Magazine Poésie

[anthologie permanente] Jacques Darras (et Pierre Jean Jouve, Wilfred Owen...)

Par Florence Trocmé

 
Jacques Darras publie Je sors enfin du Bois de la Gruerie, sous-titré "Tout reprendre à 1914 — Poème cursif/discursif", une vaste fresque épique et historique, poétique et critique, où il publie des "remontrances" à des poètes célèbres ; où il exprime sa véhémente colère à l'encontre de la poésie française qui a suivi 14/18 ; où il déclare "Je vous dis que j'aurais très vraisemblablement déserté en 1914. Je vous explique pourquoi" ; où il évoque la "Volatilisation d'Édouard Darras au Bois de la Gruerie le 24 septembre 1914" ; où il réédite de grands fragments du Poème contre le Grand Crime que Pierre Jean Jouve a publié en 1916 (et renié ensuite) ; où il glorifie le "trio d'intelligence majeure à qui l'Europe doit d'avoir survécu à elle-même en ces années d'obscénité meurtrière" : Romain Rolland, Stefan Zweig et Sigmund Freud ; où il nous fait découvrir les poètes anglais qui ont vécu l'apocalyptique bataille de la Somme et que nous connaissons si mal (Wilfred Owen, Siegfried Sassoon, Edward Thomas) et qu'il traduit ; et bien d'autres choses.  (J.-P. L.-L.)  
 

*** 
 
[extraits de "4"] 
 
"Je vous dis que j'aurais vraisemblablement déserté en 1914. Je vous explique pourquoi."  
 
Ce qu'on apprend encore à propos du poète expressionniste allemand Ernst Stadler, traducteur de Francis Jammes et de Charles Péguy, lisant la page 564, Cahier XII du Journal des années de guerre de Romain Rolland (Albin Michel, 1952).  
 
"Schikele a beaucoup connu Ernst Stadler. En sa qualité de privat-docent, le malheureux Stadler avait été nommé officier et il était si peu fait pour l'être, qu'à de grandes manœuvres impériales, il avait égaré sa batterie d'artillerie. Pendant ses premières semaines de guerre, il ne fit que pleurer.
 

 
Imaginez-vous poète pleurant ailleurs que dans sa poésie ?  
L'imaginez-vous pleurant en homme en tant qu'homme ? 
Pleurant de vraies larmes d'homme pas des images de larmes. 
Un poète lyrique en pleurs est-ce envisageable, cela ?  
Est-ce soutenable, dites un peu ? 
Un poète-homme adulte de 30 ans pleurant comme un petit enfant ? 
Pleurant comme le Petit Poucet qui aurait perdu sa route au milieu de la grande forêt ardennaise. 
Dont tous les troncs auraient été méthodiquement abattus. 
Déchiquetés en tous sens. 
Par une criminelle désinvolte famille d'ogres-bûcherons. 
Tous frères de hache. 
Cartel de mafieux-destructeurs-bousilleurs de longévité végétale. 
De saigneurs de sève. 
De trafiquants d'aubiers. 
Pour l'exemple. 
Pour qu'il soit légendairement dit. 
Pour la pure et simple transformation de la réalité en symbole. 
Des poètes de la guerre, eux ! 
Des poètes de la réalité sciemment sciée. 
De la réalité désarticulée par équarrissage. 
Comment l'appellera-t-on désormais ? 
La déréalité ? 
La décéréalité ? 
[...] 
 

*** 
 
[extraits de "5"] 
 
"Brève approche du champ de bataille poétique dans la compagnie du poète infirmier verhaereno-whitmanien Pierre Jean Jouve."  
 
Au soldat tué  
 

 
Un terrible poème me saisit, un poème jailli de la mort de ce soldat. 
Ce sera comme un chant jailli de sa mort, — comme un cri qui m'est arraché quand je vois sa mort. 
A présent je puis parler librement. 
A présent- le temps presse, —il le faut, —et le soldat m'appelle. 
 
II 
 
Sur un champ de blé fraîchement coupé, il se tenait, deux brins de paille entre les dents. 
La bouche brûlée, le corps las, mais l'âme au grand soleil, 
L'âme de plus en plus libre, une âme aussi bien pour la mort que pour la vie. 
C'est là que l'obus siffla et tournoya, et c'est lui qu'il toucha entre ses deux compagnons. 
(Porte la mort, pensa-t-il, sacrée marmite !  
Pour moi couché qui mâche la terre avec mes dents, rien à craindre.) 
[...] 
 
