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Quel (abominable) homme !

Publié le 23 mars 2014 par Morduedetheatre @_MDT_

Quel (abominable) homme !

Critique de Dom Juan, de Molière, vu le 23 mars 2014 au Théâtre 14
Avec Arnaud Denis, Jean-Pierre Leroux, Alexandra Lemasson, Vincent Grass, Eloïse Auria, Jonathan Bizet, Julie Boilot, Loïc Bon, Gil Geisweiller, Stéphane Peyran

On l'attendait, ce retour d'Arnaud Denis en tant que metteur en scène. On l'attendait d'autant plus impatiemment que de nombreux obstacles sont survenus peu avant la création du spectacle, comme la perte de la subvention de la Mairie de Paris, alors même que le Maire de Paris avait remis à Arnaud Denis le Prix de Brigadier deux ans auparavant. On vous parlait il y a quelques mois de la collecte organisée par l'acteur et sa troupe, dans le but de financer les décors du spectacle. Collecte réussie, pièce montée, et spectacle grandiose, les Compagnons de la Chimère ont relevé le défi avec brio.

On se contentera de résumer brièvement l'intrigue : Dom Juan est un homme qui se joue du Ciel et des femmes, comme de tous ceux qui l'entourent. La pièce s'ouvre sur un nouveau méfait de Dom Juan, qui vient de quitter Done Elvire après l'avoir fait sortir d'un couvent, et épousée. Sa vie ne sera faite que d'actes mauvais et mal intentionnés, à l'instar de ce premier tableau, tout dans le seul but de son plaisir, sans aucun scrupule, aucun remors apparent. Il est servi par Sganarelle, valet constamment effrayé par l'attitude de son maître, qui le craint ainsi que le courroux du Ciel, mais qui n'est pas de taille à l'affronter et qui, à plusieurs reprises, tente de tenir tête sans y parvenir.

Voilà un Don Juan à qui enfin on donne une consistance : ce n'est plus seulement un libertin qui va de femmes en femmes, et même parfois se tournant vers les hommes : séduisant tout ce qui bouge, c'est un être effrayant, un grand seigneur méchant homme, un homme profondément mauvais, méchant, et manipulateur, qui n'hésite pas à faire le mal autour de lui. Et qui d'autre pour incarner cet être de la démesure, ce séducteur constamment dans l'offense, que le jeune metteur en scène lui-même ? Arnaud Denis endosse le rôle à la perfection : à peine entré en scène que le mal semble déjà flotter autour de lui. Son air cynique, son corps élancé, dominant sans peine la scène et les autres personnages, lui confèrent une certaine importance ; son maquillage pâle, contrastant avec ses lèvres très rouge accentue la monstruosité qui est la sienne. Pourtant, c'est ce même maquillage, ajouté à sa perruque, ainsi que son grand corps mince, qui lui donne parfois un air efféminé dont il joue et qu'il accentue, et il joue de ce côté bissexuel pour tenter de séduire homme comme femme, comme si cette tentation était en lui, malgré lui. Mais il est par dessus tout terrifiant, et les paroles qui sortent de sa bouche prennent une tournure telle qu'on a rarement dans les représentations de Dom Juan : lorsqu'il menace Sganarelle de la sorte : Si tu m'importunes davantages de tes sottes moralités, si tu me dis encore le moindre mot là-dessus, je vais appeler quelqu'un, demander un nerf de boeuf, te faire tenir par trois ou quatre, et te rouer de mille coups. M'entends-tu bien ?, réplique habituellement peu retenue, elle prend ici une ampleur effroyable, appuyant à nouveau la méechaneté de Dom Juan. Cet aspect, trop souvant délaissé au profit de la frivolité du personnage, est fondateur dans la mise en scène d'Arnaud Denis, qui a su parfaitement nous convaincre. Ce n'est plus un Dom Juan à demi-mot comme on le joue trop souvent. C'est le diable en personne qui est présenté devant nos yeux.

