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Une vieille actrice

Publié le 13 septembre 2014 par Dubruel

d'après JULIE ROMAIN de Maupassant

J’arrivai chez Mme Julie Romain,

Un bouquet de fleurs à la main.

J’avais tant entendu parler d’elle

Quand j’étais enfant

Que j’avais hâte vraiment

De connaître la rivale de Rachel.

Aucune actrice n’avait été

Plus applaudie et plus adulée !

Que de duels,

Que de suicides pour elle

Et que de ragots retentissants !

Quel âge avait-elle à présent,

Quatre-vingt-huit ans ?

Je me souvenais

Qu’elle avait été aimée

Par le meilleur romancier français.

Un jeune valet vint disposer

Les fleurs dans un vase de cristal

Et sa bonne nous fit passer à table.

Pendant le diner, Mme Romain m’a raconté :

-« Je suis une morte

Dont personne ne se souvient.

Je suis morte…

Jusqu’au jour où je mourrai bel et bien.

Alors tous les journaux parleront

Pendant trois jours, les quotidiens

Vont parler de moi

Et puis ce sera fini. Dans quelques mois

Il ne restera de Julie Romain

Qu’une carcasse desséchée.

On ne peut pas être et avoir été. »

-« Mais comme la vie

A dû être belle pour vous ! »

-« Oui. Belle et douce, jusqu’au bout. »

Elle me parla de ses amis,

De ses succès ininterrompus,

Je lui demandai, très admirateur :

-« Est-ce au théâtre que vous avez connu

Votre plus vif bonheur ? »

Elle répondit vivement :

-« Oh ! Non. C’est avec mon amant ! »

-« Pensez-vous que vous n’auriez

Jamais pu être aimée

Par un homme ordinaire

Qui vous aurez tout offert ? »

-« Changeons de sujet.

Comme vous vous moqueriez si vous saviez…

Comment je passe ici mes soirées…

Je me fais honte et pitié. »

Je la suppliais. Elle hésitait.

Puis elle me dit : « Eh bien, venez ! »

Elle se leva

Et au jeune domestique glissa

Quelques mots à l’oreille.

Ayant pris mon bras,

Elle m’emmena sous la véranda,

Me fit asseoir à côté d’elle.

Puis murmura :

-« Vous, les hommes d’aujourd’hui,

Vous ne savez plus nous parler.

Vous n’y songez même pas.

Le voilà le grand regret de ma vie. »

Me prenant la main, elle ajouta : -« Regardez ! »

Je demeurais stupéfait :

Là-bas, au bout de l’allée,

Deux jeunes gens s’en venaient,

Charmants, enlacés.

Lui, était vêtu d’un habit de satin blanc

Et coiffé d’un haut-de-forme huit reflets

Tant à la mode au siècle passé.

Elle, portait une robe longue moirée

De l’ancien temps.

Et une haute chevelure poudrée.

Ces travestis s’arrêtèrent. Et, debout

Au milieu de l’allée,

Ils se sont embrassés

À vingt pas de nous.

C’était un spectacle pathétique !

J’avais reconnu les deux domestiques.

J’ai salué Mme Romain et je suis parti

Car j’avais compris

Que ce spectacle réveillait

Tout son passé

D’actrice

Et de séductrice.


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