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L'horizon s'assombrit pour le traité de libre-échange avec les Etats-Unis

Publié le 31 juillet 2014 par Blanchemanche
29 JUILLET 2014 |  PAR LUDOVIC LAMANT
Berlin s'oppose à un volet de l'accord de libre-échange avec le Canada, sur le point d'être adopté. Cela pourrait, par ricochet, torpiller
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De notre envoyé spécial à Bruxelles. C'est un coup à plusieurs bandes qui n'a pas échappé aux initiés, et réjoui nombre d'activistes suivant de près les négociations commerciales menées par l'Union européenne. En laissant entendre que Berlin ne signerait pas en l'état le traité de libre-échange entre l'Union et le Canada, l'Allemagne vient de plomber l'avenir de son grand frère davantage médiatisé, le « partenariat transatlantique » (TTIP) avec les États-Unis.
L'explication est simple : CETA (le surnom de l'accord canadien, toujours en chantier) sert de modèle aux négociations menées avec les États-Unis pour aboutir au TTIP. Plusieurs sources proches des discussions assurent que des pans entiers de l'accord passé avec Ottawa ont fourni le point de départ aux débats avec Washington. Si CETA s'écroule, le TTIP est menacé.
Si l'on en croit un article publié samedi par le Süddeutsche Zeitung, qui cite plusieurs diplomates allemands et européens, Berlin s'oppose désormais à l'accord avec le Canada « tel qu'il a été négocié ». Dans la ligne de mire des Allemands : la clause d'arbitrage État/investisseur, intégrée au traité, et dont Berlin ne veut pas.
Ce mécanisme sulfureux – baptisé ISDS dans le jargon bruxellois – doit, pour ses défenseurs, donner de meilleures garanties juridiques aux entreprises, pour qu'elles investissent davantage à l'étranger. Mais ses adversaires y voient une procédure d'exception, qui autorise des groupes privés à attaquer des États en justice, à l'encontre de l'intérêt général (lire notre enquête). L'ISDS est présent, à l'identique, dans le texte en chantier avec les États-Unis.
le chantier titanesque du « TTIP », négocié par Bruxelles avec les États-Unis. Un tournant.

José Manuel Barroso (commission) et Stephen Harper (premier ministre canadien), le 18 octobre 2013 à Bruxelles.José Manuel Barroso (commission) et Stephen Harper (premier ministre canadien), le 18 octobre 2013 à Bruxelles. © Commission européenne.
À première vue, l'opposition de Berlin à l'ISDS peut surprendre. L'Allemagne est l'un des États membres les plus convaincus des vertus du libre-échange au sein de l'UE et pousse, depuis des années, pour des méga-accords avec le Canada ou les États-Unis, considérés comme une alternative aux blocages à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). D'ailleurs, Berlin a déjà signé plusieurs accords bilatéraux d'investissement qui intègrent ce mécanisme d'ISDS.
Mais cette fois, le pays d'Angela Merkel tique, en mettant en avant le principe de souveraineté : les juridictions nationales, estime l'Allemagne, sont tout à fait compétentes pour arbitrer d'éventuels différends. Pas besoin, comme l'exige le mécanisme de l'ISDS, de s'en remettre à une cour internationale basée à Washington, et dont le fonctionnement est particulièrement contesté.
Berlin a sans doute aussi compris les éventuels effets pervers d'un ISDS européen. En cas de sanctions financières, c'est le budget européen qui sera mis à contribution. En clair, les contribuables allemands devraient alors rembourser une partie des amendes infligées à Bruxelles en raison de l'évolution de la législation dans n'importe lequel des 28 États membres… Pas simple de le faire accepter à son opinion publique.
Du côté du commissaire européen au commerce, Karel De Gucht, impatient de voir l'accord avec le Canada entrer en vigueur, on s'en tient à une vérité : « Comme pour toutes négociations commerciales, les discussions entre l'UE et le Canada reposent sur un mandat, qui a été confié à la commission par les États membres. C'est à l'unanimité de ces États membres qu'il a été inscrit, dans le mandat de départ, la nécessité d'inclure des protections pour les investissements et le mécanisme d'arbitrage entre État et investisseur », avance le porte-parole du commissaire joint par Mediapart.
Les négociations avec le Canada ont officiellement pris fin en octobre 2013, après quatre années d'un travail laborieux. L'an dernier, José Manuel Barroso, le patron de la commission européenne, et Stephen Harper, premier ministre canadien, avaient mis en scène leur réussite. Le Portugais avait expliqué, en particulier, que ce texte servirait de « référence » pour les autres accords à venir.
Mais depuis ce « deal » politique, qui n'était en fait qu'un « pré-accord », l'affaire patine. Des points techniques continuent d'opposer les négociateurs, sans aucun compte-rendu public. La traduction des conclusions dans les différentes langues de l'UE s'éternise. Les États membres de l'Union attendent toujours de recevoir une copie de l'accord technique, avant de pouvoir se prononcer. Ce devrait être chose faite durant l'été, mais l'exécutif européen se garde d'avancer tout calendrier précis. Un sommet prévu à Ottawa, le 25 septembre, pourrait mettre tout le monde d'accord. C'est dans ce contexte que Berlin menace désormais de bloquer le texte. Quoi qu'il en soit, il restera ensuite encore une étape : les eurodéputés débattront à leur tour de l'avenir de CETA, et de son volet ISDS.
L'affaire est d'autant plus sensible, à Bruxelles, que la commission européenne vient d'achever une consultation publique sur ISDS, dont on connaîtra les conclusions à la rentrée (lire notre article). L'exécutif européen y avait consenti pour tenter d'apaiser les inquiétudes sur la portée du futur accord avec Washington. Mais on voit mal comment cette consultation n'aura pas, aussi, des effets sur le contenu de l'accord avec le Canada.
L'UE pourrait-elle, en bout de course, signer des accords de libre-échange vidés de l'ISDS ? C'est toute la question à présent. Les dirigeants européens n'y seraient sans doute pas opposés. Une majorité des sociaux-démocrates au parlement européen défend aujourd'hui cette position, à l'instar du président de la commission spécialisée sur ces questions, l'Allemand Bernd Lange. Même Jean-Claude Juncker, le futur président de la commission, un chrétien démocrate, a laissé entendre qu'il ne serait pas opposé au scénario d'un TTIP « light ».
Mais les signaux envoyés par les Canadiens et les Américains sont très différents : à leurs yeux, ces mécanismes sont essentiels, pour les intérêts du secteur privé. Et rien ne dit que Washington consentira à un accord si l'ISDS est mis de côté. « Un TTIP sans ISDS est-il possible, du point de vue américain ? », s'est interrogée, en juillet, Marietje Schaake, une élue néerlandaise libérale, lors d'un échange au parlement de Strasbourg.
Avec ou sans ISDS, l'accord en chantier reste de toute façon plus qu'hypothétique, tant les désaccords sont légion. Parmi les sujets qui fâchent, et dont on voit mal comment ils seront réglés à court terme, l'intégration aux discussions des services financiers, tel que le souhaite Bruxelles, ou encore l'ouverture des marchés publics américains aux entreprises européennes, là encore une priorité des négociations selon la commission. Comme l'a lancé Yannick Jadot, eurodéputé EELV, lors d'un débat avec le commissaire De Gucht la semaine dernière à Bruxelles,« que reste-t-il à négocier, à part, peut-être, la taille des rétroviseurs des voitures » ?

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