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Le koala lit fête ses 2 ans + cadeau bonus !

Par Angggel

anniversaire

Que de livres lus depuis 2 ans. Grâce à ce blog, j’ai découvert de merveilleux auteurs (Favel Parrett, Chris Womersley, Kate Grenville). J’ai lu des livres drôles (Le théorème du homard, Miss Fisher, Looking for Alibrandi, Les lois de la famille) et des livres émouvants (La voleuse de livre, Le chemin de la liberté, Cinq matins de trop). Mais surtout, à travers chaque récit, j’ai découvert un petit bout de l’Australie. Des points de vue différents, des plus connus (Winton, Carey, Tsiolkas) aux plus marginaux (Pung, Hooper, Heiss).

L’Australie est un pays qui excite l’imagination. Vu d’Europe, c’est un pays où tout est possible, et qui comptabilise un certain nombre de records (notamment sur le nombre de bestioles mortelles…). L’Australie est aujourd’hui multiculturelle, et les différentes communautés vivent dans une relative paix. Dans les années 1970, des milliers de familles cambodgiennes ont fui leur pays alors sous le régime de Pol Pot qui massacrait son peuple. Beaucoup ont trouvé refuge en Australie.

La famille Pung se trouvait parmi eux. Ces réfugiés et immigrants forment aujourd’hui la nouvelle Australie, loin des clichés véhiculés par les campagnes de promotion de l’office du tourisme.

Unpolished Gem est un mémoire écrit par Alice Pung en 2006, et qui a obtenu un véritable succès. Il est d’ailleurs aujourd’hui étudié dans les écoles.

Pour fêter ces 2 ans sur la toile, je vous offre un extrait de la traduction du livre d’Alice Pung, Unpolished Gem traduit dans le cadre de mon projet final de traduction pour le Master de traduction de l’Université de Monash. J’espère le voir un jour publié par une maison d’édition en France.


Diamant Brut

Prologue

Cette histoire ne commence pas à bord d’un bateau.

Cette histoire commence dans une banlieue de Melbourne en Australie, dans un marché où de minces petites personnes fourmillent au milieu des gros cochons gras. Les gros cochons gras pendent à des crochets, avant d’être coupés en morceaux. Les minces petites personnes patientent devant les comptoirs en verre pour acheter des morceaux de viande enveloppés dans du papier journal. La négociation du prix des pieds de porc provoque mouvements de mains et froncements de sourcils parce que les intéressés Ne pale pa tlè bien anglé. « Comme un poulet qui essaierait de parler avec un canard », voilà ce que dit ma mère de ces conversations. Mais aujourd’hui, elle n’est pas là pour faire des chinoiseries sur la qualité des pieds de cochon, elle est allongée dans une chambre d’hôpital aseptisée et attend ma naissance.

Mon père est donc seul, planté au beau milieu du marché, les chaussures trempées par les énormes jets d’eau utilisés pour nettoyer les déchets à la fin de la journée. Il baisse les yeux sur les grilles et pense à la gelée de sang de porc, se demandant si oui ou non il en rachètera un jour. Il en aime le goût, mais Ah Ung lui a raconté que quand il a débarqué ici, il travaillait aux abattoirs. Les carcasses étaient pendues à des crochets sous lesquels étaient posés des seaux pour récolter le sang des porcs. Comme ils n’étaient pas lavés méticuleusement, de la pisse et d’autres excréments s’en écoulaient parfois. Mon père ne repense pas à Phnom Penh, où il mangeait du bouillon de cervelle préparé par des marchands ambulants stationnés à quelques mètres d’une devanture abandonnée devant laquelle un mendiant lépreux crachait ses poumons. Il lève les yeux et pointe du doigt les morceaux rose et rouge derrière la vitre et de son autre main, il en demande deux.

