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Pourquoi le “printemps” pouvait-il être arabe ? : vers une anthropologie du numérique dans la “région arabophone”

Publié le 07 avril 2014 par Gonzo

saoudievendetta

Le fait a fini par être accepté : le « numérique » est une donnée dont il faut tenir compte si l’on veut penser les mutations dont témoigne l’histoire actuelle du « monde arabe ». Mais toutes les idées reçues n’ont pas disparu pour autant. Beaucoup pensent ainsi que l’internet arabe est plus ou moins apparu avec les soulèvements populaires de l’année 2011. C’est une erreur bien entendu1. Ou bien encore, qu’il s’agit exclusivement d’un « phénomène forcément positif », au sens où il permettrait aux catégories les plus « avancées », les plus « ouvertes » des populations concernées, selon un scénario de rêve qui aurait pour titre « Le printemps arabe », d’accéder aux commandes politiques en éradiquant au passage les manifestations, plus ou moins majoritaires pourtant, d’un revival musulman susceptible d’inquiétantes radicalisations.

Bien entendu, la situation que connaissent aujourd’hui la plupart des sociétés arabes montre que les choses sont nettement plus compliquées. Même en laissant de côté toutes sortes d’autres facteurs, économiques ou géopolitiques, bien plus décisifs probablement, il est facile de se rendre compte combien la vision des réalités politiques a pu être déformée par les mirages cyberoptimistes. Dans le monde arabe comme ailleurs, le numérique, en tant qu’instrument d’information, de mobilisation et de passage à l’action, contribue peut-être à modifier les équilibres entre les forces en compétition dans l’arène politique. C’est néanmoins dans le moyen ou même le long terme que les représentations et les comportements qui accompagnent son développement produiront des effets réellement « disruptifs », capables en d’autres termes de créer des ruptures à la fois soudaines et structurelles par rapport aux systèmes sociaux hérités.

Pour être mieux perçues, les conséquences pour les sociétés arabes de leur entrée dans l’ère numérique doivent se débarrasser d’une autre idée reçue qui associe, intuitivement, les effets de ces techniques à un degré (supposé) de « développement humain ». Spontanément, on a tendance à s’imaginer que plus il y a de développement, sur les plans à la fois social et technique, plus les potentialités de changement sont grandes. D’ailleurs, c’est ainsi qu’ont été « expliqués » quelques-uns des renversements politiques récents dans la région, notamment en se fondant sur l’importance des taux de pénétration d’internet, ou de Facebook, ou de YouTube, en encore de Twitter, en Tunisie ou en Égypte, éventuellement en corrélation avec d’autres indicateurs socio-économiques et/ou démographiques. Pourtant, ces interprétations n’auraient pas dû convaincre dans un contexte régional où étaient réunis bien d’autres profils socio-techniques, ainsi que des destinées politiques très contrastées : le Bahreïn, le Yémen, le Maroc, la Libye, la Syrie… Mais surtout, on peut se demander s’il ne serait pas davantage stimulant de quitter cette pseudo-logique quantitative en postulant exactement l’inverse, à savoir que les effets d’une « acculturation numérique » sont en définitive moins liés à un seuil minimal technique qu’au contexte social où ces techniques sont introduites. Pour le dire autrement, c’est moins la seule existence d’un seuil technique qui importe que la présence d’une rupture dont l’importance est fonction de l’écart que provoque l’introduction des habitus numériques vis-à-vis des normes héritées.

Pourquoi le printemps a-t-il été « arabe » et non pas lithuanien, estonien, scandinave ou autre chose encore, davantage « probable » au regard de la présence du numérique dans ces sociétés ? Parce que les conséquences sociales et politiques de l’introduction du numérique ne sont pas le produit d’une simple logique arithmétique, résultat de la somme de différents indicateurs numériques, aussi sophistiqués soient-ils. Elles sont bien davantage le produit d’un contexte, dont la singularité historique explique le phénomène de « propagation » à une échelle régionale, en dépit de circonstances très différentes d’un Etat à un autre.

Se méfiant, à juste titre, des interprétations culturelles, générationnelles ou même confessionnelles qui ont cherché à expliquer l’étonnant embrasement du monde arabe à partir des événements tunisiens à la fin de l’année 2010, Gilbert Achkar fait partie de ceux qui veulent remettre l’accent sur les déterminations économiques, en tant que ressort des protestations populaires. Si l’on ne peut qu’être attentif aux analyses de celui qui a écrit, au sein d’un impressionnant déluge éditorial, ce qui pour moi demeure à ce jour le meilleur livre sur la question2, il reste qu’une l’explication par le seul biais de l’économie politique n’offre pas de réponse à la question du timing de ce que l’on a appelé le « printemps arabe ». Même si l’on suit l’auteur de Le peuple veut ! dans son postulat d’une « économie politique commune » à l’ensemble de « la région arabophone » – sur ces deux expressions, voir l’entretien qu’il a donné à la revue Contretemps –, sa lecture ne permet pas de comprendre pourquoi les soulèvements arabes se sont produits précisément à ce moment-là, et encore moins comment ils ont pu se propager de la sorte dans l’ensemble de la région, en dépit de la variété des situations au sein des différents États patrimoniaux et rentiers. Une double question à laquelle une anthropologie politique du Web arabe permet à mon sens d’apporter des réponses, en postulant que le numérique produit ses effets dans l’ensemble d’une région qui partage des caractéristiques historiques et culturelles communes.

Le « printemps » a été « arabe », c’est à dire présent, sous une forme ou une autre, dans l’ensemble de la région, et il l’a été à ce moment-là, en d’autres termes dans une succession de situations que l’on peut réunir, à la suite de Gilbert Achkar, sous un singulier (« le soulèvement arabe »), parce que le contexte régional, issu d’une économie politique commune, a été « travaillé » par les effets disruptifs, spécifiques à la région là encore, du numérique arabe.

  1. Pour la « pré-histoire » de ces mobilisations numériques arabes, voir notamment les premiers chapitres de mon livre, Arabités numériques, le printemps du Web arabe, Sindbad Actes Sud, 2012.
  2. Gilbert Achkar, Le peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Sindbad Actes Sud, 2013.

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