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L'eugénisme médical aujourd'hui et demain

Publié le 07 mai 2014 par Blanchemanche
L'eugénisme médical aujourd'hui et demain
 J. Testart, critique de science. http://jacques.testart.free.fr/
Jacques Testart, dans l’éternel retour de l’eugénisme, J. Gayon et D. Jacobi Eds, PUF, 2006.Il existe plusieurs définitions de l’eugénisme dont celle qu’en donna Francis Galton en 1904 en l’instituant comme la science « des facteurs socialement contrôlables qui peuvent élever ou abaisser les qualités raciales des générations futures, aussi bien physiquement que mentalement ». Ce qui met le lecteur contemporain mal à l’aise dans cette définition c’est surtout l’expression « les qualités raciales », parce que des systèmes politiques aujourd’hui réprouvés, du colonialisme au nazisme, ont construit leur logique sur l’exclusion, l’esclavage, ou l’extermination, de populations humaines considérées comme races honnies ou inférieures. Pourtant la proposition de Galton ne deviendrait-elle pas acceptable pourvu qu’on l’applique non plus à un groupe humain (la « race ») mais à l’humanité globale (l’espèce) ou même à l’humanité singulière (l’individu)? Et qu’est-ce que l’espèce, sinon la collection de tous les individus? Si bien que l’eugénisme peut retrouver ses séductions ancestrales, bien antérieures à sa définition, à condition qu’il ne prétende pas discriminer entre les groupes humains, ce qui n’arriva que dans la période récente de l’histoire des hommes. L’eugénisme n’est pas une invention du régime nazi mais correspond à une pratique aussi variée que les cultures et aussi ancienne que l’humanité. L’eugénisme « positif », qui favorise les individus considérés comme les mieux pourvus, fut peut-être la première façon de recourir à des « facteurs socialement contrôlables » pour élever la qualité de la future génération. Ainsi peut-on comprendre la pratique de l’inceste dans les dynasties dominantes des anciens Égyptiens ou des Incas afin de préserver le « sang » royal. Et c’est encore l’eugénisme positif qui veilla aux « mariages supérieurs » dans le club « L’Élite d’Alfred Pichon il y a un siècle, ou qui justifia des pratiques aussi variées que le Lebensborn de l’Allemagne nazie, la banque des spermes de « Nobel » aux Etats-Unis ou l’arrangement des unions entre diplômés à Singapour. Symétriquement l’eugénisme « négatif » qui vise à éliminer les « tarés » ou malformés eut longtemps recours à l’infanticide et s’est médicalisé récemment aussi bien avec « l’interruption médicale de grossesse » (IMG) qu’avec des actes nonhomicides permettant d’écarter les indésirables de la procréation soit par la persuasion (certificat prénuptial, conseil génétique) soit par la violence (stérilisation).La tradition eugénique, et surtout sa version « scientifique » du début de ce siècle est fortement médicale: au moins 70000 personnes « anormales » furent stérilisées dans les pays démocratiques selon Jean Sutter (voir Sutter 1950), et plutôt le double selon des révélations plus récentes (Suède: 62 000, Etats-Unis : 50 000, Norvège: 40 000 ...). Même le délire nazi, portant l’eugénisme jusqu’à l’holocauste, s’est largement appuyé sur les médecins et généticiens allemands (Müller-Hill 1989). Si l’on ne peut pas assimiler eugénisme et nazisme, on peut convenir que l’idéologie eugénique, par son refus de l’autre et sa prétention élitiste, se trouve aisément intégrée dans l’idéologie totalitaire. De plus, les traces de la tradition eugénique étant universelles et continues, on doit considérer que cette attitude est naturelle à l’homme. Alors, si l’on admet que l’eugénisme est potentiellement criminel, le contenir exige un effort vigilant pour sortir de la barbarie grâce à l’artifice de la civilisation. Cet effort commence avec l’examen sans concession des relents eugéniques dans la médecine contemporaine, et des moyens révolutionnaires prochainement disponibles pour choisir l’humanité. Pourtant il serait utopique, et peut-être même contraire à la dignité humaine, de refuser toute action eugénique quand des souffrances physiques ou mentales quasi permanentes empêchent l’expression de la personnalité ou interdisent toute jouissance. L’attitude « raisonnable » ne peut consister qu’à placer des garde-fous pour limiter la nature et le degré de l’intervention eugénique et la maintenir dans un cadre compassionnel.Cependant, cet effort nécessaire pour contenir l’eugénisme passe d’abord par la reconnaissance et l’identification des dérives ou pulsions à l’œuvre dans l’eugénisme médical aujourd’hui. C’est là que le bât blesse, la plupart des médecins contestant toute suspicion eugénique, d’abord parce qu’ils l’identifient au racisme ou au nazisme, plus fondamentalement parce qu’ils admettent que la gestion de la qualité humaine est conforme à leur déontologie. Deux arguments médicaux sont avancés pour nier l’existence d’un eugénisme contemporain. D’abord la raison médicale qui fait que les praticiens peuvent être amenés, par exemple, à procéder à l’élimination d’un fœtus en cas de trisomie mais pas en cas de sexe non souhaité. Cet argument selon lequel l’action serait de nature médicale n’est pas nouveau pour justifier l’eugénisme: c’est celui qu’on invoquait depuis 1907 pour stériliser des sourds ou des schizophrènes, et si les progrès de la génétique diagnostique ou de