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Jour 49, Sylvain : THE SMITHS, Strangeways... (1987) - 3ème partie

Publié le 16 mai 2008 par Oagd
Jour 49, Sylvain : THE SMITHS, Strangeways... (1987) - 3ème partie The Smiths, vus par Thibault Balahy, d'après une photographie célèbre de Stephen Wright Voici la fin d'un long article sur les Smiths, commencé il y a deux semaines. Ces trois parties peuvent aussi bien être lues à la suite (voici les liens : partie 1 / partie 2), que représenter trois propositions autonomes d'article sur l'album Strangeways, Here We Come. Dans chacune, l'on reconnaîtra une notation au passage, qui, dans l'autre, peut constituer le thème principal. Pour une lecture sélective : la partie 1 débroussaillait tant bien que mal (c'est le texte dont je suis le moins satisfait, mais il y a des idées qui me tiennent à cœur et qu'on ne retrouvera plus ensuite) ; la partie 2 se concentrait sur le génie de Johnny Marr ; la partie 3, que voici, fait une part plus belle à Morrissey.   C'est l'histoire d'un chanteur qui veut aller dans une direction ; d'un guitariste qui pense à une autre. La séparation est imminente. Ils enregistrent un dernier disque, et ce disque rend compte de cette séparation. Pendant les douze décennies suivantes, des spécialistes expliquent comment l'un tire à hue, et l'autre tire à dia.   Cette histoire, Strangeways, Here We Come ne la raconte pas. Il n'y a pas ici un chanteur qui ferait le pop job, pour reprendre l'expression désormais culte de Guillaume, et là un musicien difficile, mathématicien et « profond ». Morrissey et Marr ne travaillent pas à leur séparation, ils travaillent sur la séparation. Ils ont bien vu quels étaient les deux termes de l'alternative, et plutôt que de chercher chacun à faire triompher un point de vue, ils se répartissent équitablement la tâche. Non pas : toi tu développes ton point de vue, moi je développe le mien, ils ne sont pas des hippies. C'est plus subtil : chacun exprime une moitié des deux points de vue. Je vais essayer de dire en quoi, ce qu'ils ont inventé, comment ils ont fait. (Arrêtez-moi si vous pensez que vous l'avez déjà entendue.)   Partons du solide, de ce qui a été validé par une communauté : la fiche Wikipedia consacrée à cet album. « Si les Smiths avaient continué, nous dit-on, Strangeways aurait été considéré comme un album de transition. » Sauf qu'ils n'ont pas continué. Le processus de transition est lancé, toutes les composantes (idées, mots, notes, production) embarquent pour le grand départ, et... rien. Il n'y a pas de point d'arrivée à cette transition. Il y a dans le ciel un trait de feu, qui bientôt s'estompera, mais qu'un instant, tout le monde peut voir. Si le programme de l'indie-pop est la disparition, Strangeways l'accomplit dans un moment d'éclat particulier, de visibilité au contraire pleine, et, progressivement, de transparence. A la transition subie, due aux aléas de « l'inspiration », que semble suggérer la fiche Wiki (minorant ainsi l'album), je préfère la transition active, se saisissant elle-même comme sujet de création, affirmant à son moment de plus complète conscience : Regardez comme nous prenons le départ pour nulle part... ... Et sentez bien, déjà, comme rien n'est solide ni ne dure... Le rapport entre les instruments change à chaque morceau. La basse, lointain grondement d'orage à la première plage, dirige la manœuvre sur la seconde. Le son de batterie se modifie beaucoup, il y aura même des handclaps sur Paint a Vulgar Picture, au moment où l'on s'y attend le moins (handclaps sans doute ironiques en regard du texte). Morrissey multiplie les variations vocales, comme des intermittences du cœur manifestant certes sa présence, mais tendant aussi à s'annuler : feulements, roulements, miaulements, marques