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La Vitesse foudroyante du passé

Par Nicolas S.
« Il commença le poème à la table de la cuisine,
une jambe croisée par-dessus l'autre.
Pendant un temps, il écrivit comme si
le résultat ne l'intéressait qu'à moitié. Ce n'était pas
comme s'il n'y avait pas eu assez de poèmes dans le monde.
Le monde avait des poèmes à foison. En outre,
il avait été absent plusieurs mois.
Il n'avait même pas
lu un poème depuis des mois.
C'était quoi, cette vie ? Une vie
où un homme est trop occupé même pour lire des poèmes ?
Pas une vie. »

⎯ extrait de "Un récit"
Moi aussi, ces derniers mois, je me suis senti trop (pré)occupé pour lire des poèmes, et même des romans. Pourtant la poésie de Raymond CARVER n'a rien d'assommant, rien de dogmatique. Elle est d'un ton apparemment simple, dans la lignée de Prévert ; elle s'attache aux objets nus du quotidien, un peu à la manière de Ponge.
Ce que j'aime surtout dans ce recueil, ce n'est pas lorsque Carver noircit des pages sur la pêche à la truite, mais lorsqu'il trahit ses proches en faisant un poème d'une conversation téléphonique, d'un rêve prémonitoire, d'une engueulade au pied du lit. Il sait faire preuve d'un sens de l'intime que n'ont que certains grands auteurs américains. J'adore les poèmes où Carver évoque son ex-femme, ayant manifestement peur de la blesser il en dit beaucoup quand même. J'admire ceux où il dépeint gentiment sa mère en profiteuse et ses propres enfants en dégénérés.
Et pourtant rien n'est glauque, ni voyeur, ni méchant. C'est une poésie "humaine", proche du témoignage au jour le jour. Cela confine au journal intime tout en usant d'éléments classiques d'un récit suspense. La plupart des poèmes ne traduisent rien de plus qu'une ambiance fugace.
« Nous avons échangé quelques mots.
Je ne me rappelle plus lesquels. Le genre
de choses rassurantes que les gens
qui s'aiment se disent l'un à l'autre
à une heure pareille dans une situation aussi
étrange. Je me rappelle en revanche
que tu as dit qu'il faisait assez
clair dans la chambre pour voir
les cernes sous mes yeux. »

⎯ extrait de "Circulation"
Ce recueil intitulé Ultramarine dans la version originale compte parmi les dernières pages écrites par Raymond Carver, mort en 1988 et considéré aujourd'hui comme l'une des plus belles plumes américaines de la fin du XXè s. C'est banal mais c'est profond. "Le Stylo" et "La Cabine téléphonique", en particulier, sont entrés au panthéon des mes poèmes préférés.
183 pages, éd. de l'Olivier - 15 €
Présentation ci-contre : coll. Points Seuil - 6 €
Raymond Carver est sur Wikipedia en français, en anglais

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