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[anthologie permanente] L’anthologie « Moderne Poesie in der Schweiz »

Par Florence Trocmé

L’anthologie « Moderne Poesie in der Schweiz » (Suisse 2013) 
 
« Moderne Poesie in der Schweiz » est une superbe anthologie représentative du modernisme dans la poésie en Suisse. À l’encontre des clichés de repli réactionnaire, Roger Perret ouvre son livre par l’internationalisme en kaléidoscope de Blaise Cendrars et la minutie musicale mélancolique de Robert Walser. Puis il déploie les paysages connus en France de Gustave Roud, Philippe Jaccottet, George Haldas, Vahé Godel, Pierre Chappuis. Une tendance s’esquisse : la poésie suisse la plus manifeste au XXe siècle serait la francophone, polissant la langue et bien reçue dans le pays voisin, tandis que la germanophone fracturant le langage est plus farouche ; la situation s’inverserait avec un renouveau en allemand vers la fin du siècle, accompagné par la revue Zwischen den Zeilen. Deux pistes se tracent : le multilinguisme et l’expérimentation. L’éditeur de cette anthologie étant de Zurich (Limmat Verlag), tous les textes ont une version allemande en plus de la langue originale. Sont donc représentées les quatre langues officielles du pays : allemand, français, italien, et le fragile romanche (famille du rhéto-roman), mais aussi les dialectes très vivants (de l’allemand ou de l’italien, et caractéristiquement pas du français à tendance monolingue) et quelques langues d’écriture supplémentaires d’exilés vivant en Suisse. Ensuite le livre explore l’anguleux, le postmoderne, le travail original sur la langue. L’art brut viscéral et disloqué des marginaux théorisé par Dubuffet ayant trouvé son premier musée à Lausanne (dirigé par Michel Thévoz) il est normal qu’on retrouve ici les étranges „écrits bruts“ d’Adolf Wölfli ou Louis Soutter. Les avant-gardes sont représentées par les dadaïstes du Cabaret Voltaire de Zurich (Hugo Ball), ainsi que par des artistes visuels qui écrivent avec une approche plastique ou incongrue de la langue comme Paul Klee, Meret Oppenheim, Dieter Roth, ou par les minimalistes de la poésie concrète co-inventée par Eugen Gomringer. La chair de cette anthologie permet aussi de découvrir les paysages de cette poésie suisse multiforme, peu connue en dehors de ses frontières, que malheureusement on ne peut ici qu’égrener en liste de noms mais qui est tout à fait intéressante : Anne Périer, Susanne Dupuis, José-Flore Tappy, Kurt Marti, Erika Burkart, Elisabeth Wandeler-Deck, Felix-Philipp Ingold. Ce vaste florilège aurait été impossible sans le pré-travail courageux d’éditeurs autochtones comme L’Arche, L’Age d’Homme, Empreintes, Héros-Limite, la Revue de Belles-Lettres, et Urs Engeler (dont l’activisme en faveur de la poésie se ressent au-delà de la Suisse jusqu‘en Allemagne et Autriche). Il faut reconnaître que Roger Perret a réalisé avec cette imposante anthologie la vision quasi-quantique de la poésie contemporaine d’un pays dans toutes ses luminosités – un journal suisse se demandant même si cette sorte d‘entreprise existe ailleurs sur la planète (syndrome suisse partagé entre conservatisme et futurisme?). Terminons par des (re-)découvertes heureuses impulsées par cette anthologie, et qu’on pourra approfondir dans leurs livres originaux : le slameur halluciné Christian Uetz (traduit de l’allemand chez L’Oreille du Loup), le lyrisme sombre de Fabio Pusterla (traduit de l’italien chez Cheyne), l’abstraction douloureuse de Charles Racine (réédité chez Grèges), et des écritures récentes comme les poèmes en prose nocturnes de Marie-Laure Zoss (chez Cheyne) et deux expérimentales subtiles qui ont réalisé un livre ensemble, Heike Fiedler et Isabelle Sbrissa (Editions Disdill). 
 
 
Composition du dossier et traductions : Jean-René Lassalle)  
 
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Anne Blonstein : 
 

Manos enlazadas 

 
«  l’entrelacement entraine ˂l‘œil à une chasse capricieuse ˃ » donne  
moi 
quelques mots
· des fleurs · pour une femme · parfums · à chanter · 
des oiseaux ·  
une vérité · poissons hommes coquillages · nous permettant · de s’imaginer 
chaque syllabe 
sans arrêter de construire une maison ˂ produisant une variété 
sans gaspillage ˃ bandanas brodés de cendres ˂ et  
une continuité sans uniformité ˃ le cœur est du côté de 
la vie 
 
aujourd’hui est · une finesse de notre amour 
tandis que j’étale un jardin de mots dans la perspective 
balaie le sentier avec des feuilles craintes par le soleil 
des mains boursouflées de rêve ·  
il y eut feux de camp · il y a des feux de camp 
mais cette nuit · la pluie · plus douce que le silence ·  
(connais-tu le chant des chants? 
et l’accordéon souffletant vert olive ?  
la vrille de serpent d’une jupe rouge ? 
la planète qui démesura son orbite ? 
moi aussi j’ai goûté le pain l’emmental 
et je sais les trous dans l’eau où plongent les endeuillés) 
 
couchant sur un lit de latin acquis au lieu 
d’anciens 
rituels assumés & la cendre 

vives ruptures 
fourrées de garance ·  
orchidée fourrée de thym / paysages intérieurs fourrés d‘orchidée 
mains enlacées dans lumière à haustoriums engagées 
en réactions aliphatiques 
 