l’échographie fœtale ont largement augmenté l’acuité eugénique, il reste que l’infanticide d’un nouveau-né mal formé à Sparte était déjà pourvu d’une justification médicale… Ce qui nous amène à réfuter l’argument médical qui prétend que le terme même d’eugénisme ne saurait qualifier certaines pratiques actuelles sous prétexte qu’elles sont réalisées avec le consentement des ayants droit. L’autre argument est que l’action eugénique moderne est individuelle et non collective. Or, sauf pour le génocide de populations entières (et sans raison médicale), l’eugénisme historique a toujours visé des individus. Ainsi chaque enfant exposé de l’antiquité ne méritait ce sort qu’après avoir été examiné à la naissance par le père ou par un conseil des sages. Ainsi les pays démocratiques n’ont jamais établi de listes des caractéristiques justifiant l’exclusion (ces listes seraient contraires aux conventions et lois qui régissent les Droits de l’homme), et c’est seulement selon un « consensus médical » non écrit que les médecins peuvent conseiller ou accepter l’élimination d’un fœtus porteur de telle ou telle pathologie, comme ce fut le cas pour l’infanticide au cours des siècles passés (Pichot et Testart 1999).En dehors du régime nazi, seuls le Japon (dès l’après-guerre) et la Chine (très récemment) ont publié l’inventaire des « tares » qui justifient la stérilisation ou l’avortement. Pourtant on ne peut réserver aujourd’hui la qualification (infamante?) d’eugéniste à ces seuls pays asiatiques, sous prétexte que dans ces cultures différentes on a eu l’imprudence ou l’audace d’afficher les caractéristiques des indésirables. Les critères de normalité sont largement consensuels dans une population donnée et alors ils diffèrent peu de critères d’État. Plus encore que pour les modes (vêtement, alimentation, culture…), l’espace de liberté du citoyen est très réduit s’il s’agit de choisir l’enfant: qui souhaiterait procréer un trisomique, qui préférerait un enfant petit, laid ou fragile?
Aussi est-il trompeur de prétendre que des actes médicaux échapperaient à l’eugénisme par le fait même qu’ils résultent d’un examen individuel. Faut-il rappeler que les stérilisations eugéniques du début du XXe siècle, aux États-Unis comme en Europe, étaient pratiquées sur dossier individuel, avec l’expertise avisée de médecins? De même, l’exigence d’une demande ou d’un consentement des patients n’empêche pas l’action médicale de s’inscrire dans l’eugénisme. Bien sûr, une telle exigence est désormais impérative mais elle ne saurait suffire à affirmer la liberté ou le bien fondé des choix individuels: il est plus facile d’accepter une norme sociale que de revendiquer sa différence, ou celle de son enfant, et c’est seulement là où la pression normative rencontre des résistances qu’elle pourrait être contenue. Ces résistances, traditionnellement morales et culturelles, sont très affaiblies quand les progrès technologiques conduisent à des propositions combinant l’efficacité souhaitée avec la dédramatisation des actions. Pour sa part, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE 1995) estime que « dans le double contexte de l’essor des tests génétiques et du dynamisme des logiques libérales », il faut maintenir « l’actuelle interdiction légale en France de faire un tel usage de tests génétiques ». Pourtant, le CCNE n’a pas d’illusions puisqu’il ajoute que « tous les mécanismes économiques de nos sociétés « libérales » conduisent, tôt ou tard, à une utilisation large de l’information génétique ». En rupture avec sa proposition de limiter le diagnostic génétique pré-implantatoire (DPI) à des « maladies particulièrement graves », le CCNE concède le recours aux tests pour des « petits risques » afin de « s’accommoder des lois du marché » … La qualification du risque petit et de la maladie grave, voilà bien tout l’enjeu de l’affrontement entre l’éthique et le marché!ACTUALITE DE L'EUGENISMEIl apparaît utile de repérer dans la médecine d’aujourd’hui les séquelles ou le renouveau de l’eugénisme. Contrairement à certains lieux communs, les actions qui n’ont pas vocation à sélectionner des traits héritables sont étrangères à l’eugénisme. Il en va ainsi pour la sélection du sexe (comment obtenir des descendants dans une population unisexe?), comme pour la réduction embryonnaire ou pour l’IVG (sauf si l’IVG concernait une population particulière) car ces techniques ne comportent aucun choix des embryons éliminés. Bien évidemment, la démocratisation des sociétés industrialisées, aussi bien que la reconnaissance de la dignité des personnes et même de l’embryon, impliquent des attitudes nouvelles, et on peut remarquer d’emblée que les pratiques eugéniques doivent répondre à trois exigences pour être tacitement acceptables: (1) elles doivent être dénuées de violence apparente et s’efforcer d’être indolores; (2) les personnes concernées (ou leurs ayants droit) sont volontaires et supposées complètement informées; (3) les actions (moyens et buts) se réclament du savoir scientifique et du choix individuel. Nous évoquerons ici quatre exemples contemporains d’eugénisme médical.Le premier exemple est celui du don de gamètes. La rareté naturelle des ovules nous amène à limiter cette rubrique aux spermatozoïdes. Les règles « éthiques » du don de sperme en France (secret et anonymat) ont conduit ses praticiens à créer un