(Pierre Jean Jouve, Poème contre le Grand Crime, 1916) 
 

 
Il faut très vite réimprimer ce Poème de Jouve Contre le grand crime
Il y a urgence. 
Pour cela passer outre condamnation de Jouve lui-même contre lui-même. 
La répudiation de son œuvre antérieur. 
 

*** 
 
[extrait de "11"] 
 
"Pourquoi n'avons-nous pas encore parlé de la Somme (la bataille de la Somme) des troupes britanniques et alliées mais surtout et par-dessus tout des poètes anglais."  
 
Parce que nous ne sommes qu'à moitié de la Guerre 1916 la date 
[...] 
Parce que Front ouest s'ouvrit stratégiquement après Front est 
Comme Ancre Somme sont à l'ouest de Biesmes Meuse et Aire 
Parce que troupes britanniques australiennes néo-zélandaises canadiennes sud-africaines irlandaises (Ulster) vinrent en soulagement des Français décimés par 'l'Argonne Verdun 
Parce qu'illusion anglaise initiale fit vite place à désillusion tenace 
Parce que poètes anglais 14-18 furent aussi nombreux que rares chez Français romanciers quasi tous 
Parce qu'une telle inégalité des rôles ne laisse pas d'intriguer. 
[...] 
Est quasiment indescriptible l'hécatombe à venir 
Les 20 000 morts 40 000 blessés plus ou moins 
Gravement tombés en cette journée sur front Thiepval 
Maricourt Haubuternes 7 heures am (ante meridiem) 
5 heures pm (post meridiem)  
[...] 
Il est temps de faire entrer les poètes eux-mêmes. 
Volontaires anglais de toute première heure. 
Engagés n'ayant pas attendu doigt racoleur du cuisinier 
Kitchener. Qui se nomment Rupert Brooke Robert Graves 
Edmund Blunden Siegfried Sassoon Wilfred Owen 
[...] 
 

 
Écoutons [Wilfred Owen] en français, imaginant l'allitération grinçante non rimée à la fin de ses vers (hair/hour/moan/mourn//etc.), mais aussi l'espèce de nonchalance souple et tendue à la fois de son "vers blanc" capable de fouiller les tranchées réelles dans chaque coin tout en gardant distance de la froideur, l'intelligence, l'émotion. 
 

 
 
Dulce Et Decorum Est 
 
Cassés en deux comme vieux mendiants sous leurs ballots, 
Genoux tremblants, gorges déchirées d'une toux de vieille, nous avancions en grommelant dans la vase, 
Jusqu'à ce que l'obsédant éclat des fusées nous ait fait faire demi-tour, 
Et reprendre progression lente vers notre lointain abri. 
Les hommes dormaient en marchant. Beaucoup, n'ayant plus de chaussures, 
Claudiquaient, les pieds en sang. Estropiés, tous ; aveugles, tous ;  
Groggy de fatigue ; voire sourds au sifflement 
D'obus trop courts qui tombaient poussivement dans leurs dos. 
Les gaz ! Les gaz ! Hé ! les copains ! —Tâtonnements fiévreux des doigts 
Pour boucler juste à temps les masques ;  
En reste un qui continue à hurler, qui titube, 
Qui s'abat comme quelqu'un rattrapé par des flammes ou la chaux vive... 
Fantôme à travers la buée du verre et l'épaisse lumière verte, 
Je l'ai vu, comme sous des vagues vertes, se noyer. 
 
Devant mes yeux impuissants, dans chacun de mes rêves, 
Je le revois qui plonge vers moi, suffoque et sombre dans un hoquet 
[...] 
 
(Wilfred Owen, né en 1893 ; tué près de la Sambre, 4 novembre 1918 ; traduction de Jacques Darras)  
 
 
Jacques Darras, Je sors enfin du Bois de la Gruerie,   Tout reprendre à 1914 — Poème cursif/discursif, 2014, Arfuyen 
  
 
[Composition de cette anthologie : Jean-Paul Louis-Lambert


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