 
 

Anne Blonstein (1958-2011) est une poète anglaise émigrée établie comme biochimiste à Bâle, elle publia en anglais six recueils influencés par sa formation scientifique et sa culture juive. Certains de ses poèmes ont été mis en musique par des compositrices suisses contemporaines („Shiva for Anne“, de Mela Meierhans). Original : anglais. 
  
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Otto Nebel : 
 
Fortifié contre fous 
 
Cinquante fous affluent 
vers une foule que folle 
fraient parmi les fous 
entrent dans un non-temps fou 
pénètrent grilles anti-fous 
fous engrillagent fous 
renfloueurs jamais n’engrillent fous dans grilles 
renfloueurs désengrillent 
renflouer n’est folie jamais 
renflouer affronte névés de feu 
   fous dérésonnent dans propres filets 
renflouer désengrille propres limites 
   fous se démolimitent 
renflouer irrupte à la rive des runes 
   fous disruptent en frasques 
renflouer franchit moment approprié 
   fous déchircharrient 
renflouer jamais produit frasque, jamais 
fous produisent propriations  
renflouer négativise nenni 
   fous négativisent 
renflouer excise dyspétrissage 
   fous dyscraquèlent 
renflouer se plaît à connecter gaieté 
   fous subissent voracité de feu 
   fous disputaillent 
   fous déchiquètent 
jamais filouterie le renflouement 
à temps se renforcent les bons renfloueurs par filets intraprofonds contre affronts de fous 
 
 
Otto Nebel (1892-1973), expressioniste berlinois antimilitariste, fuit les nazis en 1933 à Berne où sa poésie minimaliste dans la mouvance de August Stramm se métamorphose en un univers visionnaire généré par des structures linguistiques de son invention, comme les „fugues de runes“ où des lettres choisies bouillonnent en denses permutations oniriques. Voir le livre : Otto Nebel: Unfeig, Urs Engeler Editor  2006. Original : allemand. 
 
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Dieter Roth : 
 
 
Non, Personne parle. 
Personne parle ? 
Oui, personne (Personne) parle, c’est en train d’être lu. 
Non, rien n’est lu, c’est écrit par la lecture. 
Non, cela s’imprime par la lecture d’une écriture. 
Non, ce qui s’imprime serait lu. 
Oui, mais ce qui s’imprime serait lu, c’est quand même écrit. 
   Oui, ou non, que l’imprimé (que l’imprimé) soit lu, 
   ça s’est écrit si vous le lisez (tu le lis), 
   mais que que l’imprimé (qu‘) etc. etc. 
 
 
 
Dieter Roth (1930-1998) est un artiste plasticien suisse proche du mouvement Fluxus et internationalement reconnu pour ses installations et ses objets-livres. Il écrivit aussi une prose poétique décalée et des poèmes entre concret et conceptuel, par exemple ses sonnets rageurs tapés avec coquilles sur lambeaux de papiers transparents superposés dans la revue Zwischen den Zeilen n°4. Original : allemand. 
 
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Franz Dodel :  
 
 
06741  Jenny Holzer: „Protect me from what I want“ 
personne ne doit me protéger 
contre ce que je désire 
mi-veillant mi-rêvant entre 
06745  les incertitudes 
   grisé par le furieux zèle 
   des galets sur la plage 
   roulant avec les marées 
   dans l‘allant et venant 
06750  d‘une rive indifférente 
sans fondements 
avoués sauf un 
(qui me satisfait aussi) :  
„cela découle ainsi“ 
06755  de même s’écrit 
   la surface étendue 
   de ce texte débordant 
graduellement éludant limites 
avec toujours trois 
06760   dernières lignes hors d’atteinte 
 
 
Franz Dodel, né à Berne en 1949, est professeur d’histoire des religions. Depuis 2002 il écrit une tresse infinie de haïkus numérotée dont il a publié déjà plusieurs volumes, en particulier chez l’éditeur autrichien Korrespondenzen : Nicht bei Trost. Carmen infinitum, 2011, contient les vers 12001 à 18000. Original : allemand. 
  
 
Tous les textes traduits ici sont en allemand (ou anglais pour Anne Blonstein) dans : Moderne Poesie in der Schweiz, édité par Roger Perret, Limmat Verlag, Zurich 2013. 
 
 
[Jean-René Lassalle] 


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