modèle de l’eugénisme contemporain. La sélection des donneurs d’abord (avec bilan sanitaire mais aussi génétique), puis l’appariement de tel donneur avec telle receveuse (respectant la similitude avec le père social mais aussi évitant la rencontre de « facteurs de risque » génétique) ont entraîné les médecins dans une spirale eugénique sans fin (Testart 1993). En effet, la responsabilité médicale est exorbitante quand il s’agit de décider l’origine biologique d’un enfant. C’est ainsi que les banquiers en sperme sont amenés à « apparier » des couples en exigeant l’anonymat du donneur de sperme mais en compensant les incertitudes et les responsabilités liées à cet anonymat par l’évitement de risques biologiques communs aux deux partenaires: tel donneur, bon pour le service de sperme mais ayant avoué un oncle asthmatique, ne saurait convenir pour inséminer telle femme dont le grand-père présenta la même pathologie. Ce type de questionnement n’étant pas de mise dans les unions non médicales, cela suffit pour montrer la nature eugénique de l’insémination artificielle avec donneur (IAD) selon les règles éthiques que la France lui a données. Si le couple stérile proposait lui-même un familier lui offrant ses spermatozoïdes, toute malfaçon de l’enfant ne saurait être imputée aux médecins, mais l’anonymat du donneur entraîne l’appariement médicalisé, qui impose des précautions particulières, lesquelles conduisent à une attitude d’eugénisme négatif. À l’évidence, la liste des facteurs défavorables ne peut qu’augmenter avec la connaissance de nouvelles pathologies contaminantes (par exemple Sida, hépatites, prions, etc.) et surtout avec la mise en évidence de nouveaux risques héréditaires (maladies à composante génétique). Remarquons que les couples stériles demandeurs d’IAD ne participent aucunement à ces mesures précautionneuses d’appariement qu’ils semblent même ignorer. Faut-il se féliciter d’un zèle médical exceptionnel quand le service rendu va au-delà des exigences du public, ou au contraire s’inquiéter de ce paternalisme militant qui s’arroge le pouvoir de choisir un père sans nom et sans reproche?L’exemple de l’opposition à l’ICSI (Intracytoplasmic Sperm Injection) est intéressant puisqu’il montre qu’on peut aussi refuser une nouvelle technologie pour des motifs eugéniques. L’ICSI permet de réussir la fécondation, malgré la stérilité masculine, en injectant un gamète mâle directement dans l’ovule. Parmi les anomalies génétiques variées qui seraient liées à la stérilité masculine, certaines pourraient être à l’origine de pathologies graves chez l’enfant né de la procréation médicalisée. Ainsi des trisomies, par déséquilibre d’une anomalie paternelle bénigne (translocation chromosomique), ou de la mucoviscidose par cumul d’un gène muté paternel (mutation fréquente chez les hommes stériles) avec le même gène muté maternel. Ces accidents sont en général évitables grâce au bilan génétique du père et à un conseil génétique prénatal si nécessaire. À l’issue de plusieurs milliers de naissances après ICSI (en France, 5000 enfants sont ainsi conçus chaque année), il apparaît que le risque d’induire des malformations est très faible, et on craint surtout la transmission de la stérilité paternelle (« stérilité héréditaire ») dans les cas où celle-ci a une composante génétique. Pourtant les commentaires alarmistes ne cessent pas et vont jusqu’à vanter les avantages de l’IAD avec un donneur de sperme dûment contrôlé plutôt que l’ICSI avec les gamètes souffreteux du conjoint stérile. Ce jugement est contraire aux lois de bioéthique qui prévoient justement que « la procréation avec tiers donneur ne peut être pratiquée que comme ultime indication lorsque la PMA à l’intérieur du couple ne peut aboutir ». Il fait aussi bon marché des problèmes spécifiques à l’IAD (frustration paternelle, enfant privé d’origine, dérive eugénique). La stérilité ne constitue plus une malédiction imparable et la stigmatisation de sa propagation pourrait s’étendre à d’infinies caractéristiques que chacun préférerait éviter: peut-on aussi prendre le risque d’aider la procréation de personnes atteintes de diabète, de myopie ou d’obésité, toutes ces affections ayant une composante génétique? C’est en quoi la résistance à l’ICSI relève encore de l’idéologie eugénique. L’irruption de la technique d’ICSI permet de proposer une descendance à des hommes jusqu’ici considérés comme des « impasses génétiques », mais l’éventualité d’une transmission de la stérilité vient s’opposer à la conception moderniste de l’homme de qualité (Testart 1999). Une chose est d’informer honnêtement les couples sur ce qu’on croit savoir et ce qu’on sait ignorer quant aux risques de la PMA (Procréation médicalement assistée). Une autre chose est de les condamner à leur stérilité, ou de substituer au père un donneur de sperme médicalement calibré, deux solutions de remplacement également eugéniques. Remarquons que la stimulation hormonale pour aider la conception des femmes anovulatoires, développée depuis quarante ans, n’a jamais été critiquée, ni même suspectée d’un tel potentiel dysgénique, malgré l’origine génétique vraisemblable de certaines carences à ovuler. L’eugénisme, même scientifique, est décidément une idéologie dominante, celle du sexe dominant…Le troisième exemple est celui du tri des embryons par diagnostic préimplantatoire (DPI). Il