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"L'échappée libre" de Jean-Louis Kuffer

Publié le 23 avril 2014 par Francisrichard @francisrichard

Le monde n'aura jamais fini de livrer ses secrets.

Chacun ne perçoit qu'une partie de ce tout. Cette partie n'étant pas la même pour tous, la perception diffère, d'une personne l'autre. De plus les lunettes de lecture des uns et des autres ont des verres divergents.

Au lieu de s'en affliger, il faut s'en réjouirCar différences et divergences sont richesses humaines.

Jean-Louis Kuffer rappelle que le Charles-Albert Cingria qu'on aime disait qu'"observer c'est aimer". Il convient donc d'observer et... d'aimer.

JLK dit ne pas se contenter, comme François Mégroz, de lire la Commedia de Dante, livre qui contiendrait tout:

"Ce qui est probablement vrai, pour lui, ne l'est pas tant pour moi, qui entends plutôt prendre partout un peu de ce qui alimente le Livre du monde."

Dans L'échappée libre, JLK nous livre donc ses lectures du monde sur la période qui va du 1er janvier 2008 au 30 juin 2013. C'est un récidiviste de ce genre de lectures, peu soucieux d'ailleurs d'ordre chronologique et de continuité dans leur publication.

Ces lectures du monde, alimentées un peu partout, font suite à d'autres, publiées chez d'autres éditeurs, avec des interruptions parfois de quelques années. Mais, telles quelles, elles me ravissent, même si, parfois, les verres de nos lunettes divergent.

En guise d'avant-propos, intitulé A la vie à la mort, JLK écrit, entre autres:

"La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c'est de ce double constat que découle ce livre."

Et effectivement il est question de vie et de mort dans ce livre, que j'ai lu deux soirs de suite "jusqu'à point d'heure", puis "tôt l'aube".

La vie? "La vie continue dans l'alternance du poids du monde et du chant du monde." Ce poids et ce chant ressortissant à sa complexité.

La mort? L'oncle de Maurice Chappaz avait confié à ce dernier: "Il n'y a qu'une bonne mort, la mort subite." Mais la mort n'est pas toujours bonne. Thierry Vernet, le peintre, disait:

"La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps est venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement."

JLK se demande cependant avec "le philosophe russe Léon Chestov interrogeant le paradoxe d'Eschyle":

"Et si ce que nous appelons la mort était la vie, et ce que nous appelons la vie une sorte de mort?"

JLK cite un passage du dernier livre de Maurice Chappaz, Le Roman de la petite fille, interrompu par sa mort le 15 janvier 2009:

"Voici une heure que je rédige des lettres à des camarades dans l'existence. Sur une enveloppe j'écris le nom d'un ami qui dort au cimetière. Pour un peu je mettrais l'adresse du cimetière..."

Pendant ces cinq ans de lectures du monde, les morts se succèdent: Maurice Chappaz, justement, Hugo Claus, Thierry Vernet, Jean-Claude Fontanet, Jacques Chessex, Georges Haldas, Vladimir Dimitrijevic.

A propos de ce dernier, JLK s'était éloigné de Dimitri pendant quinze ans, faisant passer sa liberté avant l'amitié, préférant poursuivre son chemin de traverse "à côté", restant du moins fidèle à la Maison Littérature.

Cette fidélité à la Maison Littérature a inspiré de fort belles chroniques à JLK, sur les oeuvres des écrivains morts comme sur celles des vivants, dont certaines sont reproduites dans L'échappée libre.

Y alternent aussi des réflexions personnelles et intimes, des réflexions plus générales et "extimes" sur de grands thèmes, des correspondances - celle qu'il a avec Pascal Janovjak résidant à Ramallah occupe une place importante -, des notes de voyage - en Italie, au Cap d'Agde, à Paris, au Congo -, des rencontres, notamment celles "inoubliables que permet le sésame d'une carte de presse":

"La rencontre est à mes yeux l'un des mystères de l'existence, au même titre que ce qu'on appelle la création."

Celle avec Philippe Sollers (dont j'approuve le podium du siècle passé: Proust, Céline, Morand) est un morceau d'anthologie...

La profession de foi de JLK, intitulée Ecriture mode d'emploi, qu'il a écrite à l'occasion de son parrainage de Max Lobe, lors du Salon du Livre de Genève 2013, commence ainsi:

"Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu'une seule démarche. Ecrire m'est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l'écriture des autres, me semblerait tout à fait vain."

Cette citation résume très bien ce qu'est ce livre. Puisse-t-elle donc inciter.

A la suite de Charles-Albert, JLK pense en effet:

"Que c'est par la citation qu'on parvient à l'incitation."

Sur la littérature qui permet cette échappée libre à JLK, donnons le mot de la fin à Dimitri à qui ce livre est dédié, conjointement avec sa femme Geneviève et avec la bonne amie de l'auteur, parce que ce mot est d'une rare profondeur:

"La littérature, comme toute forme d'art, a une limite. A celle-ci, nous sommes confrontés par le mystère de la souffrance. Cette incroyable évidence que les sentiments puissent faire souffrir..."

Francis Richard

L'échappée libre, Jean-Louis Kuffer, 412 pages, L'Age d'Homme


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