d'agacement, mots prononcés à mi-voix... Assez longuement, dans Death of a Disco Dancer, Johnny Marr semble jouer les non-notes de la tête de guitare, au-delà du sillet (ou en tout cas ça y ressemble). C'est là, dans Disco Dancer, que va se manifester le premier signe d'effacement progressif du trait de feu dans le ciel, pour conserver encore cette métaphore un instant. L'on croit au morceau de bravoure, type I Know It's Over, sur The Queen is Dead. D'ailleurs les deux morceaux occupent la même position : troisième plage, un peu lente, d'un album en comptant dix. L'on s'attend à une montée émotionnelle et vocale, s'appuyant sur la répétition à l'envi d'une même phrase. La fois précédente, c'était : « Oh mother, I can feel the soil falling over my head ». Certes il y avait une inversion des repères, avec ce sol tombant sur la tête du héros, mais il était tout de même question d'un émoi, de quelque chose qui emporte l'individu. La montée vocale de Morrissey avait profondément remué Marr pendant cette session d'enregistrement, lui faisant raconter comment il avait alors encouragé son ami, depuis l'autre côté de la vitre du studio, tétanisé en même temps, craignant de tout interrompre, se disant il ne va pas aller jusque là, si, il va le faire, dans une scène pas très éloignée du club de jazz chez Kerouac : Tiens le it ! Tiens le it ! Mais cette fois, quelque chose, dans les mots mêmes du leitmotiv, nous avertit qu'une telle montée n'aura pas lieu : « Love, peace and harmony... Oh, very nice, very nice, very nice... very nice... but maybe in the next world... » L'amour, la paix, l'harmonie, ouais c'est super, mais ce sera dans l'autre monde, tu vois, t'es gentil, là... Je ne sais pas s'il faut parler de musique ou de traitement sonore et conceptuel, pour décrire ce qui se produit alors : un déluge de laideur. Un instant, Morrissey prend la voix du chanteur de Tears for Fears. Un orgue acide et tordu s'abat sur la chanson, distiller son malaise jaune. Vendredi dernier, je disais le caractère stupéfiant de ce que joue Marr alors à la guitare, mais cela est perceptible surtout au casque, dans l'oreille droite ; à écoute normale, c'est cette espèce d'orgue qui domine, désagréable comme sirène d'alarme, la musique se fait aussi grinçante que le texte, dans une rencontre totale... disant la désunion.   A l'origine d'On a Good Day, il y a une conversation, eue avec Cyril, notre rédacteur du mardi, au téléphone, en juin 2005. Cyril m'a improvisé la première « théorie de la pop », jamais lue nulle part dans la presse musicale, définissant trois cas : le cas inférieur, où les paroles et la musique ne communiquent pas, faute de songwriting. Le cas moyen : Ron Sexsmith par exemple, une prosodie gentille mariant en permanence parole et musique. Et puis le cas supérieur, les Smiths, où texte et musique fonctionnent tantôt en opposition, tantôt en adéquation au contraire parfaite, trop parfaite, redondante peut-être, tirant de cette alternance des significations, des façons de ressentir, inédites.   Morrissey dit : La nuit dernière, j'ai rêvé que quelqu'un m'aimait. La nuit dernière, j'ai senti de vrais bras qui m'enlaçaient... Question du Bac : selon vous, y a-t-il quelqu'un dans le lit de Morrissey ? Les deux sont possibles : 1°) Morrissey est seul, il imagine, il convoque. 