s’agit d’une nouvelle voie pour la sélection a priori des enfants, et cette innovation modifie radicalement la faisabilité et l’efficacité de l’eugénisme médical (Testart 1992). Rappelons que l’exclusion d’un « mauvais géniteur » hors du circuit procréatif (par stérilisation par exemple) n’a pas de véritable pouvoir eugénique tant la plupart des individus, même « tarés », sont capables de produire des gamètes de toutes les qualités génétiques. Les loteries génétiques successives qui caractérisent la fabrication de ces gamètes (ils sont innombrables mais tous différents entre eux), puis la rencontre sexuée (par la formation imprévisible de couples), et enfin la fécondation (par la fusion de tel spermatozoïde avec tel ovule) instituent le hasard, bien plus que la science eugénique, en décideur du génome d’un enfant. Il faut, de plus, compter avec les échanges de fragments chromosomiques, comme avec les mutations imprévisibles dans les gamètes ou l’embryon, pour imaginer toutes les incertitudes qui ruinent l’effort eugénique quand il porte sur les « géniteurs ». Fallait-il que les médecins qui ont créé et animé les « Sociétés d’Eugénique » du début du XIXe siècle soient obsédés par des lignées humaines « de qualité » pour s’illusionner eux-mêmes sur l’efficacité des pratiques qu’ils imposaient? Finalement, le seul objet digne de l’eugénisme scientifique est le conceptus (l’œuf fécondé) puisque la constitution génétique de l’individu qu’il préfigure est juste acquise. La forme achevée du même conceptus, l’enfant, est heureusement intouchable selon la loi, et sa forme intermédiaire, le fœtus, est un piètre objectif eugénique, en comparaison avec l’œuf juste fécondé in vitro. La nouvelle fabrique du corps humain passera donc par l’embryon car il précède l’humanité à venir, et c’est seulement au stade de l’embryon que la manipulation de l’humain peut concilier les projets sanitaires ou économiques avec les progrès sociaux et les exigences éthiques. Résumons les avantages de l’action eugénique quand on la fait porter sur le jeune embryon: la fécondation in vitro (FIV) peut déjà proposer au DPI cinq à dix embryons en moyenne, à comparer avec un seul fœtus pour le diagnostic prénatal (DPN); ces embryons existent hors du corps maternel, ce qui rend inutile l’interruption médicale de grossesse (IMG) si on souhaite les éliminer; et leur production peut être répétée plusieurs fois par an alors qu’une seule grossesse annuelle est accessible au DPN. Ainsi le DPI peut conduire à l’exclusion indolore d’enfants potentiels nombreux grâce au contrôle annuel de dizaines de conceptus (plusieurs cycles de FIV-DPI sont possibles chaque année), bien plus nombreux que les fœtus qu’on pourrait soumettre au DPN au cours d’une vie entière. Ces avantages en font une alternative eugénique beaucoup plus efficace que le DPN couplé à l’IMG, et donc l’occasion d’une plus grande sévérité dans l’appréciation de la « normalité » (Testart et Sèle 1996). Admettre que le DPI, encore quasi expérimental, ne pourra pas améliorer son efficacité et son coût actuels, ou que les épreuves inhérentes à la FIV en ferait pour longtemps un barrage au DPI, c’est ne pas reconnaître des progrès à venir en PMA comme en génétique diagnostique (Testart 1992, 2004b). Des travaux, réalisés surtout chez l’animal, montrent qu’une unique et bénigne intervention sur le corps féminin pourrait permettre de prélever et de conserver par congélation un petit échantillon ovarien, détenteur potentiel de centaines d’ovules encore immatures. Alors, c’est en dehors de tout traitement hormonal de la femme, et de toute nouvelle intervention sur son corps, que les ovocytes conservés (éventuellement pendant des dizaines d’années) seraient amenés à maturité au moment voulu, puis fécondés au laboratoire, avant que les très nombreux embryons obtenus soient tous soumis au DPI. L’abondance des embryons et la disponibilité de sondes (« puces à ADN ») peu coûteuses devraient conduire à identifier d’innombrables caractéristiques génétiques. Seul le « meilleur » embryon selon ces critères serait transformé en enfant, éventuellement à l’issue d’un clonage de blastomères afin de multiplier ses chances de développement par la création de plusieurs vrais jumeaux de l’embryon élu.Le DPI est ainsi capable de réaliser simultanément les deux fonctions historiques de l’eugénisme: positif (par élection des meilleurs embryons) et négatif (par élimination des autres) puisqu’il intervient sur une population. Il a déjà conduit à éviter la naissance d’enfants dont les caractéristiques ne justifient pas officiellement l’IMG (incompatibilité rhésus, vecteurs d’hémophilie, hétérozygotes pour une maladie récessive, etc.) et a commencé à être appliqué, au-delà des maladies monogéniques, à des affections polygéniques c’est-à-dire à des facteurs de risque (cancer colorectal, cancer du sein). Or de telles affections ne sont pas automatiquement associées à la présence du gène « délétère »; leur apparition dépend d’autres facteurs génétiques et aussi des conditions environnementales. C’est dire que le DPI est théoriquement en charge de tout ce qui implique l’identité génomique dans les traits particuliers à chacun et donc de la condition mortelle que nous partageons tous. Alors, son champ d’intervention devrait être progressivement élargi et précisé par la connaissance complète