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Un monde parfait

Publié le 05 septembre 2014 par Jeanchristophepucek

 

William Bouguereau Dante et Virgile aux enfers

William Bouguereau (La Rochelle, 1825-1905),
Dante et Virgile aux enfers, 1850
Huile sur toile, 281 x 225 cm, Paris, Musée d'Orsay

 

Comme souvent lorsque je prends la parole hors du cadre des chroniques que je vous propose ici, ce billet est né de la réaction à un entrechoquement que rien ne pouvait laisser prévoir, un de ces « carambolages du hasard » pour reprendre l'expression de ma chère Marguerite Yourcenar. Il devait être cinq heures et demie du matin, la grande radio nationale que je m'astreins à écouter pour ne pas perdre complètement le fil de l'actualité oscillait entre l'annonce de l'assassinat d'un journaliste égorgé par des intégristes et celle de la publication du livre d'une journaliste ayant frayé dans les draps du pouvoir, toujours moins propres qu'on le croit. On sentait d'emblée de quelle nouvelle la frénésie médiatique allait s'emparer, faisant un commerce toujours plus florissant de la propension qu'a la majorité des gens, fut-ce furtivement et en se pinçant le nez, à soulever les courtines. Pauvre Steven Sotloff, dont le cadavre martyrisé était rejeté, à peine froid, hors du centre de l'attention par les pantalonnades de ce couple infernal qui unit sous un même joug politique et médias, qui seront elles-mêmes éclipsées par le prochain fait divers sanglant, puis par un défi stupide diffusé sur facebook, puis par les inepties de quelque tête creuse promue par la télé-réalité. Tout va vite dans notre monde qui glorifie l'insignifiance, où une information pousse l'autre, où le traitement de cette dernière se résume trop souvent à une juxtaposition d'annonces modelée sur les fils d'actualité des réseaux sociaux, et qui semble en proie à une colique permanente qui ne fait que souligner à quel point l'affirmation permanente de sa volonté de rajeunissement est une tentative pour masquer son usure de vieillard qui a tendance à s'oublier. Me revinrent alors ces phrases qu'Umberto Eco met dans la bouche de Guillaume de Baskerville dans son face-à-face final avec Jorge de Burgos, auquel il vient d'asséner un sec « tu es le diable », et que devraient méditer les égorgeurs mais aussi, plus globalement, les intégristes de tout poil, notamment ceux qui ont repeint, il y a presque deux hivers, les artères de nos villes en bleu et rose pendant que des maires faisaient tomber les églises que maints fréquentent, tous ces agitateurs à la petite semaine qui, sans en avoir toujours conscience et au même titre que les diarrhéiques de l'impudeur et du ricanement, font le jeu d'extrêmes qui n'ont qu'à tendre ensuite leurs filets pour s'assurer une belle récolte avant, peut-être, de vendre demain à leurs sectateurs une exemplarité bottée : « Le diable n'est pas le principe de la matière, le diable est l'arrogance de l'esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n'est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu'il sait où il va, et allant il va toujours d'où il est venu. » (Septième jour, Nuit)


Alors que tout ceci se pressait dans mon esprit, je tombai sur la bande-annonce d'un film annoncé pour le 8 octobre 2014, National Gallery. L'antidote fut souverain, tout comme les quelques jours passés récemment au festival de l'Académie d'Arques, dont j'espère vous parler bientôt. Ainsi, il existe des cinéastes assez fous pour aller s'immerger continûment durant deux mois au cœur d'un musée afin de tenter d'en saisir la vie dans toutes ses dimensions, côté public comme côté coulisses, et opposer ainsi le temps long à la frénésie tyrannique de l'instantanéité, pour mieux proposer ensuite au public le fruit de cette observation durant trois heures, quintessence des cent-soixante dix effectivement tournées. Plus ces deux minutes de présentation se déroulaient, plus je sentais que les choses reprenaient leur juste place, loin de l'écume médiatique. Je retiens l'attention d'un public de tous âges, issu des couches les plus diverses de la société, aux explications des guides, cette artiste qui déclare si justement que « tout ce qui vous intéresse se retrouve dans l'art », et, vers la fin, ces visages d'autrefois qui me semblent tellement plus familiers que ceux d'aujourd'hui. Les musées, dans lesquels on a tort de ne voir que des conservatoires de la poussière, sont des lieux de vie, bien plus que les journaux, bien plus que la télévision, bien plus que toute cette technologie qui créé du lien qui isole en donnant l'illusion qu'il réunit. Le dialogue qui s'y instaure entre le spectateur et les œuvres, loin de l'abêtir, le conduit, pour peu qu'il y consente, à sortir de son cadre : un endroit où il n'a pas besoin de faire l'intéressant, des salles où il n'y a rien à vendre et pourtant tout à prendre, des cimaises qui le mettent en face de ce qu'il est, de ses limites comme de ses émotions, en l'autorisant parfois à rencontrer l'autre à un niveau plus essentiel, une déambulation dont il sort toujours grandi, parfois transformé. Un monde parfait.

 

Accompagnement musical :

 

XTC, The ugly underneath (1992)
(paroles et musique : Andy Partridge)

 

XTC Nonsuch
Nonsuch. 1 CD Virgin CDV 2699. Ce disque peut être acheté sous forme physique en suivant ce lien et au format numérique sur Qobuz.com.


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