2°) Morrissey n'est pas seul, il se fait faire un gros câlin, par contre il s'interroge sur les sentiments réels de son ou sa partenaire. Encore une fausse alarme, conclut-il. Cela veut dire qu'il a rêvé, qu'il n'y avait personne ; ou bien cela veut dire qu'il a rêvé, qu'il y avait quelqu'un, mais la personne en question ne l'aimait pas comme il l'aurait souhaité. Plus tard il pose la question : Combien de temps avant le dernier ? (Le dernier amour.) On croit d'abord que ce « last one » évoque une notion négative, et qu'ensuite, ce sera la solitude pour toujours, mais Morrissey corrige : à la répétition, « the last one » devient « the right one », la bonne personne, celle avec qui l'on reste. La question (« Combien de temps ? ») évoque d'abord un temps qui risque d'être trop court, celui de la jouissance et des amours ; la même question évoque ensuite un temps qui risque d'être bien long, celui qui le sépare encore du grand amour. Que croire ? Que penser ? Tout est double. Autre chanson : Qui a dit que je mentirais ? Alors que je ne mens jamais ! C'est la parole du menteur, et pourtant le désir est grand d'y croire. Morrissey, christique au possible (je ne vais tout de même pas dire : « christique en diable »), nous laisse la possibilité de l'accuser de nos propres turpitudes. Il consent à utiliser les mots du menteur ordinaire pour leur faire dire la vérité à laquelle bien peu croiront.   Ces jeux constants, verbaux et musicaux, sur la présence et l'absence, font de Strangeways un disque inusable. Au bout de vingt ans d'écoute, je parviens à reconnaître, autant dans ce qu'écrit et chante Morrissey que dans ce qu'écrit et joue Marr, deux figures de la disparition (et de son contraire associé) : l'ellipse et l'éclipse. L'ellipse est omission. En taisant, elle crée. Quelque chose d'absent va exister de manière virtuelle. L'écriture elliptique propose des pistes qui ne seront pas matérialisées, juste suscitées à l'esprit. Marr amorce des solos possibles, vite tempérés par des retours au canal principal. Ce qu'il joue est l'équivalent d'un point-virgule dans un texte littéraire ; le sentiment dont l'expression est ainsi interrompue, fera effet plus longtemps. Idem des inflexions de voix de Morrissey, et de sa façon d'articuler certaines syllabes un peu trop, d'autres pas assez, avec des changements d'angles dignes de la guitare de Marr, dignes du chant de Mick Jagger sur Aftermath. Il glisse sur certains mots comme si leur prononciation était entièrement libre. L'ellipse s'attaque à la langue maternelle. L'éclipse, elle, est occultation. Elle tend à faire passer pour absent ce que tout le monde sait être effectivement présent. La lune devant le soleil ne fait croire à personne que le soleil est mort. L'on joue à regarder l'absence de soleil. C'est plutôt un rapport à la figure paternelle. L'angoisse suscitée par cette figure est centrale au personnage de Morrissey, lequel quatre ans plus tôt disait en substance : Il est temps que quelqu'un raconte comment vous avez pris un enfant et l'avez rendu vieux. L'éclipse du soleil, l'éclipse du père, c'est donc aussi l'éclipse du fils, devenu grand et qui ne comprend toujours pas ce qu'on lui a fait, condamné à vivre absent à lui-même. Encore aujourd'hui, Morrissey ne ressemble pas à un homme adulte occidental, avec des « responsabilités », bien assis sur une branche de son arbre généalogique. Il est l'enfant vieilli, sorte de vieux beau qui n'a pourtant jamais été beau, terriblement doux et sympathique. Quatre ou cinq ans durant, Johnny Marr aura mis cela en musique, comme Morrissey ne laissera plus ensuite à personne le droit de le faire - préférant ne plus « mettre en musique », mais juste redire, redire encore. La douleur par exemple. Ici déjà : « The story is old, I KNOW - but it goes on. » Qu'imaginer de plus beau et douloureux : l'histoire est vieille, vous l'avez entendue mille fois, je ne vais pas gâcher la fête, alors OK je me tais, mais... ça continue, vous savez. Et c'est l'horreur.   