du génome humain (Testart 1995). Jacques Cohen, pionnier américain de la procréation assistée et responsable d’un laboratoire de pointe à New York, semble avoir bien compris que le DPI, ainsi optimisé, va devenir le moyen privilégié pour trier l’humanité dans l’œuf. Mais c’est pour s’en réjouir, puisqu’il écrit que cette technique va heureusement permettre « de détecter n’importe quelle caractéristique génétique telle que la taille, la calvitie, l’obésité, la couleur des cheveux ou de la peau ou même le quotient intellectuel… » (Brenner et Cohen 2000).Récemment, l’« accueil d’embryon » (appellation officielle de l’adoption d’embryons surnuméraires) par certains couples stériles a commencé à se mettre en place, et les préoccupations eugéniques révélées dans les exemples ci-dessus ont refait surface (Testart, 2004a). Certains praticiens ont proposé d’identifier les embryons à risque potentiel (parce qu’issus de couples « à risque ») pour les réserver à certains couples d’accueil, ces derniers bénéficiant alors d’une procédure plus rapide. Cette proposition correspond à un eugénisme à deux vitesses, propice à la gestion d’une liste d’attente mais susceptible de dérives: l’attribution des embryons de deuxième catégorie pourrait vite s’enrichir d’appréciations biologiques sur le couple d’accueil, au-delà de l’impatience qu’il manifesterait. D’autres praticiens appartenant aux Cecos (banques de sperme) ont proposé d’exclure de l’accueil (et donc d’éliminer) certains embryons en fonction de caractères génétiques supposés défavorables et attribués à leurs géniteurs. On notera que ces mêmes critères ne conduisent pas au refus de la PMAdepuis 1994(loi de bioétique) on dit AMP intraconjugale. De plus, une telle mesure donne à croire qu’il existerait des êtres humains exempts de risque biologique (mythe de « l’enfant parfait ») et tracerait une frontière nécessairement arbitraire entre embryons sains et embryons à risque. Surtout, les mêmes praticiens ont proposé des règles d’appariement embryon-couple d’accueil largement inspirées de celles qu’ils ont su imposer pour l’IAD. Ces règles concernent des critères non pathologiques (origine ethnique, morphotype, groupe sanguin, etc.) aussi bien que des facteurs de risque (âge des géniteurs, arbre généalogique sur trois générations, etc.). Outre qu’il semble illégitime, pour l’accueil d’un embryon, d’aller au-delà des principes qui régissent l’adoption d’un enfant, il est clair que la logique sous-tendue par ces mesures serait de pratiquer le DPI sur tous les embryons surnuméraires. Ceci permettrait d’éliminer de la procédure d’accueil les embryons démontrés à risque génétique, une démarche plus « scientifique » que la suspicion à partir des conditions parentales… Il semble que les praticiens espèrent, grâce à de telles mesures eugéniques, se préserver de poursuites judiciaires ultérieures pour mauvaise pratique. Pourtant, l’inflation des diagnostics risque d’être l’occasion de confusions médicales et juridiques, et c’est plutôt la prescription prétendument savante de règles d’exclusion et d’appariement qui expose les patients à l’illusion sécuritaire et les praticiens à des poursuites pour malfaçon.CONTENIR LA PULSION EUGENIQUECes quelques exemples montrent que, pour la première fois, l’eugénisme va avoir les moyens de ses promesses historiques. Puisqu’il n’est pas pensable que toute pratique eugénique soit refusée (il serait aussi contraire à l’éthique de ne pas éviter certaines existences trop douloureuses), l’enjeu est de décider des garde-fous pour contenir la pulsion eugénique. Pour cela, il faut que les motivations eugéniques soient confrontées aux dimensions humaines de la responsabilité des couples et du projet de la société. Plusieurs précautions peuvent être avancées dans ce but. Dans le cadre des propositions médicales, la décision eugénique doit appartenir aux personnes les plus concernées, c’est-à-dire les futurs parents. C’est ce qui arrive avec l’IMG, pourvu que l’information soit complète et objective. Mais cette condition n’est pas réalisée pour le don de sperme puisque les experts s’arrogent la responsabilité, c’est-à-dire le pouvoir, de décisions que nul n’a demandé (« appariement de couples reproducteurs »). Si l’anonymat est nécessaire pour l’IAD (ce qui devrait rester discutable), on comprend que les médecins se garantissent contre le reproche ultérieur d’action iatrogène; mais la prise en compte de critères sanitaires (maladies contagieuses) devrait suffire. Puisque le donneur doit être lui-même marié (et père de famille), c’est qu’il a été jugé « acceptable » par une femme, et ce fait trivial mais réel vaut bien une analyse prétendument savante du risque génétique qu’il véhiculerait. Il ne semble pas que les banques de sperme, dont le pouvoir de persuasion politique est connu, aient tenté de faire officiellement limiter leur responsabilité sur de telles bases. Si l’anonymat est source de responsabilité médicale, c’est aussi qu’il est source de pouvoir.Dans le cas du DPI, on peut s’interroger sur l’aptitude à la décision des futurs parents si le risque encouru n’est plus celui d’une pathologie à la gravité évidente. Or le marché intellectuel, médical et commercial de la génétique passe justement par l’identification des innombrables configurations de l’ADN qui sont en relation plus ou moins directe avec des