Poursuivant cette vision du personnage, il ne pouvait donner vie qu'à un Sganarelle effrayé constamment, un homme apeuré, mais pas un simple bouffon sans réelle consistance comme je l'ai trop souvent vu. J'ai beaucoup vu jouer Jean-Pierre Leroux, qui est un très grand acteur, mais il trouve en ce Sganarelle peut-être un des plus grands rôles de sa vie. L'humanité qu'il confère au personnage jure avec l'égoïsme pur de son maître, et c'est finalement vers lui que se tourne l'empathie du spectateur : il devient alors le porteur du message de Molière. Il n'est pas un simple sot, il est un homme qui n'a pas eu d'éducation mais qui malgré tout tente d'affronter son maître, d'affronter cet homme qui ne lui voue qu'un certain mépris. La relation entre Dom Juan et Sganarelle n'est pas affective, mais brutale, et le rapport maître-valet est clairement défini. Sganarelle vit dans la peur, et il finit par craindre autant le Ciel que son propre maître.

A leurs côtés, la troupe qu'a réuni Arnaud Denis brille tout autant. On pense notamment à Éloïse Auria, Charlotte pure et d'une naïveté enfantine, attendrissante et qui, par cette candeur, appuie à nouveau le contraste avec le mauvais fond de l'homme qui la séduit. Stéphane Peyran incarne avec brio un Pierrot vif et jaloux, et il conte son récit de la rencontre avec Dom Juan avec talent. Gil Geisweiller est un successivement un pauvre digne, puis un Monsieur Dimanche manipulé, et on retient tout particulièrement cette scène du pauvre pour la nouvelle signification qu'en veut Arnaud Denis, et pour la tournure inhabituelle qu'elle prend (mais je vous laisse la surprise...). Jonathan Bizet est un Dom Carlos qui, comme toujours, sait nous contenter à merveille. Loïc Bon, qu'on avait découvert lors de la présentation du spectacle et dont la prestation nous inquiétait un peu, incarne un Dom Alonse échauffé et parfaitement à sa place dans la troupe ; notre peur n'était donc pas fondée sur cet acteur. Cependant, elle l'était bien plus concernant Alexandra Lemasson, qui est une Done Elvire bien plate face à tous ces talents qui l'entourent. Elle ne parvient pas à habiter réellement son personnage, et sa voix haut perché ne se pose à aucun moment. On accorde que la scène d'entrée de Done Elvire n'est pas des plus aisées à jouer, mais c'est ici un échec cuisant, et elle ne parvient pas non plus à nous convaincre lors de son avertissement à Dom Juan, plus tard dans la pièce. Si le physique frêle de l'actrice convient bien à Done Elvire, on se demande quels autres aspects de son jeu ont su convaincre le metteur en scène.

Cependant, là est le seul bémol de la mise en scène. Tout le reste n'est qu'intelligence, idée, et talent. On pense par exemple à l'ingénieuse Statue du Commandeur, incarnée virtuellement par Michael Lonsdale, grâce à une utilisation particulière de la projection vidéo. Certains ajouts de tableaux muets ont également fini de nous convaincre, appuyant alors le découpage de tableaux de la pièce, qui, finalement, présente plusieurs aspects de la cruauté de Dom Juan en nous prenant à témoin des scènes, et cette la liste des méfaits aurait tout à fait pu s'allonger encore, comme nous propose le metteur en scène.

A nouveau, Arnaud Denis signe un spectacle d'une rare qualité. Ce Dom Juan, plus mal que mâle, vaut le détour. Pour parodier le poète : Gloire à Arnaud Denis, qui fit reluire un soir, cette pièce de Molière souvent pas assez noire...♥ ♥ ♥

Quel (abominable) homme !

Bande-annonce de Dom Juan, au théâtre 14, mise en scène d'Arnaud Denis.


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