Une fois, dans leur carrière, les Smiths ont publié un « live » : Rank. C'est l'un des seuls albums live à contenir, de manière avouée, de la guitare réenregistrée après coup, en studio... Aveu de faiblesse, de la part du grand Johnny Marr ? Croire cela, revient à privilégier l'action sur l'écriture. C'est croire à des choses comme la « sincérité », l'expression directe des sentiments. Or il n'y a d'écriture que réécriture, puisque l'écriture pose la question même du temps présent. John Maher, dit « Johnny Marr », a beau avoir un jeu dédoublé, tantôt chromatique tantôt diatonique, progressant par étapes consécutives ou par degrés conjoints, il semble considérer toute chose jouée comme un premier jet. Et à entendre la façon qu'a Morrissey de rouler les mots, les triturer, les déformer, des mots pourtant déjà si ambigus, si dédoublés sur le papier, l'on comprend que l'interprétation représente encore un autre temps d'écriture. Exactement comme le tournage d'un film se fait contre le scénario (et le montage contre le tournage), Marr et Morrissey annulent en permanence toutes les phases antérieures d'écriture. Comme si, jouées, ces écritures devenaient une simple expression directe, à laquelle ils se devraient d'imposer une nouvelle torsion significative. Dire que Johnny Marr a fait un terrible aveu de faiblesse en réenregistrant des couches de guitare pour l'album live du groupe, et dire que Morrissey est sûrement un menteur à répéter ainsi qu'il ne ment jamais, me semble procéder d'un même discours, fondé sur les fausses évidences.   Contre les fausses évidences, le triomphe de l'écriture littéraire et du récit survient à la huitième plage, avec ce que je pense être la chanson la plus hors de portée de quelqu'un qui voudrait écrire une chanson : Paint a Vulgar Picture. On a le sentiment que Morrissey peut raconter, et Marr jouer, absolument tout ce qu'ils veulent, que toute parole, toute idée mélodique ou sonore, sera acceptée, prise comme naturelle par nous, qu'ils pourraient même se mettre à parler, à discourir, à inclure dans leur chanson des éléments entièrement étrangers à une chanson, que cela tiendrait. Le terme « star », inventé par le système pour vendre des disques, Morrissey va comme le prendre au mot, et, selon un procédé cher aux surréalistes, se souvenir que dans le ciel il y a des astres morts, et retourner contre le système sa propre métaphore, en qualifiant un vieux chanteur vendu au système de « dead star ». Bien sûr il parle de lui, de ce qu'il pourrait devenir. Il parle de ce que ça peut être, d'être dépossédé de soi, de devoir faire plaisir à tout le monde (le cruel « Please the press in Belgium ! »), et en disant à cette étoile morte : « Tu aurais pu dire non », il s'adresse l'avertissement à lui-même, alors qu'il est précisément en train d'opérer son virage vers le grand public. Sur son dernier album en date, Ringleader of the Tormentors, il continue de faire de l'âge un sujet d'œuvre d'art, son sujet depuis sa lecture jeune homme de Dorian Gray, sans doute.   Puis en fin de parcours, ce dernier chef d'œuvre : I Won't Share You, et cette phrase qui résume tout le processus de disparition / apparition, le To be or not to be de Morrissey : Life tends to come and go. Je ne connais rien de plus aristocratique, dit avec le plus de courage, de détachement. J'aime l'élégance, la pointe d'humour extrêmement lointaine, comme un son étouffé au loin, un humour ayant perdu en chemin toute capacité à faire rire, du « tends ». Il y a comme une moue, un rictus léger, un geste de la main peut-être, suivi d'une profonde inspiration que l'on prend pour se dire que c'est pourtant vrai. Et il ne parle pas de « hauts et de bas », ce serait ramener l'existence à un plan de carrière, il parle d'aller et venir. C'est le mouvement horizontal du ressac qu'il examine alors. Johnny Marr va mettre les voiles. Seul sur la plage, les yeux dans l'eau, Morrissey songe que son rêve était trop beau. Sauf qu'il ne le dit pas comme ça, il dit : Life tends to come and go.

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