fragilités physiologiques ou des caractéristiques anatomiques ou comportementales. La complexité et la relativité statistique de tels éléments polygéniques impliqués dans la caractérisation d’un individu s’opposent à la qualité du consentement parental, et donc à la liberté de choix pour la décision. On peut même prédire que l’incertitude affectera d’autant plus les choix individuels que la médecine génétique revendiquera la vérité scientifique en démontrant des « facteurs de risque » au niveau des populations. Ainsi les diagnostics de nature seulement statistique ont-ils un potentiel d’aliénation supérieur à ceux qui établissent une relation automatique entre gène et caractéristique phénotypique. Et paradoxalement, c’est parce que la médecine vient nier l’eugénisme au nom de l’intérêt qu’elle porte à la singularité inédite de chaque personne que ses actions visent l’ensemble de la société. Ainsi l’eugénisme devient un exercice collectif.Une autre proposition pour maintenir l’eugénisme dans un cadre « raisonnable » est de freiner l’ambition eugénique, laquelle ne doit pas prétendre résoudre les fantasmes sans limites (bébé « parfait »). Il existe des freins naturels pour les pratiques eugéniques archaïques (infanticide, stérilisation) et pour certaines pratiques récentes (« avortement thérapeutique » = IMG): la douleur physique et morale qui accompagne l’action eugénique. Remarquer que de tels freins n’existent plus dans le DPI ne consiste pas à les regretter en choisissant la souffrance comme argument éthique (rédemption...) mais porte à s’interroger sur la nature des freins artificiels qui pourraient se substituer aux anciens freins naturels afin d’empêcher la dérive eugénique. Tous les problèmes d’éthique posent la même question de la limite. Puisqu’il n’est pas possible de définir la limite entre une maladie grave et un handicap léger, ni d’établir une liste limitée des affections qui justifient le DPN ou le DPI, le DPI constitue bien une pratique au champ potentiellement illimitée. Ses indications ne peuvent en effet être bornées que par l’intransigeance médicale ou le coût financier, ces notions étant assez subjectives pour ne pas constituer des frontières précises et définitives. C’est pourquoi, quelques années avant l’invention du DPI, j’avais marqué mon opposition à la sélection des embryons in vitro, postulant qu’elle différerait fortement de la sélection des fœtus par DPN-IMG (Testart 1986).La réflexion menée en France sur, et plus particulièrement sur le DPI, a conduit aux lois dites « de bioéthique » (1994 puis 2004). Dans cette législation, le DPI se trouve limité par une clause impérative qui n’autorise la recherche que d’une seule anomalie. Dans ces conditions, le seul avantage du DPI sur le DPN serait la quasi certitude de découvrir un embryon normal puisque plusieurs sont analysés, et l’évitement de l’avortement thérapeutique puisque le tri est opéré avant la grossesse. Une telle règle est donc à même de réduire considérablement le pouvoir eugénique du DPI. Pourtant cette règle est une spécificité hexagonale. Dans d’autres pays, on discute plutôt de la généralisation du DPI à tous les cas de FIV chez des femmes « âgées » (après 35 ans) afin de détecter les embryons trisomiques, et on propose d’en profiter pour dépister simultanément d’autres anomalies, non liées au vieillissement. De plus, le nombre de caractéristiques recherchées n’est limité que par des considérations pratiques (nombre d’embryons et de sondes génétiques disponibles) et il n’est pas certain que ces dispositions de la loi soient respectées en France. Notre législation exemplaire sera-t-elle longtemps tenable alors que les règles médicales s’internationalisent en même temps que les marchés? Que se passera-t-il à très court terme quand des règles d’éthiques communes aux nations d’Europe seront proclamées? Va-t-on recréer la situation de tourisme médical qui pousserait les patients demandeurs vers la Belgique ou la Grande-Bretagne comme ce fut le cas pour l’IVG avant la loi Veil? Dans une tentative désespérée pour empêcher la dérive eugénique du DPI, le généticien Bernard Sèle et moi-même avons proposé aux praticiens potentiellement impliqués dans le tri embryonnaire de s’engager à limiter leur pratique, quelles que soient les nouvelles possibilités qu’apporteront les progrès techniques. Il s’agirait de niveler le pouvoir eugénique du DPI sur celui du diagnostic prénatal (DPN) en évitant la plupart des aberrations numériques et structurelles des chromosomes mais en refusant la caractérisation de l’ensemble des mutations pour lesquelles un diagnostic est disponible. La proposition, soumise aux praticiens du monde entier, prévoyait « pour que le DPI reste un DPN précoce, de limiter définitivement son intervention à l’établissement du caryotype et à la recherche d’un seul variant pathologique pour l’ensemble des embryons disponibles chez un même couple » (Testart 2002). Le faible nombre de réponses reçues (moins de 100), parmi lesquelles des accusations d’atteinte à la liberté qu’ont les géniteurs de choisir leurs enfants, nous ont définitivement convaincus que les jeux sont faits, quel que soit l’état provisoire des lieux et les assurances lénifiantes, ici ou ailleurs. Le bon sens oblige à considérer que le principe de précaution qu’exprime la loi française sera caduque à courte échéance.
