apporter la mer » - « l'as-tu vu la Lulu (l'alouette) »- « Tu n'avais plus loisir de/ te mouvoir avec aisance tête dans les épaules/ comme font les buses et les hérons » _ « Face à l'oiseau tu viens t'asseoir » - « Fais-lui signe tu verras » (22-25-68-79). On mettra à part le poème où le cri de la corneille se répercute par un échange direct ponctué de quoi entre toi (tu) et moi (je); ce qui laisse entendre dans ce cri, un échange signe d'une complicité entre  l'oiseau et son contemplateur: « Comme quoi quoi dis-tu toi/ Comme quoi moi passe au-dessus/ de toi et de tes toits […] Comme quoi toi/ béat dessous ma voix » (36).  
 
Le poète de A vol d'oiseaux brosse des moments où il semblerait qu'un oiseau le provoque, l'appelle à faire lecture des indices de sa présence, en les ouvrant sur le rêve: (la mésange) « l'obscur de sa calotte/ comme un songe/ de cavités perdues » - (la corneille) « long tournoiement de la corneille/ ça fait du noir dans le verger » - (le martinet) « son vol de braises/ brasse l'étendue » -  « Vois les points noirs qui haut défilent »- (les corbeaux) « une noria d'ailes noires/ les corbeaux craillent leur gloire » - (le héron) « porte la nuit dans son gris/ un cri rauque pour le dire » (40-35-47-48-61-80). Taches d'ombre, taches de nuit, ce sont autant de « figures d'encre » que l'oiseau trace sur sa « page paysage », et qui appellent l'artisan du verbe à les rendre signifiantes en ses propres mots qu'il dispose sur sa page blanche. On serait tenté de dire que le poète et l'oiseau échangent leur page: « l'un et l'autre » complices en écriture. De ce point de vue, on retiendra ces quelques lignes laissant entrevoir une sorte de « collaboration » en écriture entre le poète et la pie: « Plumes de pie/ bougent ma plume » - « La pie passe blanche et noire. On retend le mot de pie dessus la page » (64-66).  
 
Cette complicité prenant donc maintes fois la forme d'un échange entre le poète et l'oiseau, s'exprime également dans leur attirance partagée pour des échappées dans l'espace, vers des lointains inatteignables: « il faut partir au vent » (21) – « sous le temps de leurs plumes/ un vent qui nous espace » (15) – « Étirement dans l'étendue » (16) ; et de ce point de vue on relèvera cette adresse du poète aux oiseaux: « Hissez-moi donc par-dessus tour/ qu'avec vos ailes juvéniles/ je puisse fendre chaque tuile » (48) Une telle complicité détermine un élan d'écriture sans cesse renouvelé qui cherche à répondre à un désir de signifier plus loin, par-delà, au-delà; un élan d'écriture qui tend à s'identifier à la quête jamais aboutie d'un élargissement du sens (dans les deux acceptions du terme: signification et orientation), inhérent au processus de création et d'avancée du poème. Celui qui écrit se trouve  tiré, guidé, par l'oiseau en ses tours et détours déjouant les limites et les contraintes: « Pour t'apporter la mer/ Et ce grand souffle d'air/ Qui manque à nos élans » (21). Celui qui écrit se trouve enrichi en forces créatives au profond de lui-même, dans son imaginaire, dans son inventivité, par l'oiseau traceur d'une « circulation des flux/ jusques en nos dedans » (18). Des mots surgissent, s'attirent les uns les autres, entremêlent leur sens, créent des compositions singulières, de brèves images dessinent un réel que viennent colorer les songes…ainsi prend forme sur les lignes d'un vol d'oiseaux, le poème.  
 
Avec l'oiseau, le poète en ses mots tantôt s'évade, se libère en « ridant » le ciel,  tantôt « hante » (25-19) un coin de paysage qui lui est familier, en refait une lecture enrichie. Dans le sillage d'une telle complicité, on est alors fort tenté de penser que chez celui qui écrit, s'accomplirait une jonction qu'il faudrait qualifier de créative poétiquement, entre l'expression d'un éloignement de soi et celle d'un rapprochement de soi. Un poète « raconte » son rapport d'être au monde des oiseaux et, ce faisant, esquisse une manière d'être à soi-même. C'est là une démarche d'écriture qui pourrait s'apparenter à celle que Jacques Dupin formulait en ces termes: « écrire au plus près de soi, écrire au large » (5). Ce rapprochement soulève évidemment la question, au sujet des poèmes de A vol d'oiseaux, d'une forme d'écriture de soi singulière, détournée, qui ne serait pas figée dans le moule du genre dit autobiographique, qui n'aurait rien à voir avec un repli sur soi à caractère plus ou moins narcissique. À vol d'oiseaux… « Il faut partir au vent/ Loin des rochers amers/ Encore un goéland/ pour t'apporter la mer » (21). À vol d'oiseaux témoigne de la nécessité chez le poète, de s'écrire non pour se décrire, mais pour s'interpeller dans la rencontre avec ce qui est autre, pour s'ouvrir sur l'espace d'un dépassement/ effacement. Or, cette nécessité ne serait-elle pas inhérente à l'intention poétique qui préside à toute l'œuvre de Jacques Moulin? 
 
 
[Jacqueline Michel] 

1. Jacques Moulin, A vol d'oiseaux, édition « L'atelier contemporain », 2013. 
2. Chaque citation prise dans ce recueil s'inscrit dans le texte, suivie de la référence à la page. 
3. Jacques Dupin, Échancré, POL, 1991, p. 40 
4. Ludovic Janvier, Doucement avec l'ange, Gallimard, 2001, p. 118 
5. Échancré, op.cit. p. 62 
    


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