Dans cette banlieue, les mots comme et, à, et de ne servent à rien et faire des phrases entières n’est pas nécessaire. « Deux kilos ça. Donne sept ça ». Si vous demandiez poliment « auriez-vous s’il vous plaît l’obligeance de me donner un demi kilo de gombo » ? Il se pourrait que le vendeur ne vous comprenne pas. « Tu veux ç’ui là ? Ces bananes ? Combien t’en veux hah ? »Mon père réalise que ces échanges ne sont pas déclenchés par l’action des cordes vocales, mais plutôt par une multitude de mouvements de main et de grimaces. Les enquiquineurs qui parlent le plus fort arrivent toujours à leurs fins, et les plus bruyants sont toujours les femmes. Mon père laisse passer sa chance lorsqu’une femme d’âge moyen aux cheveux bouclés façon nouilles chinoises pointe son index réprobateur vers l’homme qui se tient derrière le comptoir, allant presque jusqu’à l’éborgner. Elle accuse l’autre non-anglophone de lui vendre des pieds de porc poilus. « Poulquoi tu donnes ç’ui là ? Ç’ui là pas bon ! Poilu là, là et là ! Poilu paltou! ç’ui là, là-bas meilleul ! Poul qui tu galdes les autles hah ? » Boum ! Le sac contenant les morceaux de l’animal ensanglanté se retrouve sur le comptoir, et mon père comprend qu’il est temps de filer vers le stand d’en face s’il veut du jambon sans poils.

La banlieue de Footscray possède sans doute le marché le plus bruyant et le plus crasseux du monde occidental, terme qui ne veut pas dire grand chose quand on est entouré d’Asiatiques. Le marché de Footscray est le seul marché où l’on peut peler et manger une mandarine entière avant de se décider à en acheter un kilo. Où on peut tâter et faire des trous dans une mangue pour vérifier sa saveur.  Mon père ne scille même pas quand il voit une petite fille se couvrir le visage d’une main, et de l’autre tenir un lychee fraîchement pelé pour amuser son petit frère « Aaah ! Mon œil ! ». Il observe le bébé dans la poussette qui se met à hurler et voit sa mère prendre quelques grains de raisin d’un stand et les lui fourrer dans la bouche pour le faire taire. Imperturbable, elle continue de faire des trous, de tâter et d’accomplir sur le stand d’autres larcins légitimes. Les femmes économes ne vont pas dépenser quatre dollars pour des fraises acides simplement parce qu’elles les ont goûtées ! Ma mère dit toujours :

- Tu auras plus de désagréments si tu dois les rendre ! Ayyah, pas la peine de t’en faire pour quatre dollars ! Goûte-les d’abord et ne les achète pas si tu ne veux pas.

Mais pas moyen de goûter ces pieds de porc avant de les acheter, se dit mon père en regardant à travers le sac plastique, il doit donc croire sur parole ce que dit la femme qui hurle au stand d’à côté. Il apportera ces pieds de cochon à sa sœur pour qu’elle les ajoute au bouillon qu’il portera ensuite à l’hôpital pour sa femme.

Mon père s’éloigne des odeurs moites du marché pour rejoindre la rue. C’est la banlieue de Franco Cozzo, le célèbre et farfelu vendeur de meubles, la banlieue qui a rendu Russell Crowe riche et célèbre pour s’être rasé la tête et avoir tabassé des minorités ethniques. Alors, ce n’est pas grave si ces routes ne sont pas couvertes d’or mais parsemées des vieux chewing-gums luisants que les gens ont recrachés. « N’avale pas le bonbon en caoutchouc, disent les mères à leurs enfants. Crache-le. Crache-le maintenant… c’est ça, sur le sol, là ». Ah ! Ce pays merveilleux où les enfants ont peur de mourir parce qu’ils ont avalé un chewing-gum Wrigley, et non pas parce qu’ils ont marché sur une boite de lait concentré remplie de munitions.

Donc au début mon père se fiche de la pisse qui se trouve dans la gelée de sang de porc servie dans les soupes Phô fumantes, ou que vous ne puissiez pas palé anglé tlè bien, ou que certains légumes vietnamiens soient introuvables à l’épicerie asiatique Tatsing.  Oui, il s’en fiche complètement parce que dans cette banlieue, il peut regarder claudiquer les mémés aux visages aussi rabougris et brunis que des pommes de terre déterrées, vêtues de leur veste matelassée. Ces mêmes mémés qui font rouler leur caddie de course à côté d’elles, et disent aux enfants qui caquettent de cracher leur chewing-gum. Mon père observe et sourit, se demandant si son premier enfant sera une fille ou un garçon. Il appuie sur le bouton en caoutchouc noir du feu rouge et se souvient de la première fois qu’ils ont découvert ces boutons sur un poteau qui tictaque.

© Angélique Montané 2014.


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