Par ailleurs, si l’on veut construire des garde-fous contre la dérive eugénique, les valeurs humaines non génétiques doivent être proclamées afin que les individus ne soient pas définis par leurs seuls caractères biologiques. Prendre en compte la personne avec son affectivité, son étrangeté, ses goûts, sa différence, c’est reconnaître que le bien-être n’est pas seulement dans la santé physique. Les médecins le savent mais beaucoup l’oublient: comment soigner le corps par la médecine spécialisée comme s’il n’était qu’un objet maîtrisable et, en même temps, laisser assez de place à la personne qui habite ce corps?La société est confrontée à des choix liés aux nouvelles et puissantes technologies du vivant. Ces choix ont une importance historique dans le cas des procédés permettant le nouvel eugénisme car ces procédés répondent à des fantasmes immémoriaux et peuvent être considérés comme irréversibles dès leur mise à disposition. Puisque les habitants des pays industrialisés ne souhaitent avoir qu’un nombre réduit d’enfants (environ 1,6 par famille) et se soucient de plus en plus de la « qualité » de ces enfants, la question se pose d’utiliser ou non tous les moyens pour procréer des bébés « normaux ». Mais la définition de la normalité est de plus en plus soumise aux résultats du programme Génome humain puisque cette entreprise d’anatomie moléculaire contribue à révéler le singulier de chaque personne (Testart 1997). De plus l’acceptation sociale des individus est de plus en plus soumise à l’idéologie triomphante de la compétitivité. Aussi existe-t-il une pression renouvelée sur les couples pour la réalisation du fantasme d’enfant « de bonne qualité ». La traduction largement médiatisée de ce fantasme laisse croire qu’on s’apprêterait à fabriquer des humains génétiquement modifiés, à l’instar des OGM animaux ou végétaux obtenus par addition de gènes prélevés dans une autre espèce, voire un autre ordre du vivant. Les OGM « domestiques » sont conçus pour répondre à des besoins de l’humanité, mais on ne sait pas définir les performances qui seraient à acquérir dans notre espèce. Aussi, outre les problèmes éthiques et techniques non résolus, la transgenèse humaine restera longtemps dans la fiction. En écho à ce fantasme de modification, le fantasme d’immortalité a trouvé un support expérimental récent avec le clonage. Notons immédiatement que si le clonage est conçu pour « faire revivre » une personne (aberration anthropologique), il est le contraire d’un projet eugénique. Le « clonage eugénique » ne s’entendrait que par la création de hordes de surhommes semblables, un projet qui n’appartient qu’à la création fantastique. Si la plupart des Etats industrialisés condamnent le clonage « reproductif », c’est en partie parce que cette technologie est incertaine et moralement éprouvante. Mais on remarquera aussi que le clonage reproductif n’est pas actuellement en mesure d’ouvrir de nouveaux marchés médico-industriels conséquents, contrairement au clonage dit « thérapeutique ». Il est alors compréhensible que ce soit parmi les artisans (du gourou Raël au gynécamelot Antinori) que provienne la contestation de l’interdit, lequel est vaillamment revendiqué par les puissantes sphères de la biotechnologie.Curieusement, alors que les stratégies potentielles de modification délibérée de l’espèce humaine (transgenèse) ou de reproduction du même (clonage) occupent l’actualité et les fantasmes, l’« amélioration de l’humanité » par la stratégie de sélection des embryons avance masquée. Si elle est rarement évaluée et commentée, c’est peut-être pour éviter les réminiscences de sordides discours et de tragiques expériences. Ou alors, c’est l’insuffisance fantasmatique de la sélection des embryons qui la fait cacher par les autres stratégies: ici on n’ose pas le mythe du surhomme mais seulement celui du normal, on n’ose pas le mythe de l’immortalité mais seulement celui de la santé. Le DPI ne prétend pas dépasser la nature, il cherche modestement à en valoriser les meilleures productions. Pourtant le façonnage de l’humain par la sélection embryonnaire est potentiellement une action de masse, autrement plus redoutable que la transgenèse ou le clonage. Le tri des embryons est la seule stratégie qui utilise les forces aveugles qui font l’évolution, et en particulier la diversité des vivants, pour les retourner en choix délibérés. Trier l’humanité dans l’œuf, c’est vouloir piloter des processus naturels d’une puissance innovante infinie. En même temps, cette stratégie eugénique est la seule à n’exclure aucun géniteur du projet amélioratif puisque pratiquement tous les êtres humains, même les plus « tarés », sont susceptibles de concevoir un embryon « normal » au sein d’une cohorte toujours variée. Ainsi ses défenseurs pourront faire valoir que le DPI est éminemment démocratique. Il est intéressant de remarquer que l’appréciation génétique ne reconnaît jusqu’ici que « du normal » et « du handicap », la qualification de profils génétiques supérieurs à la norme n’étant encore qu’esquissée. Il n’existe donc pas encore en génétique du « mieux que normal », champion, génie ou leader, comme cela arrive à l’issue des compétitions sportives, de l’évaluation du Q.I. ou de la reconnaissance sociale. Mais la génétique prédictive commence à reconnaître des hiérarchies dans les combinaisons polygéniques, elle mesure des « degrés du risque » génétique, et donc se prépare à identifier du sub- et du sur-normal. Dans ces conditions, la définition du handicap va devenir encore plus subjective, malgré sa scientifisation apparente. Ou plutôt parce que sa mise en science ne permet pas de mieux qualifier ce qu’est l’humanité et, fort heureusement, de faire le portrait-robot d’un improbable enfant parfait. Il est évident que la menace eugénique par DPI telle qu’elle est exposée ici n’a eu, à ce jour, qu’une traduction modeste dans la réalité, et qu’ainsi notre « cri d’alarme » pourrait être considéré comme inutilement dramatique. Pourtant on doit convenir que cette technologie constitue une importante incitation pour les désirs eugéniques des personnes comme pour l’ouverture de nouveaux marchés aux professionnels (médecins, généticiens, industriels). De plus, il n’existe aucune proposition concrète pour en contenir les excès, sauf la « confiance » dans les bonnes pratiques des professionnels et le bon sens des citoyens. Dans ces conditions, il faut faire preuve d’un bel optimisme pour ne pas admettre que le pire est vraisemblable. Rebaptiser l’eugénisme « orthogénie » ou « progénisme » comme le proposent des médecins « progressistes » risque de masquer les problèmes de fond, et donc de paralyser la vigilance. Surtout, nier que l’eugénisme puisse être compatible avec les systèmes politiques modernes et démocratiques, c’est méconnaître l’histoire et ouvrir la voie pour de nouvelles aventures où le racisme du gène pourrait remplacer scientifiquement le racisme de la peau ou de l’origine. « Si, sous l’influence de la génétique moléculaire, on laisse entendre que les races n’existent pas, c’est simplement parce que cette notion, taxinomique, n’a ni sens ni utilité dans cette discipline » (Pichot 1997). Cette remarque pertinente amène à poser la question de ce qui a du sens et de l’utilité pour la nouvelle génétique et pour la nouvelle médecine qu’elle a engendrée. Il faudra beaucoup d’audace et de persévérance pour résister à la volonté hégémonique de la médecine moléculaire et aux mirages eugéniques qui viennent consacrer ses bribes de savoir.Deux questions méritent d’être évoquées pour terminer. L’une concerne la nature même de l’humain visé par le processus sélectif: si ce processus prétend aller vers la suppression de tous les handicaps, ne conduit-il pas à des corps dotés des meilleurs gènes en chaque point du génome? C’est-à-dire à l’élaboration d’un « corps sans faute » comme le serait celui d’un surhomme? Sans omettre la mystique génétique (Nelkin et Lindee 1998) qui inspire cette stratégie et les tragiques retours de maîtrise à prévoir, il reste que la voie aujourd’hui ouverte par la sélection des homoncules est celle de la construction de l’homme idéal. Et survient immédiatement la seconde question: si les demandes adressées par les géniteurs à la biomédecine se révèlent univoques, toutes ciblées vers l’utopie du « handicap zéro », la réalisation des mêmes demandes pour tous les individus ne correspond-elle pas à la fabrique de clones biomédicaux, sans passer par la technologie du clonage?Comment ne pas craindre aussi que la réalisation de tels projets n’engendre des formes inédites de gestion de l’humain, où la rationalité ne s’affirmerait qu’au prix d’un certain autoritarisme? La médecine peut devenir le lieu sacrificiel où se décide le sort de l’homme, réduit à sa dimension biologique de vivant, que Giorgio Agamben appelle la « vie nue ». Et le philosophe remarque que « dans tout Etat moderne, il existe un point qui marque le moment où la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, et où la biopolitique peut ainsi se renverser en thanatopolitique » d’où « l’étrange relation de contiguïté qui unit la démocratie au totalitarisme » (Agamben 1997). Tout se passe comme si le fantasme collectif de perfection par l’eugénisme nouveau, mou et consensuel, devait générer une nouvelle mouture de la démocratie: l’instrumentation consentie.
BibliographieAgamben, G. Homo sacer. Paris, Le Seuil, 1997.Brenner, C. et Cohen, J., “The genetic revolution in artificial Reproduction: A View of the Future”. Human Reprod., 15 (suppl. S), 2000, 111-116.Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE). Génétique et médecine: de la prédiction à la prévention, Pais, La Documentation française, 1997.Müller-Hill, B. Science nazie, science de mort. Paris: Odile Jacob, 1989.Nelkin, D. et Lindee, S. La Mystique de l’ADN. Paris: Belin, 1998.Pichot, A. « Des biologistes et des races. » La Recherche, 295, 1997, 9-10.Pichot, A. et Testart, J.. « Les métamorphoses de l’eugénisme. Universalia » Encyclopedia Universalis, 1999, 99-105.Sutter, J. L’Eugénique: problèmes–méthodes–résultats. INED, Travaux et documents, Cahier n°11. Paris, PUF, 1950.Testart, J. L’Œuf transparent. Paris: Flammarion 1986.Testart, J. Le Désir du gène. Paris: Flammarion, 1992.Testart, J. La Procréation médicalisée. Paris: Flammarion, 1993.Testart, J. Des grenouilles et des hommes. Conversations avec Jean Rostand. Paris: Stock, 1995.Testart, J. « Génétique: puissance et illusions ». Transversales Science Culture, 44, 1997, 4-7.Testart, J. Des hommes probables. De la procréation aléatoire à la reproduction normative. Paris, Le Seuil, 1999.Testart, J. « Le DPI eugénique de demain se décide aujourd’hui ». In J. Martal (dir), L’Embryon chez l’homme et l’animal, Paris: Inra/Inserm, 2002, p. 287-293.Testart, J. Appariemment et accueil d’embryons. Revue du praticien, 86, 2004 a, 33-35.Testart, J. Des ovules en abondance?. Medecine/Science, 20, 2004 b, 1041-1044.Testart, J. et Sele, B., « Le diagnostic préimplantatoire n’est pas un diagnostic prénatal précoce » Medecine/Science, 12, 1996 , 1398-1401.

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